Joseph de Maistre, Lettre à sa fille Constance de Maistre, 1808.


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À Mademoiselle Constance de Maistre,


Tu me demandes donc, ma chère enfant, après avoir lu mon sermon sur la science des femmes, d’où vient qu’elles sont condamnées à la médiocrité ? Tu me demandes en cela la raison d’une chose qui n’existe pas et que je n’ai jamais dite. Les femmes ne sont nullement condamnées à la médiocrité ; elles peuvent même prétendre au sublime, mais au sublime féminin. Chaque être doit se tenir à sa place, et ne pas affecter d’autres perfections que celles qui lui appartiennent. [...] L’erreur de certaines femmes est d’imaginer que, pour être distinguées, elles doivent l’être à la manière des hommes, il n’y a rien de plus faux. [...]

Je t’ai fait voir ce que cela vaut. Si une belle dame m’avait demandé, il y a vingt ans : « Ne croyez-vous pas, Monsieur, qu’une dame pourrait-être un grand général comme un homme ? » Je n’aurais pas manqué de lui répondre : « Sans doute, Madame. Si vous commandiez une armée, l’ennemi se jetterait à vos genoux, comme j’y suis moi-même ; personne n’oserait tirer, et vous entreriez dans la capitale ennemie au son des violons et des tambourins. » Si elle m’avait dit : « Qui m’empêche en astronomie d’en savoir autant que Newton ? » Je lui aurais répondu tout aussi sincèrement : « Rien du tout, ma divine beauté. Prenez le télescope ; les astres tiendront à grand honneur d’être lorgnés par vos beaux yeux, et ils s’empresseront de vous dire tous leurs secrets. » Voilà comment on parle aux femmes en vers et même en prose. Mais celle qui prend cela comme argent comptant est bien sotte. Comme tu te trompes, mon cher enfant, en me parlant du mérite un peu vulgaire de faire des enfants ! Faire des enfants, ce n’est que de la peine ; mais le grand honneur est de faire des hommes, et c’est ce que les femmes font mieux que nous. Crois-tu que j’aurais beaucoup d’obligations à ta mère si elle avait composé un roman, au lieu de faire ton frère ? Mais faire ton frère, ce n’est pas le mettre au monde et le poser dans son berceau ; c’est en faire un brave jeune homme, qui croit en Dieu et n’a pas peur du canon. Le mérite de la femme est de régler sa maison, de rendre son mari heureux, de le consoler, de l’encourager et d’élever ses enfants, c’est-à-dire de faire des hommes : voilà le grand accouchement qui n’a pas été maudit comme l’autre. Au reste, ma chère enfant, il ne faut rien exagérer : je crois que les femmes, en général, ne doivent point se livrer à des connaissances qui contrarient leurs devoirs ; mais je suis fort éloigné de croire qu’elles doivent être parfaitement ignorantes. Je ne veux pas qu’elles croient que Pékin est en France, ni qu’Alexandre le Grand demanda en mariage une fille de Louise XIV. La belle littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffisent pour donner aux femmes toute la culture dont elles ont besoin.

Quand tu parles de l’éducation des femmes qui éteint le génie, tu ne fais pas attention que ce n’est pas l’éducation qui produit la faiblesse, mais que c’est la faiblesse qui souffre cette éducation. S’il y avait un pays d’amazones qui se procurassent une colonie de petits garçons pour les élever comme on élève les femmes, bientôt les hommes prendraient la première place, et donneraient le fouet aux amazones. En un mot, la femme ne peut être supérieure que comme femme ; mais dès qu’elle veut émuler l’homme, ce n’est qu’un singe. [...]


Saint-Pétersbourg, 1808