Comité invisible, L’Insurrection qui vient (2007), éd. La Fabrique, 2007 (ISBN 9782913372627), p. 27-28.


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L’Occident, c’est cette civilisation qui a survécu à toutes les prophéties sur son effondrement par un singulier stratagème. Comme la bourgeoisie a dû se nier en tant que classe pour permettre l’embourgeoisement de la société, de l’ouvrier au baron. Comme le capital a dû se sacrifier en tant que rapport salarial pour s’imposer comme rapport social, devenant ainsi capital culturel et capital santé autant que capital financier. Comme la christianisme a dû se sacrifier en tant que religion pour se survivre comme structure affective, comme injonction diffuse à l’humilité, à la compassion et à l’impuissance, l’Occident s’est sacrifié en tant que civilisation particulière pour s’imposer comme culture universelle. L’opération se résume ainsi : une entité à l’agonie se sacrifie comme contenu pour se survivre en tant que forme.

L’individu en miettes se sauve en tant que forme grâce aux technologies « spirituelles » du coaching. Le patriarcat, en chargeant les femmes de tous les pénibles attributs du mâle : volonté, contrôle de soi, insensibilité. La société désintégrée, en propageant une épidémie de sociabilité et de divertissement. Ce sont ainsi toutes les grandes fictions périmées de l’Occident qui se maintiennent par des artifices qui les démentent point par point.

Il n’y a pas de « choc des civilisations ». Ce qu’il y a, c’est une civilisation en état de mort clinique, sur laquelle on déploie tout un appareillage de survie artificielle, et qui répand dans l’atmosphère planétaire une pestilence caractéristique. À ce point, il n’y a pas une seule de ses « valeurs » à quoi elle arrive encore à faire croire en quelque façon, et toute affirmation lui fait l’effet d’un acte d’impudence, d’une provocation qu’il convient de dépecer, de déconstruire, et de ramener à l’état de doute.

L’impérialisme occidental, aujourd’hui, c’est celui du relativisme, du c’est ton « point de vue », c’est le petit regard en coin ou la protestation blessée contre tout ce qui est assez bête, assez primitif ou assez suffisant pour croire encore à quelque chose, pour affirmer quoi que ce soit. C’est ce dogmatisme du raisonnement qui cligne d’un œil complice dans toute l’intelligentsia universitaire et littéraire. Aucune critique n’est trop radicale parmi les intelligences postmodernistes, tant qu’elle enveloppe un néant de certitude. Le scandale, il y a un siècle, résidait dans tout négation un peu tapageuse, il réside aujourd’hui dans toute affirmation qui ne tremble pas.

Aucun ordre social ne peut durablement se fonder sur le principe que rien n’est vrai. Aussi, il faut le faire tenir. L’application à toute chose, de nos jours, du concept de « sécurité » exprime ce projet d’intégrer aux êtres mêmes, aux conduites et aux lieux l’ordre idéal à quoi ils ne sont plus prêts à se soumettre. « Rien n’est vrai » ne dit rien du monde, mais tout du concept occidental de vérité. La vérité, ici, n’est pas conçue comme un attribut des êtres ou des choses, mais de leur représentation. Est tenue pour vraie une représentation conforme à l’expérience. La science est en dernier ressort cet empire de l’universelle vérification. Or toutes les conduites humaines, des plus ordinaires aux plus savantes, reposent sur un socle d’évidences inégalement formulées, toutes les pratiques partent d’un point où choses et représentations sont indistinctement liées, il entre dans toute vie une dose de vérité qu’ignore le concept occidental. On peut bien parler, ici, de « vrais gens », c’est invariablement pour se moquer de ces pauvres d’esprit. De là que les Occidentaux sont universellement tenus par ceux qu’ils ont colonisés pour des menteurs et des hypocrites. De là qu’on leur envie ce qu’ils ont, leur avance technologique, jamais ce qu’ils sont, que l’on méprise à juste titre. On ne pourrait enseigner Sade, Nietzsche et Artaud dans les lycées si l’on n’avait disqualifié par avance cette notion-là de vérité. Contenir sans fin toutes les affirmations, désactiver pas à pas toutes les certitudes qui viennent fatalement à se faire jour, tel est le long travail de l’intelligence occidentale. La police et la philosophie en sont deux moyens convergents quoique formellement distincts.

Bien entendu, l’impérialisme du relatif trouve dans n’importe quel dogmatisme vide, dans n’importe quel marxisme-léninisme, n’importe quel salafisme, dans n’importe quel néo-nazisme, un adversaire à sa mesure : quelqu’un qui, comme les Occidentaux, confond affirmation et provocation.

À ce stade, une contestation strictement sociale, qui refuse de voir que ce qui nous fait face n’est pas la crise d’une société mais l’extinction d’une civilisation, se rend par là complice de sa perpétuation.

C’est même une stratégie courante désormais que de critiquer cette société dans le vain espoir de sauver cette civilisation.

Voilà. Nous avons un cadavre sur le dos, mais on ne s’en débarrasse pas comme ça. Il n’y a rien à attendre de la fin de la civilisation, de sa mort clinique. Telle quelle, elle ne peut intéresser que les historiens. C’est un fait, il faut en faire une décision. Les faits sont escamotables, la décision est politique. Décider la mort de la civilisation, prendre en main comment cela arrive : seule la décision nous délestera du cadavre.

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