Lettre allemande - Emil Cioran
Emil Cioran, « Lettre allemande » (14 novembre 1933) [Paru dans la revue Calendarul le 14 novembre 1933], in Apologie de la barbarie, trad. Gina Puicã et Vincent Piednoir, éd. L’Herne, 2015 (ISBN 9782851974624), p. 67-71.
Je voudrais dire la joie qui est la mienne de me trouver dans un monde politisé mais dont l’esprit n’est ni écœurant ni plat. J’ai toujours situé le politique à la périphérie de la vie spirituelle car, considéré en soi, il n’est qu’une somme d’extériorités infécondes, se préoccupe seulement de cadres et de formes, ignore la compréhension vitale et le rythme intérieur, la complexité qualitative ou les élans organiques. Ce qui est assez plaisant dans l’esprit politique de l’Allemagne actuelle, c’est que les Allemands s’intègrent aux formes générales de l’esprit par de multiples connexions et relations. Car, en tentant de fonder un phénomène politique sur une disposition vitale entière, sur une somme de valeurs indépendantes de celles du politique, ils ont dépassé la platitude de ce dernier, conçu comme somme de valeurs autonomes. Cet effort m’enchante, qui consiste à mêler intentionnellement dans la sphère politique les valeurs religieuses, artistiques, philosophiques, etc., politisant ainsi le monde sans le rendre trivial.
Quand on songe à quel point, dans la majorité des pays démocratiques, la sphère de la vie politique est disjointe de celle des autres valeurs, à quel point le décalage et l’autonomie du politique par rapport aux autres formes l’ont isolé et acculé à une nullité irrémédiable, on ne peut pas ne pas admirer le phénomène allemand, qui a vitalisé de force le politique en recourant aux autres formes de l’esprit. C’est une chose admirable de voir comment, pour justifier son existence, un régime change le droit, modifie la religion, réoriente l’art, construit une autre perspective historique, élimine brutalement les trois quarts des valeurs consacrées, nie avec frénésie et palpite d’enthousiasme. M’objecterait-on que l’orientation politique d’aujourd’hui est inadmissible, qu’elle se fonde sur de fausses valeurs, que le racisme est une illusion scientifique et l’exclusivisme allemand une mégalomanie collective, que moi je répondrai : quelle importance, du moment que l’Allemagne se sent bien, fraîche et vivante en un tel régime ? Certains disent : mais qu’en est-il de la participation du citoyen au gouvernement, de la liberté effective de pensée, d’expression individuelle ? Moi, je réponds à tous les démocrates : dans le régime dictatorial actuel, le citoyen se trouve impliqué avec bien plus d’âme qu’il ne l’est dans ces fades démocraties qu’une représentation illusoire, qu’une atomisation scandaleuse ont changé en pauvres simulacres d’existence politique. Envisagée comme orientation idéale, dans la pureté de ses valeurs et exigences, la démocratie est certes le régime le plus admirable ; cependant, du point de vue pratique et historique, elle est désormais extérieure à l’homme, insuffisante. Celui qui ignore cette fatalité selon laquelle des formes de vie essentiellement insuffisantes deviennent, à force d’usure, étrangères à notre fonds psychologique, celui-là ne se résignera jamais à passer de la démocratie à la dictature. On doit demander à tous les démocrates du monde : pourquoi fallait-il qu’une dictature fût instaurée en Allemagne ? De même doit-on demander à tous les hommes : comment pouvez-vous concevoir un amor fati dans votre existence individuelle, et refuser d’en admettre un en politique ? Rien n’est plus douloureux que de voir à quel point les hommes sont insensibles aux nécessités historiques, à quel point leur manque de barbarie les rend étrangers au rythme irrationnel de la vie.
J’étais en route pour Prague lorsqu’un Tchèque social-démocrate, doux comme seuls les démocrates peuvent l’être encore (sans doute à cause de la conscience de l’irréparable), me déclara avec force conviction, que l’hitlérisme tomberait d’ici deux mois ; et de regretter le manque de courage, de brutalité des sociaux-démocrates allemands qui, dotés de ces qualités, seraient aujourd’hui assurément au pouvoir. Cet homme faisait sans le savoir l’éloge des hitlériens. Je pourrais également parler d’un ami roumain d’ici, de Berlin, au tempérament extraordinaire, à la passion aussi profonde que débordante, et qui m’a fait, 12 heures durant, l’éloge de la démocratie et de sa nécessité actuelle, sans parvenir à me convaincre. J’ai rencontré des hommes dont l’unique désir est le retour des Lumières, qui admirent le XVIIIe siècle et souhaitent une renaissance de son esprit. Qu’on me permette de confesser une autre joie : celle d’appartenir à une époque où l’irrationalisme a envahi tous les domaines ; celle de trouver ainsi la suprême vérification de certains présupposés d’ordre métaphysique.
Le temps est venu d’entendre l’irrationalisme philosophiquement mais aussi politiquement. Quiconque respecte les formes et attend la mort avec indifférence ne saurait être irrationaliste en politique. Acceptons la vie telle une fatalité ; luttons dans et avec cette fatalité contre tout ce qui est résistance, mort, irréparable. Et soyons sûrs que la vie n’est qu’un chemin vers la mort. Si tout irrationalisme est paradoxal, c’est qu’il exprime le paradoxe de la vie. Soyons orgueilleux jusqu’à mourir des contradictions de la vie.
Pour ce qui est du présent moment historique, je préfère, au rationalisme des politiques démocrates, l’irrationalisme barbare, explosif, fécond et dynamique qui, sur les formes mortes, le légalisme et le rigorisme juridique, marque un triomphe de la vitalité, de l’élan, des actes désespérés. L’irrationalisme politique part d’une exaspération du vital en lutte contre les cadres périmés. D’où son mélange de barbarie, d’enthousiasme, de désespoir et d’exaltation. Si l’on n’est pas organiquement sensible à ce mélange, à cette admirable confusion, à cette effervescence créatrice, on ne comprendra pas le phénomène allemand.
Les grands phénomènes politiques ne se développent pas linéairement mais selon une complexité rebelle ; or, le sens de celle-ci dépend uniquement d’une fatalité immanente, d’une substructure organique auxquelles seuls peuvent accéder les hommes pourvus d’une compréhension vitale. Nul pays au monde ne saurait incarner une politique de grand style sans avoir eu le courage d’exister, mais d’un courage sans limite, d’une exaltation infinie et d’une grande folie. Aussi, suis-je envahi par la mélancolie lorsque je songe qu’à l’embouchure du Danube un pays n’a pas le courage d’exister.
Berlin, novembre 1933