Johann Gottlieb Fichte, « Huitième discours », in Discours à la nation allemande (13 décembre 1807), trad. Alain Renaut, éd. Imprimerie Nationale, coll. La Salamandre, 1992 (ISBN 9782110811806), p. 211-235.


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Les quatre derniers discours ont répondu à la question : qu’est-ce que l’Allemand, par opposition aux autres peuples d’ascendance germanique ? La démonstration qui doit ainsi être menée à bien pour l’ensemble de notre recherche sera complète si nous ajoutons encore l’examen de la question : qu’est-ce qu’un peuple ? Question qui équivaut à une troisième, laquelle, souvent posée et résolue de manières très diverses, reçoit sa réponse en même temps qu’elle : qu’est-ce que le patriotisme, ou, pour nous exprimer de façon plus exacte, qu’est-ce que l’amour de l’individu envers sa nation ?

Si nous avons jusqu’ici, dans le cours de notre analyse, suivi une démarche correcte, nécessairement devient-il clair en même temps que seul l’Allemand, c’est-à-dire l’homme de l’origine, et non point celui qui a péri à force d’observer des règles arbitraires, a véritablement un peuple, et est en mesure de coïncider avec lui : il est le seul qui soit capable d’éprouver pour sa nation un amour véritable et conforme à la raison.

Nous nous ouvrons la voie qui conduit à la solution du problème posé si nous faisons la remarque suivante, apparemment sans relation, à première vue, avec tout ce qui a été dit jusqu’ici.

a religion, comme nous l’avons déjà noté dans notre troisième discours, permet de dépasser absolument la totalité du temps et de la vie sensible présente, sans pour autant retrancher la moindre part de la justice, de la moralité et de la sainteté qui caractérisent la vie que cette croyance a pénétrée. Même en étant fermement convaincus que toute notre action ne laissera derrière elle, sur cette terre, pas la moindre trace et ne produira pas le moindre fruit, que le divin sera profané et se verra utilisé comme un instrument en vue du mai et d’une corruption morale plus profonde encore, nous pouvons pourtant continuer à agir uniquement pour entretenir la vie divine qui s’est exprimée en nous, et par égard à un ordre supérieur des choses situé dans un monde futur, où rien de ce qui s’est accompli en Dieu ne périt. Ainsi, par exemple, les apôtres et, en général, les premiers chrétiens s’étaient-ils, par leur croyance au ciel, élevés dès cette vie entièrement au-dessus de la terre, et les affaires qui s’y déroulent, l’État, la patrie terrestre et la nation avaient été à ce point abandonnés par eux qu’ils ne les jugeaient même plus dignes de leur attention. Il va de soi qu’une telle attitude est possible, que la foi peut même fort aisément la faire sienne, et nécessairement doit-on aller jusqu’à s’y adonner avec joie dès lors que Dieu a la volonté inflexible que nous ne disposions plus d’aucune patrie terrestre et que nous devenions ici-bas des exilés et des esclaves : pour autant, tels ne sont pas l’état naturel ni la règle du cours du monde, et au contraire s’agit-il là d’une rare exception ; aussi est-ce une utilisation fort perverse de la religion, que le christianisme, entre autres, a très souvent pratiquée, que de la conduire à prôner a priori, et sans égards pour les circonstances présentes, ce retrait hors des affaires de l’État et de la nation comme s’il s’agissait de la vraie disposition d’esprit exigée par la religion. Dans une telle situation, lorsqu’elle est réelle et véritable, et ne procède pas simplement d’un délire religieux, la vie temporelle perd toute autonomie, elle devient uniquement un vestibule de la vraie vie, une épreuve pesante que l’on ne supporte que par obéissance et abandon à la volonté de Dieu ; et dès lors il est vrai que, comme beaucoup l’ont avancé, c’est seulement par punition que des esprits immortels sont immergés dans des corps terrestres comme dans des prisons. En revanche, dans l’ordre naturel des choses, la vie terrestre doit elle-même être vraiment une vie dont on puisse se réjouir et jouir avec reconnaissance, tout en espérant une vie supérieure ; et bien qu’il soit vrai que la religion est aussi la consolation de l’esclave injustement opprimé, l’esprit de la religion consiste pourtant avant tout à se dresser contre l’esclavage et, pour autant que l’on puisse l’empêcher, à ne pas laisser la religion s’effondrer au rang d’une simple consolation pour les prisonniers. Sans doute revient-il au tyran de prêcher la résignation religieuse et rejeter vers le ciel ceux auxquels il ne veut accorder aucune place sur la terre ; pour notre part, il nous faut moins nous empresser de faire nôtre la conception de la religion qu’il suggère ainsi, et, si nous le pouvons, empêcher que l’on transforme la terre en enfer afin d’éveiller une aspiration d’autant plus vive vers le ciel.

Le penchant naturel de l’homme, auquel on ne doit renoncer qu’en cas de véritable nécessité, consiste à trouver le ciel dès cette terre et à introduire de l’éternité dans ses tâches terrestres quotidiennes ; à semer l’impérissable dans le temporel lui-même et à le faire s’y développer, non pas seulement d’une manière inintelligible et en ne se rapportant à l’éternel qu’à travers un abîme impénétrable au regard des mortels, mais sur un mode qui soit accessible à ce regard lui-même.

