Le conservatisme culturel, idéologie du business - Thomas Molnar


Thomas Molnar, « Le conservatisme culturel, idéologie du business », Contrepoint, n° 29, printemps 1979, p. 123-124.


Ronald Reagan, Barry Goldwater et William F. Buckley Jr, gala organisé pour fêter les 20 ans de la revue National Review, 17 novembre 1975, New York


Il est plus utile, cependant, de jeter un regard du côté de ce phénomène à première vue marginal qui est le mouvement conservateur que l’on pourrait appeler la « façade culturelle » du capitalisme. Depuis une trentaine d’années le conservatisme, si peu ou point remarqué par la presse française, est pourtant la formule idéologique du business américain. [...]

Or, le mouvement conservateur, incapable, même s’il en avait envie, de se détacher du capitalisme, est bien une idéologie, quoique et curieusement méconnu dans cette fonction. La raison principale de ce malentendu est qu’il ne s’agit ni d’un programme ni d’un corpus doctrinal, donc d’aucune formulation consciente, mais bien d’un ensemble d’attitudes et de production écrite de type culturel où prédomine l’effort de relier les fondements du capitalisme aux grands courants de la culture occidentale, à leurs racines classiques et chrétiennes. Le conservatisme se présente ainsi comme un phénomène détaché du business, un phénomène culturel et intellectuel auquel participent professeurs, journalistes, érudits et éditeurs — et où le businessman lui-même occupe un rôle plutôt modeste. Le conservatisme devient en quelque sorte un article de luxe que ce dernier traite avec un mélange de respect et de confusion, et dans lequel il ne reconnaît pas nécessaire une chose utile. Un soupçon surnage toujours. Il y apporte pourtant sa contribution, financière et organisatrice, persuadé par les intellectuels conservateurs qu’il renforce le capitalisme et illustre son éclat : par le biais de la culture, du savoir, du bon goût. [...]

Nous voilà au cœur du malentendu : le conservatisme qui se présente comme un mouvement intellectuel et culturel, porteur de lettres de créance prestigieuse est, aux yeux de ceux qui y prêtent appui financier et moral, un instrument, d’ailleurs suspect, peut-être dangereux, pour la préservation du capitalisme. Par exemple, un journal édité en Californie — où non seulement les sectes, les réactionnaires aussi abondent — d’une organisation pour la défense « culturelle » du capitalisme, Ink, confond systématiquement « civilisation occidentale », « système capitaliste », « liberté » et « économie du marché ». L’analyse marxiste y découvrirait une confusion voulue, l’opium savamment dosé pour endormir le prolétariat. Bien entendu, il ne s’agit pas de cela mais de l’idéologie américaine/puritaine qui mélange Dieu ou ses succédanés comme « culture » ou « religion judéo-chrétienne » avec le business, et la morale avec la American way of life.

Tous les organes du conservatisme culturel ne sont pas de la même encre (qu’on veuille me pardonner : ink signifie, en effet, encre). Mais abondent quand même groupes, périodiques, mouvements de jeunesse et cénacles entièrement consacrés à la propagande (de l’espèce d’entreprise missionnaire) en faveur du free market economy. Comme l’immense majorité du public conservateur ne s’intéresse qu’à cela, c’est par ce biais qu’il faut le contourner, en quelque sorte, et le sensibiliser pour d’autres problèmes : combat anti-communiste, pédagogie permissive, désintégration de la famille. Les hommes d’affaires qui financent ces mouvements et programmes sont pour la plupart les produits purs de la mentalité d’affaires.