« Je m’insurge contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme et des attitudes normales, légitimes même, en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de la penser au-dessus de toutes les autres et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si comme je l’ai écrit ailleurs, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi : elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports persiste entre elles une certaine imperméabilité. »

  • Cette intervention fit scandale. Accusé de défendre la xénophobie et le racisme Claude Lévi-Strauss se justifia, en 1983, dans la préface de Le regard éloigné.

« A la fin de Race et histoire, je soulignais un paradoxe. C’est la différence des cultures qui rend leur rencontre féconde. Or ce jeu en commun entraîne leur uniformisation progressive : les bénéfices que les cultures retirent de ces contacts proviennent largement de leurs écarts qualitatifs ; mais, au cours de ces échanges, ces écarts diminuent jusqu’à s’abolir. N’est-ce pas ce à quoi nous assistons aujourd’hui ? […] Que conclure de tout cela, sinon qu’il est souhaitable que les cultures se maintiennent diverses, ou qu’elles se renouvellent dans la diversité ? Seulement il faut consentir à en payer le prix : à savoir, que des cultures attachées chacune à un style de vie, à un système de valeurs, veillent sur leurs particularismes ; et que cette disposition est saine, nullement — comme on voudrait nous le faire croire — pathologique. Chaque culture se développe grâce à ses échanges avec d’autres cultures. Mais il faut que chacune y mette une certaine résistance, sinon, très vite, elle n’aurait plus rien qui lui appartienne en propre à échanger. L’absence et l’excès de communication ont l’un et l’autre leur danger. »

« Mono-culturel ne veut rien dire, parce qu’il n’y a jamais eu de société qui soit telle. Toutes les cultures résultant de brassages, d’emprunts, de mélanges, qui n’ont cessé de se produire, bien que sur des rythmes différents, depuis l’origine des temps. Toutes pluri-culturelles par leur mode de formation, les sociétés ont élaboré chacune au cours des siècles une synthèse originale. A cette synthèse, qui constitue leur culture à un moment donné, elles tiennent plus ou moins rigidement. Qu’il y ait aujourd’hui une culture japonaise, une culture américaine, même compte tenu de différences internes, qui peut le nier ? Il n’y a pas de pays qui soit plus le produit d’un mélange que les Etats-Unis, et pourtant, une American way of life existe, à quoi tous les habitants du pays sont attachés quelle que soit leur origine ethnique.

Puisque vous m’interrogez sur la France, je vous répondrai qu’au XVIII è et XIX è siècles, son système de valeurs représentait, pour l’Europe et au-delà, un pôle d’attraction. L’assimilation des immigrés ne posait pas de problème. Il n’y en aurait pas davantage aujourd’hui, si, dès l’école primaire et après, notre système de valeurs apparaissait à tous aussi solide, aussi vivant que par le passé. […] Si les sociétés occidentales ne sont pas capables de conserver ou de susciter des valeurs intellectuelles et morales assez puissantes pour attirer des gens venus du dehors et pour qu’ils souhaitent les adopter, alors, sans doute, il y a sujet de s’alarmer. »

« J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture. »

« La Révolution française a mis en circulation des idées et des valeurs qui ont fasciné l’Europe puis le monde, et qui procurèrent à la France, pendant un demi-siècle, un prestige et un rayonnement exceptionnels.

On peut toutefois se demander si les catastrophes qui se sont abattues sur l’Occident n’ont pas aussi là leur origine.

On a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu’elle est faite d’habitudes, d’usages, et qu’en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition, on réduit les individus à l’état d’atomes interchangeables et anonymes.

La liberté véritable ne peut avoir qu’un contenu concret : elle est faite d’équilibres entre des petites appartenances, de menues solidarités : ce contre quoi les idées théoriques qu’on proclame rationnelles s’acharnent ; quand elles sont parvenues à leurs fins, il ne reste plus qu’à s’entre-détruire. Nous observons aujourd’hui le résultat. »

« Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n’autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n’a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. »

« Sur le plan esthétique, le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contenté de la réduire à ses formes mineures : parfums, dentelles, broderies et jardins. Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se perpétue sous la menace d’autres genres de vie, plus libres et plus souples que le leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté.