Partons de cet exemple qui est à la portée de tous quel homme de noble caractère ne veut pas et ne souhaite pas revivre sa propre existence dans ses enfants, et à nouveau dans les enfants de ses enfants, en la voyant améliorée, et continuer encore à vivre sur cette terre, longtemps après sa mort, ennobli et devenu plus parfait à la faveur de la vie de ceux-ci ? Qui ne souhaite soustraire à la mort et déposer, comme constituant ce qu’il lègue de meilleur à la postérité, dans les âmes de ses descendants, pour qu’à leur tour ceux-ci puissent un jour, après les avoir embellis et intensifiés, les transmettre à nouveau, l’esprit, l’intelligence et la moralité grâce auxquels, durant ses jours, il repoussa peut-être la perversion et la corruption, en consolidant l’honnêteté, en secouant la paresse, en dynamisant le découragement ? Quel noble caractère ne souhaite, par ses actes ou par sa pensée, répandre autour de lui le grain qui va germer pour permettre que se prolonge à l’infini l’amélioration de son espèce, introduire dans le temps quelque chose de nouveau et qui n’avait jamais existé auparavant, afin que cet élément puisse y demeurer et devenir une source intarissable de créations inédites ? Qui ne voudrait payer sa place sur cette terre, et le bref espace de temps qui lui est alloué, en offrant quelque chose qui, même ici-bas, durera éternellement, en sorte que, dans sa singularité, même si l’histoire ne conserve pas son nom (car l’appétit d’une gloire posthume est une méprisable vanité), il laisse néanmoins derrière lui, selon sa propre conscience et sa conviction, d’évidents témoignages qu’il a lui aussi existé ? Quel homme aux nobles sentiments ne voudrait pas cela ? ai-je demandé ; mais c’est uniquement en faisant des besoins de ceux qui pensent ainsi la règle à laquelle tous devraient se conformer, qu’il faut considérer et disposer le monde, et c’est pour eux seuls qu’il existe un monde. Ils sont le noyau du monde, et ceux qui pensent autrement ne sont qu’une partie du monde périssable, aussi longtemps que telle est leur pensée, ils n’existent que pour les premiers et il leur faut se conformer à leur modèle jusqu’à ce qu’ils soient devenus semblables à eux.

Qu’est-ce qui pourrait être de nature à garantir la réalisation de cette exigence et à favoriser cette croyance qu’a l’homme de noble caractère en l’éternité et en l’immortalité de son couvre ? Visiblement, ce ne peut être qu’un ordre des choses qu’il serait susceptible de reconnaître lui-même comme éternel et comme capable d’accueillir de l’éternel en soi. Assurément un toi ordre ne se laisse-t-il saisir dans aucun concept, mais il correspond pourtant à la nature spirituelle particulière, véritablement existante, qui entoure l’homme et dont il procède lui-même, avec toute sa pensée, toute son action et sa croyance en l’éternité de celle-ci, c’est-à-dire le peuple d’où il est issu et dans le cadre duquel il s’est développé et s’est élevé à ce qu’il est aujourd’hui. Car il est certes indubitable que son œuvre, à l’éternité de laquelle il a raison de prétendre, n’est nullement le simple produit de la loi qui régit la nature spirituelle de sa nation, et qu’elle ne s’y réduit pas purement et simplement, mais qu’elle constitue quelque chose de plus qui, en tant que tel, découle immédiatement de la vie originelle et divine ; de même est-il non moins vrai, cependant, que cette dimension supplémentaire, dès sa première manifestation sous une forme visible, s’est conformée à cette loi particulière de la nature spirituelle et n’a obtenu une expression sensible qu’en se soumettant à cette loi. Au demeurant est-ce en conformité avec la même loi de la nature qu’aussi longtemps que ce peuple existe, apparaissent aussi en lui et s’y constituent toutes les manifestations ultérieures du divin. Mais cette loi obtient elle-même une détermination plus complète dans la mesure où l’individu noble a lui aussi existé et agi de telle ou telle manière, et en ce sens l’activité de celui-ci en est devenue un élément permanent. En vertu de quoi tout ce qui suivra devra nécessairement se conformer et se rattacher à la même loi. Et ainsi un tel individu se trouve-t-il assuré que la culture qu’il a permis d’acquérir reste présente dans son peuple aussi longtemps que celui-ci continue lui-même d’exister, et qu’elle va constituer, de manière durable, le motif déterminant de toute évolution future de ce peuple.

Voici donc ce qu’est un peuple, dans l’acception supérieure du terme, telle qu’elle correspond au point de vue qui définit la conception d’un monde spirituel en général : général l’ensemble des hommes coexistant en société et se reproduisant, naturellement et spirituellement, sans cesse par eux-mêmes, un ensemble qui est soumis à une certaine loi particulière en vertu de laquelle le divin s’y développe. Le fait de partager une telle soumission à cette loi particulière constitue ce qui, dans le monde éternel, et donc aussi dans le temporel, réunit cette foule en un tout naturel et de part en part identique à soi. Cette loi elle-même peut sans doute, dans son contenu, être comprise dans sa globalité, comme nous l’avons fait pour les Allemands en tant que peuple originel ; elle peut même, si l’on examine les phénomènes qui caractérisent un tel peuple, être saisie encore plus précisément dans maintes de ses autres déterminations ; mais elle ne peut jamais être conçue de manière intégralement transparente par quiconque demeure lui-même soumis sans cesse, inconsciemment, à son influence, bien qu’en général l’on puisse apercevoir clairement qu’une telle loi existe. Cette loi est une dimension supplémentaire par rapport au processus de formation des images sensibles, et qui, dans le phénomène, fusionne immédiatement avec l’autre dimension qui, dans l’originel, dépasse l’image ; et en ce sens, dans le phénomène même, les deux éléments ne doivent donc pas être à nouveau séparés. Cette loi détermine absolument et achève ce que l’on a nommé le caractère national d’un peuple : elle est loi du développement du principe originel du divin. Il en résulte clairement que des hommes qui, comme c’est le cas dans cette manie de l’étranger que nous avons déjà décrite, ne croient aucunement à l’existence d’un principe originel, ni à son développement progressif, mais seulement à un cycle éternel de la vie la plus apparente, et qui, sous l’effet de leurs croyances deviennent semblables à ce qu’ils croient, ne forment nullement un peuple au sens supérieur du terme et, puisqu’en fait ils n’existent même pas à proprement parler, peuvent tout aussi peu posséder un caractère national.

