Thomas Molnar, La Contre-révolution (1969), trad. Olivier Postal Vinay, éd. Union générale d’éditions, coll. 10/18, 1972, pp. 92-95.


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Raymond Aron remarquait dans un de ses cours en Sorbonne qu’il est souvent étonné de trouver parmi les chefs de grandes entreprises, publiques et privées, une absence de convictions politiques auxquelles ils se tiendraient avec fermeté. « Comme les choses seraient plus faciles si ceux qui détiennent la puissance économique savaient clairement la politique qu’ils veulent ! En fait, la majorité d’entre-eux veulent que le gouvernement leur assure un climat tranquille dans lequel ils n’auraient qu’à faire marcher les affaires. » Naturellement, faire marcher les affaires dans le monde d’aujourd’hui (ou d’hier) réclame aussi une bonne publicité, non seulement pour les produits mais aussi pour la personnalité et les idées à la mode des dirigeants. L’historien Pierre Gaxotte relève du ministre de Louis XVI, Necker, que pour effacer dans l’esprit des gens le fait de son origine modeste et promouvoir ses idées, il offrait de généreux banquets aux philosophes et aux publicistes considérés comme « avancés ». La générosité de Necker lui valut la réputation d’un homme éclairé. Maintenant comme alors se mêle à cette préoccupation l’espoir d’une influence publique et de bonnes relations en haut lieu, que l’on peut plus facilement acquérir en se rendant populaire auprès de ceux qui créent l’image publique de leurs concitoyens. D’où le nombre d’hommes d’affaires connus qui le deviennent encore plus par les prix littéraires qu’ils dotent, les fondations culturelles qu’ils organisent, les revues intellectuelles à la mode qu’ils financent, les bonnes causes qu’ils parrainent. Le fait que de tels foyers culturels soient des foyers révolutionnaires ne les rend que plus attrayants pour les hommes d’affaires : le succès leur est assuré, car plus ce genre de revues, de journaux, de fondations, etc., prétendent défendre la cause des classes pauvres (soit-disant le centre d’intérêt de l’idéologie révolutionnaire), plus on les achète, plus on les lit, plus on les admire, et plus les hommes d’argent et d’influence de la haute société ou de la bourgeoisie d’affaires s’en font les promoteurs.

Un coup d’œil sur des journaux comme Le Monde, l’Express, et le Nouvel Observateur en France, Espresso en Italie, Der Spiegel en Allemagne, l’Observer et le Guardian en Angleterre, etc., suffit pour se convaincre de cette dualité : le ton révolutionnaire et le caractère partisan des textes coexistent tranquillement avec de la publicité pour des fourrures chères, des bijoux, des voitures, des objets d’art, des croisières de luxe. Manifestement, ce ne sont pas les classes laborieuses que les éditeurs et leurs financiers veulent atteindre, mais la clientèle riche. Celle-ci de son côté trouve une distraction à s’informer du contenu et du style de la révolution — non qu’ils y aient nécessairement réfléchi et qu’ils se soient ralliés aux objectifs révolutionnaires ; le plus probable est qu’ils veulent se tenir au courant des dernières nouveautés, des modes de toute espèce, des événements et des hommes qui font l’actualité.

Ces observations ne sont pas seulement valables en ce qui concerne les journaux, mais aussi les livres, les jurys internationaux, les festivals de cinéma, etc. Sartre, Simone de Beauvoir, Jean-Luc Godard, Mary McCarty, Norman Mailer, Alberto Moravia, Günther Grass, Kenneth Tyman, etc., forment une république des lettres internationales liée à la grande industrie par des firmes comme Olivetti, Fiat, Les fondations Ford et Rockfeller, et entretiennent la mode de la révolution par l’alliance de la finance et du monde littéraire.