Plutôt que parler de tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe, est une perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le Prophète les a placés dans une situation de crise permanente, qui résulte de la contradiction entre la portée universelle de la révélation et l’admission de la pluralité des fois religieuses. Il y a là une situation “paradoxale” au sens pavlovien, génératrice d’anxiété d’une part et de complaisance en soi-même de l’autre, puisqu’on se croit capable, grâce à l’Islam de surmonter un pareil conflit. En vain, d’ailleurs : comme le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les Musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes: liberté, égalité, tolérance; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer.

Un jour, à Karachi, je me trouvais en compagnie de sages musulmans, universitaires ou religieux. A les entendre vanter la supériorité de leur système, j’étais frappé de constater avec quelle insistance ils revenaient à un seul argument : sa simplicité. La législation islamique en matière d’héritage est meilleure que l’hindoue, parce qu’elle est plus simple.

[…] Tout l’Islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité. D’une main on les précipite, de l’autre on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique, avec sa coupe compliquée, ses guichets en passementerie pour la vision, ses boutons-pression et ses cordonnets, le lourd tissu dont il est fait pour s’adapter exactement aux contours du corps humain tout en le dissimulant aussi complètement que possible. Mais, de ce fait, la barrière du souci s’est seulement déplacée, puisque maintenant il suffira qu’on frôle votre femme pour vous déshonorer, et vous vous tourmenterez plus encore. Une franche conversation avec de jeunes musulmans enseigne deux choses : d’abord, qu’ils sont obsédés par le problème de la virginité prénuptiale et de la fidélité ultérieure ; ensuite que la purdah, c’est à dire la ségrégation des femmes, fait en un sens obstacle aux intrigues amoureuses, mais les favorise sur un autre plan : par l’attribution aux femmes d’un monde propre, dont elles sont les seules à connaitre les détours. Cambrioleurs de harems quand ils sont jeunes, ils ont de bonnes raisons pour s’en faire les gardiens une fois mariés.

[...] la fraternité islamique repose sur une base culturelle et religieuse. Elle n’a aucun caractère économique ou social. Puisque nous avons le même dieu, le bon musulman sera celui qui partagera son hooka avec le balayeur. Le mendiant est mon frère en effet : en ce sens, surtout, que nous partageons fraternellement la même approbation de l’inégalité qui nous sépare ; d’où ces deux espèces sociologiquement si remarquables : le musulman germanophile et l’Allemand islamisé ; si un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour , chacun exigeant 50 génuflexions), revues de détails et soins de propreté (les ablutions rituelles); promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions organiques ; et pas de femmes.

Ces anxieux sont aussi des hommes d’action ; pris entre des sentiments incompatibles, ils compensent l’infériorité qu’ils ressentent par des formes traditionnelles de sublimation qu’on associe depuis toujours à l’âme arabe : jalousie, fierté, héroïsme. Mais cette volonté d’être entre soi, cet esprit de clocher allié à un déracinement chronique (l’urdu est une langue bien nommée "du campement"), qui sont à l’origine de la formation du Pakistan, s’expliquent très imparfaitement par une communauté de foi religieuse et par une tradition historique. C’est un fait social actuel, et qui doit être interprété comme tel : drame de conscience collectif qui a contraint des millions d’individus à un choix irrévocable, à l’abandon de leurs terres, de leur fortune souvent, de leurs parents parfois, de leur profession, de leurs projets d’avenir, du sol de leurs aïeux et de leurs tombes, pour rester entre musulmans, et parce qu’ils ne se sentent à l’aise qu’entre musulmans.

Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une "néantisation" d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants. »

« Ce malaise ressenti au voisinage de l’Islam, je n’en connais que trop les raisons : je retrouve en lui l’univers d’où je viens ; l’Islam, c’est l’Occident de l’Orient. Plus précisément encore, il m’a fallu rencontrer l’Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane. Chez les Musulmans comme chez nous, j’observe la même attitude livresque, le mêmes esprit utopique, et cette conviction obstinée qu’il suffit de trancher les problèmes sur le papier pour en être débarrassé aussitôt. A l’abri d’un rationalisme juridique et formaliste, nous nous construisons pareillement une image du monde et de la société où toutes les difficultés sont justiciables d’une logique artificieuse, et nous ne nous rendons pas compte que l’univers ne se compose plus des objets dont nous parlons. Comme l’Islam est resté figé dans sa contemplation d’une société qui fut réelle il y a sept siècles, et pour trancher les problèmes de laquelle il conçut alors des solutions efficaces, nous n’arrivons plus à penser hors des cadres d’une époque révolue depuis un siècle et demi, qui fut celle où nous sûmes nous accorder à l’histoire ; et encore trop brièvement, car Napoléon, ce Mahomet de l’Occident, a échoué là où a réussi l’autre. Parallèlement au monde islamique, la France de la Révolution subit le destin réservé aux révolutionnaires repentis, qui est de devenir les conservateurs nostalgiques de l’état des choses par rapport auquel ils se situèrent une fois dans le sens du mouvement. »

« Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l’au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l’intervalle approximatif d’un demi-millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l’Islam ; et il est frappant de marquer que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d’un recul. Il n’y a pas d’au-delà pour le bouddhisme ; [...] Cédant de nouveau à la peur, le christianisme rétablit l’autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l’Islam qu’à lui enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L’ordre social se pare des prestiges de l’ordre surnaturel, la politique devient théologie. En fin de compte on a remplacé des esprits et des fantômes auxquels la superstition n’arrivait tout de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà trop réels, auxquels on permet en surplus de monopoliser un au-delà qui ajoute son poids au poids déjà écrasant de l’ici-bas. »

« Nous sommes contaminés par l’intolérance islamique »

« […] déjà, l’Islam me déconcertait par une attitude envers l’histoire contradictoire à la nôtre et contradictoire en elle-même : le souci de fonder une tradition s’accompagnait d’un appétit destructeur de toutes les traditions antérieures. Chaque monarque avait voulu créer l’impérissable en abolissant la durée. »

« […] la Grande Mosquée – Jamma Masjid – qui est du XVIIe siècle, contente davantage le visiteur occidental sous le double rapport de la structure et de la couleur. On se sent près d’admettre qu’elle ait été conçue et voulue comme un tout. Pour quatre cent francs, on m’y a montré les plus anciens exemplaires du Coran, un poil de la barbe du Prophète fixé par une pastille de cire au fond d’une boîte vitrée remplie de pétales de roses, et ses sandales. Un pauvre fidèle s’approche pour profiter du spectacle, mais le préposé l’écarte avec horreur. Est-ce qu’il n’a pas payé quatre cent francs, ou que la vue de ces reliques est trop chargée de puissance magique pour un croyant ? »

« […] quelle est la raison profonde de cette indigence où se devine l’origine de l’actuel dédain des musulmans pour les arts plastiques ? A l’Université de Lahore, j’ai rencontré une dame anglaise, mariée à un musulman, qui dirigeait le département des Beaux-Arts. Seules les filles sont autorisées à suivre son cours ; la sculpture est prohibée, la musique clandestine, la peinture est enseignée comme un art d’agrément. Comme la séparation de l’Inde et du Pakistan s’est faite selon la ligne du clivage religieux, on a assisté à une exaspération de l’austérité et du puritanisme. L’art, dit-on, « a pris le maquis ». Il ne s’agit pas seulement de rester fidèle à l’Islam, mais plus encore, peut-être, de répudier l’Inde : la destruction des idoles renouvelle Abraham, mais avec une signification politique et nationale toute fraîche. En piétinant l’art, on abjure l’Inde. »

« […] si l’on excepte les forts, les musulmans n’ont construit dans l’Inde que des temples et des tombes. Mais les forts étaient des palais habités, tandis que les tombes et les temples sont des palais inoccupés. On éprouve, ici encore, la difficulté pour l’Islam de penser la solitude. Pour lui, la vie est d’abord communauté, et le mort s’installe toujours dans le cadre d’une communauté, dépourvue de participants. »

« Si la pensée des Bororo (pareils en cela aux ethnographes) est dominée par une opposition fondamentale entre nature et culture, il s'ensuit que, plus sociologues encore que Durkheim et Comte, la vie humaine relève selon eux de l'ordre de la culture. Dire que la mort est naturelle ou antinaturelle perd son sens. En fait et en droit, la mort est à la fois naturelle et anticulturelle. C'est-à-dire que chaque fois qu'un indigène meurt, non seulement ses proches mais la société tout entière sont lésés. Le dommage dont la nature s'est rendue coupable envers la société entraîne au détriment de la première une dette, terme qui traduit assez bien une notion essentielle chez les Bororo, celle de mori. Quand un indigène meurt, le village organise une chasse collective, confiée à la moitié alterne de celle du défunt : expédition contre la nature qui a pour objet d'abattre un gros gibier, de préférence un jaguar, dont la peau, les ongles, les crocs constitueront le mori du défunt. »