La croyance de l’être noble dans la pérennité de son activité, même sur cette terre, se fonde par conséquent sur la manière dont il espère que le peuple au sein duquel il s’est développé continuera, en vertu de cette loi cachée, d’exister pour l’éternité, avec la même individualité — sans que vienne s’y mêler, pour la corrompre, le moindre élément étranger n’appartenant pas à l’ensemble de cette législation. Cette individualité est l’instance éternelle à laquelle il confie l’éternité de son moi et de son activité, l’ordre éternel des choses où il inscrit sa propre éternité ; cette pérennité, il lui faut la vouloir, car elle seule est pour lui l’unique moyen de délivrance, grâce auquel la brève durée de sa vie sur cette terre s’élargît en une vie capable de persister à l’infini. Sa croyance et son désir de donner naissance à quelque chose d’impérissable, la manière dont il conçoit sa propre vie comme une vie éternelle, est le lien qui, d’emblée, rattache à lui, le plus étroitement, sa nation, et, par l’intermédiaire de celle-ci, l’espèce humaine tout entière : tel est ce qui en introduit les besoins dans son cœur ainsi élargi, jusqu’à la fin des jours. C’est là que réside l’amour qu’il porte à son peuple, un amour fait avant tout de respect, de confiance, de la joie que ce peuple lui procure, de l’honneur qu’il ressent à en être originaire. Une instance divine s’est manifestée en lui et a trouvé l’élément originel digne à la fois de l’abriter et de lui procurer un accès immédiat au monde ; ce pourquoi le divin continuera même dans l’avenir de trouver là l’instrument de sa manifestation. Cet amour s’exprime ensuite à travers l’action, la capacité de produire des œuvres, le fait de se sacrifier pour le peuple. La vie, considérée simplement comme feue, comme poursuite de l’existence changeante n’a au demeurant jamais eu de valeur pour celui qui fait preuve de noblesse, lequel ne l’a désirée qu’en y voyant la source de ce qui dure ; mais cette durée, seule la lui promet la pérennité autonome de sa nation ; pour sauver celle-ci, il lui faut même accepter de mourir afin qu’elle vive et qu’il vive en elle l’unique existence qu’il ait jamais souhaitée.

Il en est ainsi. L’amour qui est un véritable amour et non pas simplement un désir passager ne s’attache jamais à ce qui est périssable, mais il ne s’éveille, ne s’enflamme et ne trouve son repos que dans l’éternel. L’homme ne peut s’aimer lui-même qu’à la condition de se concevoir comme quelque chose d’éternel ; sinon, il ne peut même ni s’estimer, ni s’approuver. Encore moins parvient-il à aimer quelque chose hors de lui, sauf à l’intégrer dans l’éternité de sa croyance et de son âme, et à l’y rattacher. Qui ne se perçoit pas d’abord comme éternel, n’éprouve aucun amour et ne peut pas non plus aimer une patrie qui n’existe pas pour lui. Celui qui considère éventuellement comme éternelle sa vie visible peut sans doute avoir un ciel et situer dans celui-ci sa patrie ; mais, sur cette terre, il n’a nulle patrie, car celle-ci n’est envisagée elle aussi que sous l’apparence de l’éternité, et plus précisément de l’éternité visible et rendue accessible aux sens : dans ces conditions, il ne peut donc lui non plus aimer sa patrie. Celui à qui nulle patrie ne se trouve attribuée, il faut le plaindre ; celui qui dispose d’une patrie et dans l’âme duquel le ciel et la terre, l’invisible et le visible s’interpénètrent et parviennent ainsi à créer un ciel réel et consistant, celui-là combat jusqu’à sa dernière goutte de sang pour transmettre intégralement à la postérité ce bien précieux.

Il en a été ainsi de tout temps, quand bien même cette conception n’a pas toujours été exprimée avec cette universalité et cette clarté. Qu’est-ce qui incitait les meilleurs des Romains, dont les modes de penser vivent et respirent encore parmi nous à travers leurs monuments, à consentir pour la patrie efforts et sacrifices, souffrances et peines ? Ils l’expriment eux-mêmes souvent et clairement. C’était leur croyance imperturbable en l’éternelle durée de leur Rome, et la ferme conviction qu’eux-mêmes, dans cette éternité, continueraient à vivre éternellement dans le cours du temps. Dans la mesure où cette croyance était fondée et où ils l’auraient eux-mêmes admise s’ils avaient été parfaitement au clair sur ce qu’ils étaient, elle ne les a pas trompés. Ce qui était véritablement éternel dans leur Rome éternelle vit encore aujourd’hui, tout comme eux, et continuera de vivre, dans ses conséquences, jusqu’à la fin des temps.

