Joseph de Maistre, Lettres à un gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole (1815), éd. Sainte-Agnès, 2016.


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Vous voudrez bien, monsieur, observer ici, en passant, qu’il ne faut jamais confondre le caractère, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le génie primitif d’une institution quelconque, avec les variations que les besoins ou les passions des hommes la forcent à subir dans la suite des temps. L’inquisition est, de sa nature, bonne, douce et conservatrice : c’est le caractère universel et ineffaçable de toute institution ecclésiastique : vous le voyez à Rome et vous le verrez partout où l’Église commandera. Mais si la puissance civile, adoptant cette institution, juge à propos, pour sa propre sûreté, de la rendre plus sévère, l’Église n’en répond plus.

Vers la fin du quinzième siècle, le Judaïsme avait jeté de si profondes racines en Espagne, qu’il menaçait de suffoquer entièrement la plante nationale. Les richesses des judaïsants, leur influence, leurs alliances avec les familles les plus illustres de la monarchie, les rendaient infiniment redoutables : c’était véritablement une nation renfermée dans une autre.

Le Mahométisme augmentait prodigieusement le danger ; l’arbre avait été renversé en Espagne, mais les racines vivaient. Il s’agissait de savoir s’il y aurait encore une nation espagnole ; si le Judaïsme et l’Islamisme se partageraient ces riches provinces ; si la superstition, le despotisme et la barbarie remporteraient encore cette épouvantable victoire sur le genre humain. Les Juifs étaient à peu près maîtres de l’Espagne ; la haine réciproque était portée à l’excès ; les Cortès demandèrent contre eux des mesures sévères. En 1391, ils se soulevèrent, et l’on en fit un grand carnage. Le danger croissant tous les jours, Ferdinand-le-catholique n’imagina, pour sauver l’Espagne, rien de mieux que l’Inquisition. Isabelle y répugna d’abord, mais enfin son époux l’emporta, et Sixte IV expédia les bulles d’institution, en l’année 1478.

Quand aux moyens, le meilleur (tout crime excepté) est celui qui réussit. Si vous pensez aux sévérités de Torquemada, sans songer à tout ce qu’elles prévinrent, vous cessez de raisonner.

Il fallait donc effrayer l’imagination, en montrant sans cesse l’anathème attaché au seul soupçon de Judaïsme et de Mahométisme. C’est une grande erreur de croire que, pour se défaire d’un ennemi puissant, il suffit de l’arrêter : on n’a rien fait si on ne l’oblige de reculer.

On croit que l’Inquisition est un tribunal purement ecclésiastique : cela est faux. On croit que les ecclésiastiques qui siègent dans ce tribunal condamnent certains accusés à la peine de mort : cela est faux. On croit qu’il les condamne pour de simples opinions : cela est faux.

Le tribunal de l’Inquisition est purement royal : c’est le roi qui désigne l’inquisiteur général, et celui-ci nomme à son tour les inquisiteurs particuliers, avec l’agrément du roi. Le règlement constitutif de ce tribunal fut publié, en l’année 1484, par le cardinal Torquemada, de concert avec le roi.

Séparons donc et distinguons bien exactement, lorsque nous raisonnons sur l’Inquisition, la part du gouvernement de celle de l’Église. Tout ce que le tribunal montre de sévère et d’effrayant, et la peine de mort, surtout, appartient au gouvernement ; c’est son affaire, c’est à lui, et c’est à lui seul qu’il faut en demander compte. Toute la clémence, au contraire, qui joue un si grand rôle dans le tribunal de l’Inquisition, est l’action de l’Église qui ne se mêle de supplices que pour les supprimer ou les adoucir. Ce caractère indélébile n’a jamais varié ; aujourd’hui ce n’est plus une erreur, c’est un crime de soutenir, d’imaginer seulement que des prêtres puissent prononcer des jugements de mort.

[...] tout jugement de mort demeure par sa nature étranger au sacerdoce.

[...] il n’y a rien de si juste, de si docte, de si incorruptible que les grands tribunaux espagnols, et si, à ce caractère général, on ajoute encore celui du sacerdoce catholique, on se convaincra, avant toute expérience, qu’il ne peut y avoir dans l’univers rien de plus calme, de plus circonspect, de plus humain par nature que le tribunal de l’Inquisition.

Dans ce tribunal établi pour effrayer l’imagination, et qui devait être nécessairement environné de formes mystérieuses et sévères pour produire l’effet qu’en attendait le législateur, le principe religieux conserve néanmoins toujours son caractère ineffaçable. Au milieu même de l’appareil des supplices, il est doux et miséricordieux, et parce que le sacerdoce entre dans ce tribunal, ce tribunal ne doit ressembler à aucun autre. En effet, il porte dans ses bannières la devise nécessairement inconnue à tous les tribunaux du monde, MISERICORDIA ET JUSTITIA. Partout ailleurs la justice seule appartient aux tribunaux, et la miséricorde n’appartient qu’aux souverains. Des juges seraient rebelles, s’ils se mêlaient de faire grâce ; ils s’attribueraient les droits de la souveraineté ; mais dès que le sacerdoce est appelé à siéger parmi les juges, il refusera d’y prendre place à moins que la souveraineté ne lui prête sa grande prérogative. La miséricorde siège donc avec la justice et la précède même : l’accusé traduit devant ce tribunal est libre de confesser sa faute, d’en demander pardon, et de se soumettre à des expiations religieuses. Dès ce moment le délit se change en péché, et le supplice en pénitence. Le coupable jeûne, prie, se mortifie. Au lieu de marcher au supplice, il récite des psaumes, il confesse ses péchés, il entend la messe, on l’exerce, on l’absout, on le rend à sa famille et à la société. Si le crime est énorme, si le coupable s’obstine, s’il faut verser du sang, le prêtre se retire, et ne reparaît que pour consoler la victime sur l’échafaud.

Au commencement du XVIe siècle, ils virent, pour ainsi dire, fumer l’Europe ; pour se soustraire à l’incendie général, ils employèrent l’Inquisition, qui est le moyen politique dont ils se servirent pour maintenir l’unité religieuse et prévenir les guerres de religion.

Voulez-vous éteindre cet enthousiasme qui inspire les grandes pensées et les grandes entreprises, glacer les cœurs, et mettre l’égoïsme à la place de l’ardent amour de la patrie, ôtez à un peuple sa croyance, et rendez-le philosophe.