Emil Cioran, « Le Profil intérieur du Capitaine », trad. Vincent Piednoir, Glasul Strămoșesc, 25 décembre 1940.


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Avant Corneliu Codreanu, la Roumanie était un Sahara peuplé. Ceux qui se trouvaient entre ciel et terre n’avaient aucun contenu, sinon l’attente. Quelqu’un devait venir.

Nous passions tous à travers le désert roumain, incapables de quoi que ce soit. Le mépris lui-même nous semblait un effort.

Nous ne pouvions envisager notre pays que sous un angle négatif. Dans nos moments d’espoirs les plus fous, nous lui accordions la justification momentanée d’une bonne blague. Et la Roumanie n’était pas plus qu’une bonne blague.

On tournoyait dans l’air libre, vide de passé et de présent, jouissant de la douce débauche de l’absence de destinée.

Ce pauvre pays était une vaste pause entre un commencement sans grandeur et un possible vague.

En nous le futur gémissait. En l’un, il bouillonnait. Et lui, il a rompu le doux silence de notre existence et nous a obligés à être. Les vertus d’un peuple se sont incarnées en lui. La Roumanie des possibles se dirigeait vers la Roumanie du pouvoir.

Je n’ai eu que quelques entretiens avec Corneliu Codreanu. J’ai compris d’emblée que je parlais avec un homme, dans un pays de fantoches. Sa présence était troublante et je ne l’ai jamais quitté sans sentir le souffle irrémédiable, le souffle crucial qui accompagne les existences marquées par la fatalité. Pourquoi n’avouerais-je pas qu’une peur étrange me saisissait, une sorte d’enthousiasme plein de pressentiments ?

Le monde des livres m’apparaissait inutile ; les catégories, inopérantes ; les prestiges de l’intelligence, ternes ; les subterfuges de la subtilités, vains.

Le Capitaine ne souffrait pas du vice fondamental du soi-disant intellectuel roumain. Le Capitaine n’était pas “intelligent”, le Capitaine était profond.

Le désastre spirituel de la Roumanie provient de la réflexion sans contenu, de l’intelligence. L’absence de consistance de l’esprit transforme les problèmes en éléments de jeux abstraits et ravit à l’esprit son caractère de destin. L’intelligence dégrade même la souffrance en bavardage.

Mais celles du Capitaine, pesantes et rares, surgissaient du Destin. Elles se façonnaient quelque part, loin. D’où l’impression d’un univers du cœur, d’un univers des yeux et des pensées.

Lorsque, en 1934, je lui disais combien il serait intéressant de raconter sa vie, il me répondit : « Je n’ai pas passé ma vie dans les bibliothèques. Je n’aime pas lire. Je me tiens là et je pense ».

Ces pensées-là ont fondé notre raison d’être. En elles, respirent la nature et le ciel.

Et lorsqu’elles ont amorcé leur réalisation, le fondement historique du pays en a été ébranlé.

Corneliu Codreanu n’a pas posé le problème de la Roumanie immédiate, de la Roumanie moderne ou contemporaine. C’était beaucoup trop peu. Cela ne se serait accordé ni aux dimensions de sa vision, ni à nos attentes. Il a posé le problème en termes ultimes, dans la totalité du devenir national. Il n’a pas voulu redresser la misère approximative de notre condition, mais introduire l’absolu dans la respiration quotidienne de la Roumanie. Non pas une révolution d’un moment historique, mais celle de l’histoire. La Légion devrait ainsi non seulement créer la Roumanie, mais aussi racheter son passé, féconder l’absence séculaire, sauver, par une folie inspirée et unique, l’immense temps perdu.

La passion légionnaire est l’expression d’une réaction, face à un passé malchanceux. Cette nation n’a brillé dans le monde que par sa permanence dans l’infortune. Jamais cela ne s’est démenti. Notre substance est un infini négatif. De là l’impossibilité de dépasser l’oscillation entre une amertume dissolvante et une fureur optimiste.

Dans un moment de découragement, j’ai dit au Capitaine :

« Capitaine, je ne crois pas que la Roumanie ait quelque sens dans le monde. Aucun signe dans son passé ne justifie quelque espoir.

— Tu as raison, m’a-t-il répondu. Il y a pourtant certains signes.