Le peuple et la patrie, si on les conçoit ainsi, comme supports et gages de l’éternité terrestre, comme ce qui, ici-bas, peut être éternel, dépassent largement l’État, au sens habituel du terme : ils vont au-delà de l’ordre social, tel qu’il est conçu dans la simple notion claire que nous en avons, et tel qu’il est établi et conservé conformément à cette notion. Cet État requiert un droit bien assuré, une paix intérieure, et il veut que chacun, grâce à son labeur, trouve de quoi entretenir et prolonger son existence terrestre aussi longtemps que Dieu veut lui en accorder la possibilité. Tout cela est simplement le moyen, la condition et la charpente de ce que souhaite proprement l’amour de la patrie, à savoir l’épanouissement de l’éternel et du divin dans le monde, toujours plus pur, plus parfait et plus achevé au fil d’un progrès infini. Ce pourquoi cet amour de la patrie doit régir l’État lui-même, comme une autorité suprême, ultime et indépendante, en le limitant tout d’abord dans le choix des moyens nécessaires pour atteindre son premier but : la paix intérieure. En vue de ce premier but, il faut certes limiter de bien des manières la liberté naturelle de l’individu, et si ces moyens ne devaient se rapporter à aucun autre but et ne témoigner de nulle autre intention, sans doute ferait-on bien de limiter cette liberté aussi étroitement que possible, de soumettre tous ses élans à une règle uniforme et de la maintenir sous une surveillance constante. À supposer même que cette rigueur ne soit pas nécessaire, du moins ne pourrait-elle nuire au seul but poursuivi. C’est uniquement la conception plus élevée que l’on se fait du genre humain et des peuples qui peut élargir cette étroite perspective. La liberté, même dans les élans de la vie extérieure, est le terrain où germe la culture supérieure ; une législation qui fait de cette dernière son objectif laissera à la liberté une sphère aussi large que possible, même au risque de voir en résulter un moindre degré de calme et de tranquillité uniformes et de rendre un peu plus lourdes et pénibles les tâches du gouvernement.

Pour prendre un exemple : c’est une expérience bien connue qu’on a souvent jetée à la face de certaines nations qu’elles avaient moins besoin de liberté que beaucoup d’autres. Ce propos peut même contenir une dimension de ménagement et d’atténuation quand, par là, on entend dire en fait que ces nations seraient incapables de supporter autant de liberté, et que seule une extrême rigueur peut les empêcher de se nuire. En revanche, si l’on prend ces paroles telles qu’elles ont été prononcées, elles sont vraies à condition qu’une telle nation soit absolument incapable de vivre la vie originelle et de ressentir le besoin d’une telle vie. Une semblable nation, si jamais elle devait être possible, où il ne se trouverait même pas quelques âmes plus nobles pour constituer une exception à la règle générale, n’aurait en effet aucunement besoin de la liberté, car celle-ci n’est destinée qu’aux buts supérieurs qui dépassent l’État lui-même ; elle ne requerrait que d’être domptée et dressée, pour que les individus coexistent en paix et que la collectivité soit préparée à devenir un moyen efficace pour des fins qui l’excèdent et qu’il appartient à la volonté de poser. Nous pouvons laisser non résolue la question de savoir si l’on peut dire cela, en toute vérité, d’une quelconque nation ; pour autant, il est clair qu’un peuple originel a besoin de la liberté, que celle-ci est le gage de sa persistance en tant que peuple primitif, et que, dans la suite de son existence, il supporte sans nul danger un degré toujours croissant d’une telle liberté. Et telle est la première considération en vertu de laquelle le patriotisme doit régir l’État lui-même.

