Alexandre Pouchkine - Lettre à Piotr Tchaadaïev
Alexandre Pouchkine, Lettre à Piotr Tchaadaïev, Saint-Pétersbourg, 19 octobre 1836.
Je vous remercie de la brochure que vous m’avez envoyée. J’ai été charmé de la relire, quoique très étonné de la voir traduite et imprimée. Je suis content de la traduction : elle a conservé de l’énergie et du laisser-aller de l’original. Quant aux idées, vous savez que je suis loin d’être tout à fait de votre avis. Il n’y a pas de doute que le schisme nous a séparés du reste de l’Europe et que nous n’avons pas participé, à aucun des grands évènements qui l’ont remuée ; mais nous avons eu notre mission à nous. C’est la Russie, c’est son immense étendue qui a absorbé la conquête Mongole. Les Tartares n’ont pas osé franchir nos frontières occidentales et nous laisser à dos. Ils se sont retirés vers leurs déserts, et la civilisation chrétienne a été sauvée. Pour cette fin, nous avons dû avoir une existence tout à fait à part, qui, en nous laissant chrétiens, nous laissait cependant tout à fait étrangers au monde chrétien, en sorte que notre martyre ne donnait aucune distraction à l’énergique développement de l’Europe catholique. Vous dites que la source où nous sommes allés puiser le christianisme était impure, que Byzance était méprisable et méprisée, etc. Hé, mon ami ! Jésus Christ lui-même n’était-il pas né juif et Jérusalem n’était-elle pas la fable des nations ? L’Évangile en est-il moins admirable ? Nous avons pris des Grecs l’Évangile et les traditions, et non l’esprit de puérilité et de controverse. Les mœurs de Byzance n’ont jamais été celles de Kiev. Le clergé Russe, jusqu’à Théophane, a été respectable, il ne s’est jamais souillé des infamies du papisme et certes n’aurait jamais provoqué la réformation, au moment où l’humanité avait le plus besoin d’unité. Je conviens que notre clergé actuel est en retard. En voulez-vous savoir la raison ? C’est qu’il est barbu ; voilà tout. Il n’est pas de bonne compagnie. Quant à notre nullité historique, décidément je ne puis être de votre avis. Les guerres d’Oleg et de Sviatoslav, et même les guerres d’apanage n’est-ce pas cette vie d’effervescence aventureuse et d’activité âpre et sans but qui caractérise la jeunesse de tous les peuples ? L’invasion des Tartares est un triste et grand tableau. Le réveil de la Russie, le développement de sa puissance, sa marche vers l’unité (unité Russe bien entendu), les deux Ivan, le drame sublime commencé à Ouglitch et terminé au monastère d’Ipatiev. Quoi ? Tout cela ne serait pas de l’histoire, mais un rêve pâle et à demi-oublié ? Et Pierre le Grand qui à lui seul est une histoire universelle ! Et Catherine II qui a placé la Russie sur le seuil de l’Europe ? Et Alexandre qui nous a mené à Paris ? Et (la main sur le cœur) ne trouvez-vous pas quelque chose d’imposant dans la situation actuelle de la Russie, quelque chose qui frappera le futur historien ? Croyez-vous qu’il nous mettra hors l’Europe ? Quoique personnellement attaché de cœur à l’empereur, je suis loin d’admirer tout ce que je vois autour de moi ; comme homme de lettres, je suis aigri ; comme homme à préjugés, je suis froissé — mais je vous jure sur mon honneur, que pour rien au monde je n’aurais voulu changer de patrie, ni avoir d’autre histoire que celle de nos ancêtres, telle que Dieu nous l’a donnée.
Voici une bien longue lettre. Après vous avoir contredit il faut bien que je vous dise que beaucoup de choses dans votre épître sont profondément vraies. Il faut bien avouer que notre existence sociale est une triste chose. Que cette absence d’opinion publique, cette indifférence pour tout ce qui est devoir, justice et vérité, ce mépris cynique pour la pensée et la dignité de l’homme, sont une chose vraiment désolante. Vous avez bien fait de le dire tout haut. Mais je crains que vos opinions historiques ne vous fassent du tort... Enfin je suis fâché de ne pas m’être trouvé près de vous lorsque vous avez livré votre manuscrit aux journalistes. Je ne vais nulle part, et ne puis vous dire si l’article fait effet. J’espère qu’on ne le fera pas mousser. Avez-vous lu le troisième numéro du Sovremennik ? Les articles Voltaire et John Tanner sont de moi. Kozlovski serait ma providence s’il voulait une bonne fois devenir homme de lettre. Adieu, mon ami. Si vous voyez Orlov et Raïevski dites-leur bien des choses. Que disent-ils de votre lettre, eux qui sont si médiocrement chrétiens ?