— Le Mouvement Légionnaire », ai-je ajouté.

Et alors il m’indiqua comment il percevait la résurrection des vertus daces. Et j’ai compris qu’entre les Daces et les légionnaires s’intercalait la pause de notre être, car nous vivons le second commencement de la Roumanie.

Le Capitaine a donné un sens au Roumain. Avant lui, le Roumain était seulement roumain, c’est-à-dire un matériau humain composé de torpeurs et d’humilités. La légionnaire est un Roumain de substance, un Roumain dangereux, une fatalité pour lui et pour les autres, une tempête humaine infiniment menaçante. La Garde de Fer, une forêt fanatique… Le légionnaire doit être un homme dans lequel la fierté souffre d’insomnie.

Nous étions habitués au patriote d’occasion, gélatineux et vide. À sa place, apparaît l’individu qui considère le pays et ses problèmes avec un terrible acharnement. Il y a une différence de densité spirituelle.

Celui qui a donné au pays une autre direction et une autre structure unissait en lui la passion élémentaire et le détachement spirituel. Ses solutions sont valables dans l’immédiat et dans l’éternel. L’histoire ne connaît pas, dans le monde, un visionnaire avec un esprit plus pratique et une telle compétence, soutenue d’une âme de saint. De même, elle ne connaît pas un autre mouvement dans lequel le problème de la rédemption aille de pair avec la paysannerie.

Construire et sauver, la politique et la mystique voilà les irréductibilités auxquelles il a mis fin. Il s’intéressait, dans une égale mesure, à l’organisation d’une cantine et à la question du péché, au commerce et à la foi. Personne ne doit l’oublier :

Le Capitaine était un paysan établi dans l’Absolu.

Chacun croyait le comprendre. Toutefois, il échappait à tout le monde. Il avait dépassé les limites de la Roumanie. Il a proposé au mouvement lui-même un mode de vie qui surpasse l’endurance roumaine. Il était trop grand. On incline parfois à croire qu’il n’est pas issu du conflit entre sa grandeur et notre petitesse. Il n’est cependant pas moins vrai que l’époque de persécution a fait émerger des caractères dont l’utopie la plus confiante n’aurait pu soupçonner l’existence.

Dans une nation d’esclaves il a introduit l’honneur, et dans un troupeau invertébré, l’orgueil. Son influence n’a pas seulement façonné des disciples, mais, dans un certain sens, aussi des ennemis. Car ceux-ci, de fripons, sont devenus des monstres. Il s’est (ceci l’a) contraint à être fort, il leur a imposé un caractère dans le mal. Ils ne seraient pas devenus des caricatures infernales, si la grandeur du Capitaine n’avait pas exigé d’équivalence négative. Nous serions injustes avec les bourreaux, si nous les considérions comme des ratés. Tous ses sont réalisés. Un pas de plus, et ils réveillaient la jalousie du Diable.

Dans l’entourage du Capitaine, personne ne demeurait tiède. Sur le pays un frisson nouveau est passé. Une contrée humaine hantée par l’essentiel. La souffrance devient le critère de valeur, et la mort, celui de la vocation. En quelques années, la Roumanie a connu une palpitation tragique, dont l’intensité nous console de la lâcheté d’un millier d’années de non-histoire. La foi d’un homme a donné naissance à un monde, qui surpasse la tragédie antique de Shakespeare. Et ceci dans les Balkans !

Sur un plan absolu, si j’avais dû choisir entre la Roumanie et le Capitaine, je n’aurais pas hésité une seconde.

Après sa mort, chacun s’est senti encore plus seul, mais au-delà de notre solitude s’élevait celle de la Roumanie.

Aucune plume trempée dans l’encre du malheur ne pourrait décrire la malchance de notre sort. Néanmoins, nous devons être lâches, et nous consoler. À l’exception de Jésus, aucun mort n’a été plus présent parmi les vivants. Quelqu’un l’aurait-il oublié ? « Désormais, le pays sera dirigé par un mort », me disait un ami sur les bords de la Seine.

Ce mort a répandu un parfum d’éternité sur notre fange humaine, et rendu un ciel à la Roumanie.

Radiodiffusé le 27 novembre 1940