Par suite, ce doit être le patriotisme qui régit l’État en lui assignant un but plus élevé que celui, si banal, du maintien de la paix intérieure, de la sauvegarde de la propriété, de la liberté personnelle, de la vie et du bien-être de tous. C’est uniquement pour cette fin supérieure, et à nul autre égard, que l’État réunit une force armée. Quand la question se pose d’employer cette force, quand il s’agit de mettre en jeu toutes les fins de l’État prises simplement comme englobant la propriété, la liberté personnelle, la vie et le bienêtre, voire la survie de l’État lui-même, sans que l’on puisse concevoir clairement si l’objectif poursuivi sera certainement atteint (dans les affaires de ce type, il n’est jamais possible de trancher souverainement et d’une manière qui en réponde devant Dieu seul) : c’est alors seulement que le vaisseau de l’État trouve gouverné par une vie véritablement originelle première, et c’est dans cette situation uniquement qu’apparaissent les véritables droits souverains que possède le gouvernement de risquer, en se faisant l’égal de Dieu, la vie inférieure de la nation pour sauver sa vie supérieure. Dans la sauvegarde de la constitution mise en place, des lois, du bien-être des citoyens, ne résident à vrai dire nulle vie véritablement authentique, ni la moindre décision originelle. Ce sont des circonstances, la situation, des législateurs morts peut-être depuis longtemps, qui ont créé ce cadre juridique ; les siècles qui leur ont succédé suivent fidèlement la voie ainsi ouverte et loin de vivre en fait une vie publique qui leur soit propre, ils ne font que répéter une existence ancienne. De telles époques n’ont pas besoin d’un véritable gouvernement. Mais quand ce processus continu est mis en péril et qu’il s’agit alors de prendre des décisions dans des cas nouveaux qui ne se sont jamais présentés, alors il faut une vie qui puise en elle-même ses ressources. Quel est l’esprit qui, dans de tels cas, a le droit de s’installer au gouvernail, qui peut prendre ses décisions avec certitude et sûreté, sans hésitations inquiètes, qui possède un droit incontesté à donner ses ordres à chacun, qu’il le veuille ou non, et à forcer le récalcitrant à tout risquer, y compris sa vie ? Ce n’est pas l’esprit qui anime le placide amour bourgeois pour la constitution et les lois, mais c’est la flamme dévorante du patriotisme supérieur, ne voyant dans la nation que l’enveloppe de l’éternel, pour quoi le caractère noble se sacrifie avec joie, alors que le vulgaire qui n’existe qu’en fonction du premier, se sacrifie par devoir. Ce n’est pas, je le répète, l’amour bourgeois de la constitution qui peut jouer ce rôle : il en est absolument incapable s’il garde toute sa lucidité. Quoi qu’il puisse arriver, puisque ce n’est jamais en vain que le pouvoir est exercé, il se trouvera toujours quelqu’un pour gouverner. Supposons que ce nouveau gouvernant veuille instaurer l’esclavage (et qu’est-ce que l’esclavage, sinon le mépris et l’oppression de ce qui fait la spécificité d’un peuple originel, toutes choses qui n’ont pas de sens pour l’esprit bourgeois ?), supposons donc qu’il veuille établir l’esclavage : puisque l’on peut tirer profit de la vie des esclaves, de leur nombre et même de leur bien-être, le fait d’être son esclave, si du moins ce gouvernant sait quelque peu calculer, apparaîtra supportable. Après tout, ils trouveront toujours ainsi de quoi vivre et entretenir leur existence. Pourquoi donc, dans ces conditions, devraient-ils lutter ? Après la vie et son entretien, c’est le calme qui leur importe le plus. Celui-ci ne saurait être que perturbé par la poursuite de la lutte. Aussi s’appliqueront-ils de toutes leurs forces à mettre simplement, le plus vite possible, un terme au combat, ils céderont, ils s’inclineront, et pourquoi devraient-ils ne pas le faire ? Pour eux, rien de plus n’a jamais été en jeu, et ils n’ont jamais rien espéré d’autre de la vie que la possibilité de continuer à exister dans les conditions supportables auxquelles ils sont accoutumés. La promesse d’une vie qui se prolongerait, même ici-bas, au-delà de la durée de la vie terrestre, cela seul peut susciter en eux un enthousiasme qui les conduise jusqu’à la mort pour la patrie.

Ainsi en a-t-il été jusqu’à présent. Partout où il y eut un gouvernement véritable, où ont été menés des combats sévères, où la victoire a été conquise face à une résistance puissante, ce fut cette promesse d’une vie éternelle qui gouverna, combattit et l’emporta. C’est avec la foi dans cette que luttèrent les protestants allemands déjà évoqués dans ces discours. Ne savaient-ils pas que des peuples peuvent être gouvernés et maintenus unis dans un ordre légal, même en conservant leur ancienne croyance, et qu’à travers cette croyance, l’on peut aussi trouver le moyen d’entretenir convenablement son existence ? Pourquoi dès lors leurs princes s sont-ils décidés à mener une résistance armée, et pourquoi les peuples ont-ils soutenu cette résistance avec enthousiasme ? C’est pour le ciel et la félicité éternelle qu’ils ont accepté de verser leur sang. Mais quelle puissance terrestre aurait donc pu pénétrer dans le sanctuaire intime de leur âme et en aurait su extirper la foi qui s’y était épanouie et sur laquelle se fondait tout leur espoir de salut ? En ce sens, ce n’était pas pour leur propre salut qu’ils combattaient : ils en étaient déjà assurés ; ils luttaient pour le salut de leurs enfants, de leurs petits-enfants et de toute leur descendance encore à naître. Il fallait bien qu’eux aussi fussent élevés dans cette même doctrine qui leur était apparue comme la seule salutaire, et qu’eux aussi eussent part au salut qui, pour eux, venait de poindre. C’était uniquement cet espoir que l’ennemi menaçait ce fut pour lui, pour un ordre des choses qui devait fleurir sur leurs tombes longtemps après leur mort, qu’ils versèrent aussi joyeusement leur sang. Accordons qu’ils ne virent pas eux-mêmes tout à fait clairement quelles méprises ils commirent en exprimant ce qu’il y avait de plus noble en eux, et que leurs paroles firent tort à leur esprit. Reconnaissons volontiers que leur profession de foi n’était pas le seul et unique moyen d’accéder au ciel par-delà le tombeau : il n’en reste pas moins éternellement vrai que, grâce à leur sacrifice, une plus grande part de ciel est devenue accessible, pour la vie de tous les descendants, de ce côté-ci du tombeau, que l’esprit s’arracha plus résolument et plus joyeusement à la terre, qu’il connut un mouvement plus libre, et que la postérité de leurs adversaires, aussi bien que nous-mêmes, leur propre postérité, nous jouissons aujourd’hui encore des fruits de leurs efforts.

