Écartèlement - Emil Cioran
Emil Cioran, « Écartèlement » (1979), dans Œuvres, éd. Gallimard, coll. « Quarto », 1995 (ISBN 9782070741663), p. 1411-1413.
Les institutions, les sociétés, les civilisations diffèrent en durée et en signification, tout en étant soumises à une loi qui veut que l’impulsion indomptable, facteur de leur ascension, se relâche et s’assagisse au bout d’un certain temps, la décadence correspondant à un fléchissement de ce générateur de force qu’est le délire. Auprès des périodes d’expansion, de démence en fait, celles de déclins semblent sensées, et elles le sont, elles le sont même trop —, ce qui les rend presque aussi funestes que les autres.
Un peuple qui s’est accompli, qui a dépensé ses talents, et à exploité jusqu’au bout les ressources de son génie, expie cette réussite en ne donnant plus rien après. Il a fait son devoir, il aspire à végéter, mais pour son malheur il n’en aura pas la latitude. Quand les Romains — ou ce qui en restait — voulurent se reposer, les Barbares s’ébranlèrent en masse. On lit dans tel manuel sur les invasions que les Germains qui servaient dans l’armée et dans l’administration de l’empire prenaient jusqu’au milieu du Ve siècle des noms latins. À partir de ce moment, le nom germanique devint de rigueur. Les seigneurs exténués, en recul dans tous les secteurs, n’étaient plus redoutés ni respectés. À quoi bon s’appeler comme eux ? « Un fatal assouplissement régnait partout », observait Salvien, le plus acerbe censeur de la déliquescence antique à son dernier stade.
Dans le métro, un soir, je regardais attentivement autour de moi, nous étions tous venus d’ailleurs... Parmi nous pourtant, deux ou trois figures d’ici, silhouettes embarrassées qui avaient l’air de demander pardon d’être là. Le même spectacle à Londres.
Les migrations, aujourd’hui, ne se font plus par déplacements compacts mais par infiltrations successives : on s’insinue petit à petit parmi les « indigènes », trop exsangues et trop distingués pour s’abaisser à l’idée d’un « territoire ». Après mille ans de vigilance, on ouvre les portes... Quand on songe aux longues rivalités entre Français et Anglais, puis entre Français et Allemands, on dirait qu’eux tous, en s’affaiblissant réciproquement, n’avaient pour tâche que de hâter l’heure de la déconfiture commune afin que d’autres spécimens d’humanité viennent prendre la relève. De même que l’ancienne, la nouvelle Völkerwanderung suscitera une confusion ethnique dont on ne peut prévoir nettement les phases. Devant ces gueules si disparates, l’idée d’une communauté tant soit peu homogène est inconcevable. La possibilité même d’une multitude si hétéroclite suggère que dans l’espace qu’elle occupe n’existait plus, chez les autochtones, le désir de sauvegarder ne fût-ce que l’ombre d’une identité. À Rome, au IIIe siècle de notre ère, sur un million d’habitants, soixante mille seulement auraient été des Latins de souche. Dès qu’un peuple a mené à bien l’idée historique qu’il avait la mission d’incarner, il n’a plus aucun motif de préserver sa différence, de soigner sa singularité, de sauvegarder ses traits au milieu d’un chaos de visages.
Après avoir régenté les deux hémisphères, les Occidentaux sont en passe d’en devenir la risée : des spectres subtils, des fin de race au sens propre du terme, voués à une condition de parias, d’esclaves défaillants et flasques, à laquelle échapperont peut-être les Russes, ces derniers Blancs. C’est qu’ils ont encore de l’orgueil, ce moteur, non, cette cause de l’histoire. Quand une nation n’en possède plus, et qu’elle cesse de s’estimer la raison ou l’excuse de l’univers, elle s’exclut elle-même du devenir.
Le rôle des périodes de déclin est de mettre une civilisation à nu, de la démasquer, de la dépouiller de ses prestiges et de l’arrogance liée à ses accomplissements. Elle pourra ainsi discerner ce qu’elle valait et ce qu’elle vaut [...].
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