C’est animés de cette foi que nos ancêtres communs les plus éloignés, le peuple-souche de la culture moderne, les Allemands, ceux que les Romains avaient nommés les Germains, s’opposèrent à la menace d’une hégémonie mondiale de Rome. Ne voyaientils donc pas la prospérité plus grande des provinces romaines, les jouissances plus fines qui y étaient accessibles, et en même temps, à profusion, les lois, les tribunaux, les faisceaux et les haches des licteurs ? Les Romains n’étaient-ils pas tout prêts à leur faire partager l’ensemble de ces bienfaits ? À travers plusieurs de leurs propres princes qui se laissèrent convaincre que la guerre contre ces bienfaiteurs de l’humanité serait une rébellion, n’eurent-ils pas la preuve de la si fameuse clémence romaine quand ils virent les plus conciliants parés de titres de rois, de postes de commandants dans les armées romaines, et quand les Romains leur procurèrent, lorsqu’ils étaient chassés par leurs compatriotes, refuge et subsistance dans leurs colonies ? N’avaient-ils aucune conscience des avantages de la culture romaine, c’est-à-dire de l’organisation supérieure d’une armée où même un Arminius ne se refusa pas à apprendre le métier des armes ? Rien de tout ce qu’ils ont ainsi ignoré ou négligé ne doit leur être reproché. Leurs descendants se sont même approprié la culture romaine dès qu’ils ont pu le faire sans dommage pour leur liberté, et dans la mesure où cela leur était possible sans perdre leur originalité. Pourquoi ont-ils donc, pendant plusieurs générations, mené des combats sanglants qui se renouvelaient sans cesse avec la même intensité ? Un écrivain romain fait s’exprimer ainsi leurs chefs : « Avons-nous donc un autre choix que d’affirmer notre liberté, ou de mourir avant de devenir esclaves ? » Pour eux, la liberté consistait à rester allemands, à continuer à mener leurs affaires en toute indépendance et sans entraves, conformément à leur esprit particulier, à progresser aussi dans leur culture d’après ce même esprit et à transmettre cette indépendance à leurs descendants : l’esclavage, c’était pour eux tous ces bienfaits que les Romains leur proposaient, parce qu’en les acceptant il leur aurait fallu ne plus être allemands et devenir à moitié romains. À l’évidence, imaginaient-ils, chacun, plutôt que de connaître ce sort, préfère mourir, et un véritable Allemand ne peut souhaiter vivre que pour être et demeurer allemand, et former les siens à être tels.

Ils ne sont pas tous morts, ils n’ont pas connu l’esclavage, ils ont légué la liberté à leurs enfants. C’est à leur résistance acharnée que le monde moderne tout entier doit d’être ce qu’il est. Si les romains avaient réussi à les soumettre eux aussi et, comme ils l’ont fait partout, à les détruire comme nation, toute l’évolution ultérieure de l’humanité aurait pris une autre direction, dont on ne peut guère croire qu’elle eût été plus réjouissante. Nous qui sommes les plus proches héritiers de leur sol, de leur langue, de leur manière de penser, nous leur devons d’être encore allemands et d’être encore portés par le flot de la vie originelle et indépendante ; nous leur devons tout ce que, depuis lors, il nous a été donné d’être en tant que nation, et c’est à eux, si jamais notre dernier jour n’est pas arrivé et si la dernière goutte du sang qu’ils nous ont transmis ne s’est encore tarie dans nos veines, c’est à eux que nous devrons tout ce que, désormais, nous pourrons encore être. C’est à eux que les autres peuples, qui, en eux, étaient nos frères et qui, maintenant, nous sont devenus étrangers, doivent leur existence ; lorsqu’ils vainquirent la Rome éternelle, aucun de tous ces peuples n’existait encore, c’est alors qu’ils, conquirent en même temps la possibilité de leur naissance future.

Ces peuples, et tous les autres qui, dans l’histoire universelle, partagèrent leur état d’esprit, ont vaincu parce que le principe éternel animait leur combat, et c’est ainsi que toujours l’enthousiasme l’emporte nécessairement sur celui qui en est dépourvu. Ce n’est pas la force des bras ni la qualité des armes qui remporte la victoire : c’est la force de l’âme. Quiconque fixe un terme bien délimité à ses sacrifices et n’ose pas s’aventurer au-delà, renonce à toute résistance dès que le danger le conduit jusqu’à ce point auquel il ne veut pas renoncer, mais dont il ne veut pas non plus se passer. Celui qui ne s’est fixé absolument aucune limite, mais se dispose à tout mettre en jeu, y compris ce qu’il peut perdre de plus précieux sur cette terre, à savoir la vie, ne cesse jamais de résister, et inévitablement il triomphe, dès lors que l’adversaire s’est fixé un but plus étroit. Un peuple qui est capable, ne serait-ce qu’à travers ses représentants et ses chefs les plus éminents, de regarder en face cette vision issue du monde des esprits, à savoir l’autonomie, et d’être pris d’amour pour elle, comme ce fut le cas de nos ancêtres, triomphe à coup sûr d’un peuple qui, comme les armées romaines, sert seulement d’instrument à une ambition étrangère et à une entreprise pour soumettre des peuples indépendants ; car les uns ont tout à perdre, les autres bien peu à gagner. Quant à la manière d’envisager la guerre comme un jeu de hasard, visant des pertes ou des gains matériels, un jeu dans lequel, avant même de commencer, on fixe jusqu’à quelle somme on veut miser sur les cartes, c’est une pure plaisanterie. Imaginez par exemple un Mahomet ― non pas le véritable Mahomet de l’histoire, sur lequel j’avoue ne pas avoir de jugement, mais sur celui d’un célèbre poète français [Voltaire] ― qui se serait mis dans la tête qu’il est une des natures exceptionnelles appelées à diriger l’obscure et commune population de la terre ; imaginez ensuite qu’en conséquence de cette première supposition, tout ce qui lui vient à l’esprit, si indigent et si limité qu’il puisse être en fait, lui apparaisse nécessairement, dans la mesure où il s’agit de ses opinions, comme des idées grandioses, sublimes, captivantes, et que tout ce qui s’y oppose lui semble participer du peuple obscur et commun, ennemi de son propre bonheur, mal intentionné et haïssable ; imaginez enfin que, pour justifier à ses propres yeux cette prétention en la faisant passer pour une vocation divine et en consacrant toute sa vie à cette pensée, il lui faille tout faire, sans repos, afin de détruire tout ce qui ne veut pas concevoir une aussi haute idée de lui, et cela jusqu’à tous ses contemporains lui renvoient cette même croyance qu’il s’est forgée de sa vocation divine : je n’ose pas dire ce qui lui arriverait si d’aventure, réellement, une vision spirituelle, vraie et claire par elle-même, venait s’opposer à lui ; du moins est-il sûr qu’il l’emporterait sur ceux qui pratiquent les jeux de hasard en calculant chichement leurs mises, car il risquerait tout contre ceux qui ne risquent qu’une part de leurs biens ; eux, nul esprit ne les pousse, alors que lui, c’est un esprit fanatique qui l’anime, celui de sa violente et puissante présomption.

De tout cela il ressort que l’État, comme simple gouvernement de la vie humaine considérée dans le cours paisible qui est habituellement le sien, ne constitue nullement quelque chose de principiel, existant pour lui-même, mais qu’il est seulement le moyen qui favorise la réalisation d’un but supérieur : le développement progressif, continu et éternel de ce qui, dans cette nation, correspond à la dimension proprement humaine ; il en ressort aussi que seuls la vision et l’amour de ce progrès éternel doivent sans cesse, même dans les périodes de paix, guider le contrôle suprême de l’administration politique, et qu’eux seuls, quand l’indépendance du peuple est en danger, peuvent la sauver. Chez les Allemands, en qui, parce qu’ils sont un peuple originel, ce patriotisme était possible et, nous croyons le savoir avec certitude, chez qui il a aussi réellement existé jusqu’à aujourd’hui, l’amour de la patrie pouvait compter, en toute confiance, sur la sauvegarde de ses intérêts les plus importants. Comme cela n’avait été le cas que chez les Grecs de l’Antiquité, l’État et la nation étaient même, chez eux, séparés l’un de l’autre, et chacun des deux pôles avait ses propres représentants, le premier à travers les différents royaumes et principautés de l’Allemagne, la seconde, de façon visible à travers la confédération impériale, et de façon invisible à travers une foule de coutumes et d’institutions accessibles aux yeux de tous par leurs conséquences, s’imposant par référence à un droit qui reste non écrit, mais vit dans tous les cœurs. Aussi loin que s’étendait la langue allemande, chacun de ceux qui naissaient dans cette aire pouvait se considérer doublement comme citoyen, d’une part de son pays natal, à la solitude duquel il se trouvait confié en premier lieu, d’autre part de toute la patrie commune à la nation allemande. Chacun avait le droit, sur toute l’étendue de cette patrie, de chercher à se procurer la culture la plus appropriée à son type d’esprit, ou encore la sphère d’activité la mieux adaptée à celui-ci, et le talent ne poussait pas comme un arbre, à un endroit qui lui était imposé, mais il lui était permis de choisir le lieu de son enracinement. Quiconque, par l’orientation de sa culture, s’était éloigné de son entourage le plus proche, trouvait facilement ailleurs un accueil favorable, substituait de nouveaux amis à ceux qu’il avait perdus, avait le temps et la tranquillité requis pour s’expliquer plus en détail, pour gagner peut-être et réconcilier avec lui ceux-là mêmes qu’il avait irrités ; ainsi contribuait-il à l’unité du tout. Aucun prince de naissance allemande n’a jamais pris sur lui de n’imposer pour patrie à ses sujets que le territoire délimité par les montagnes ou les fleuves soumis à son pouvoir, et de les considérer comme attachés à la glèbe. Une vérité qui ne pouvait être proclamée dans un endroit pouvait l’être dans un autre, où peut-être l’on interdisait au contraire les vérités que l’on admettait dans le premier ; et ainsi, bien que les États particuliers fissent preuve, si souvent, d’étroitesse d’esprit et de partialité, régnait pourtant en Allemagne, si l’on considérait celle-ci comme un tout, la plus extrême liberté de recherche et d’échange qu’un peuple ait jamais connue, la culture supérieure fut et resta partout le résultat de l’influence réciproque des citoyens de tous les États allemands, et cette culture, sous cette forme, descendit même peu à peu jusqu’à la masse du peuple qui ne cessa ainsi de poursuivre d’elle-même, dans l’ensemble ; sa propre éducation. La garantie essentielle qui était par là apportée à la pérennité d’une nation allemande ne rencontra, je l’ai dit, aucun obstacle de la part de ceux qui gouvernaient en faisant preuve d’un esprit véritablement allemand ; et quand bien même, à propos d’autres décisions fondamentales, l’on n’a pas toujours fait ce qu’eût souhaité le patriotisme supérieur des Allemands, du moins n’a-t-on pas agi directement à l’encontre des intérêts de celui-ci, et l’on n’a pas cherché à miner, à extirper cet amour de la patrie, ni à lui en substituer un autre qui lui fût opposé.

Mais si la direction originelle de cette culture supérieure et de la puissance nationale qui seule pouvait la servir et assurer sa pérennité, si l’utilisation de la richesse allemande et du sang allemand devaient être soustraites au contrôle de l’esprit allemand et passer sous celui d’un autre peuple, quelles conséquences s’ensuivraient nécessairement ?

C’est ici le moment où la capacité, que nous évoquions dans notre premier discours, à refuser de se laisser abuser sur ses intérêts, et le courage de vouloir voir la vérité et de se l’avouer sont particulièrement nécessaires ; au reste est-il encore permis, pour autant que je le sache, de discuter en allemand de la patrie, ou du moins de soupirer ensemble ; et, à mon sens, nous aurions tort de nous imposer, de nous-mêmes, un tel interdit et de vouloir infliger les chaînes de la pusillanimité qui caractérise certains à ceux qui font preuve de courage et qui, sans doute, ont déjà eu l’occasion de réfléchir sur leur audace.

Imaginez-vous donc que la nouvelle puissance que j’ai évoquée soit aussi favorable et aussi bienveillante que vous pouvez le souhaiter, concevez-la aussi bonne que Dieu : pourrez-vous aussi lui attribuer une intelligence divine ? À supposer qu’elle veuille avec le plus grand sérieux le bonheur et le bien-être suprêmes de tous, le bien-être suprême qu’elle est capable de concevoir va-t-il être aussi celui que souhaitent les Allemands ? J’espère ainsi avoir été parfaitement bien compris de vous sur le point capital que je vous ai exposé aujourd’hui ; j’espère qu’un certain nombre, parmi vous, ont compris et senti que je me borne là à exprimer clairement et à formuler ce qu’ils ont toujours pensé au fond de leur âme ; j’espère qu’il en sera de même avec tous les autres Allemands qui me liront un jour ; bien d’autres, en Allemagne, ont avant moi dit à peu près la même chose ; et la manière dont nous avons toujours, fait preuve de réticence à l’égard d’une organisation politique que l’on puisse calculer de manière purement mécanique reposait, obscurément, sur cette conception. Et maintenant j’invite tous ceux qui sont familiers de la récente littérature produite à l’étranger à m’indiquer quel sage, quel poète, quel législateur récents y ont jamais laissé apparaître un pressentiment voisin de ce que l’on vient d’exposer et conduisant à considérer toute l’espèce humaine comme éternellement, en, progrès et à envisager tous les efforts qu’elle déploie dans le temps comme ne se rapportant qu’à ce progrès : peut-on me dire si quelqu’un, même à l’époque où les étrangers témoignaient de la plus grande hardiesse en matière de création politique, a jamais exigé de l’État davantage que le simple recul de l’inégalité, la paix intérieure et, quand les revendications atteignaient leur sommet, le bonheur domestique ? Si, comme on est porté à le croire en vertu de tous ces indices, tel est tout ce qu’ils exigent, ils ne nous imputeront pas, à nous non plus, d’autres besoins plus élevés, ni d’autres exigences plus poussées, et quand bien même on pourrait supposer qu’ils restent toujours dans ces dispositions bienveillantes à notre égard et sont exempts de tout égoïsme comme de toute envie d’être plus que nous, ils croiront nous avoir témoigné assez de sollicitude dès lors que nous trouvons simplement ce qu’eux considèrent comme désirable ; mais ce qui constitue, pour le plus noble d’entre nous, l’unique raison de vivre, est dès lors extirpé de la vie publique, et le peuple, qui s’est toujours montré réceptif aux impulsions données par les meilleurs et que l’on pouvait même espérer élever, dans sa majorité, à une telle noblesse, se trouve, dès qu’il est traité comme les étrangers veulent l’être, abaissé audessous de son rang, humilié, dévalorisé dans la hiérarchie des êtres, confondu qu’il est désormais avec ce qui est d’espèce inférieure.

Celui chez qui pourtant restent vivantes et puissantes ces exigences plus hautes adressées à la vie, ainsi que le sentiment qu’elles ont une légitimité émanant de Dieu, c’est avec une profonde indignation qu’il se sent ramené à ces premiers temps du christianisme, quand on disait « Vous ne devez pas résister au mal, mais bien au contraire, si l’on vous gifle sur la joue droite, tendez même l’autre joue, et si quelqu’un veut prendre votre habit, allez jusqu’à lui abandonner votre manteau. » La dernière recommandation était juste : en effet, tant que le voleur voit sur vous encore un manteau, il vous cherche querelle pour vous priver aussi de celui-ci, et c’est seulement quand vous êtes entièrement dépouillé que vous ne l’intéressez plus et qu’il vous laisse tranquille. Précisément, chez celui dont le caractère est noble, l’esprit supérieur qui l’honore lui fait considérer la terre comme un enfer et comme un objet d’horreur ; il souhaite ne pas être né, il souhaite que ses yeux se ferment le plus tôt possible à la lumière du jour, une tristesse inconsolable s’empare de sa vie, et ce jusqu’à la tombe ; pour qui lui est cher, il ne peut préférer un autre don à celui d’un esprit indifférent et résigné, pour qu’il vive avec moins de souffrance en attendant de rencontrer, au-delà de la tombe, la vie éternelle.

Interdire, par l’unique moyen dont nous disposons encore après avoir vainement utilisé tous les autres, l’anéantissement de tout élan quelque peu noble susceptible à l’avenir de surgir parmi nous ; empêcher cet abaissement de toute notre nation : tel est ce que vous proposent ces discours. Ils vous invitent à fonder dans les esprits par l’éducation, de manière vraiment profonde et indissoluble, le patriotisme véritable et tout-puissant en lui donnant pour soubassement la conception de notre peuple comme un peuple éternel et comme constituant le gage de notre éternité personnelle. Quelle éducation permet de réaliser cet objectif, et de quelle manière, c’est ce que nous verrons dans les discours suivants.


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