Charles de Gaulle, Allocution à l’École militaire, 3 novembre 1959.


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J’ai été heureux de prendre contact avec les divers centres et écoles qui m’ont été présentés ce matin. J’ai écouté avec beaucoup d’attention ce qui a été dit par l’inspecteur général Essig, puis par le général Ailleret, enfin par le général Bouvard.

Ces lieux m’ont été familiers. Je les ai retrouvés avec satisfaction, En outre, j’ai eu ici l’impression d’un tout dont l’organisation, la qualité et l’esprit sont ce qu’ils doivent être.

En ce qui concerne la Défense dans son ensemble, je me félicite de voir qu’à la base de vos travaux il y a la nécessité de la lier à l’État, à l’activité nationale, à la Communauté, aux données internationales.

Pour ce qui est proprement militaire, je constate que, sur des pensers nouveaux, vous vous occupez de déterminer les éléments d’une doctrine moderne et aussi, une méthode pour dégager des solutions dans les cas particuliers qui sont la guerre. Car la guerre se compose indéfiniment de cas particuliers et surgis à l’improviste.

Ceci dit, je crois bon d’évoquer devant vous quelques idées qui contribueront à orienter vos efforts.

Il faut que la défense de la France soit française. C’est une nécessité qui n’a pas toujours été très familière au cours de ces dernières années. Je le sais. Il est indispensable qu’elle le redevienne. Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son effort soit son effort. S’il en était autrement, notre pays serait en contradiction avec tout ce qu’il est depuis ses origines, avec son rôle, avec l’estime qu’il a de lui même, avec son âme. Naturellement, la défense française serait, le cas échéant, conjuguée avec celle d’autres pays. Cela est dans la nature des chose. Mais il est indispensable qu’elle nous soit propre, que la France se défende par elle-même, pour elle-même, et à sa façon.

S’il devait en être autrement, si on admettait pour longtemps que la défense de la France cessât d’être dans le cadre national et qu’elle se confondît, ou se fondît avec autre chose, il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État. Le Gouvernement a pour raison d’être, à toute époque, la défense de l’indépendance et de l’intégrité du Territoire. C’est de là qu’il procède. En France, en particulier, tous nos régimes sont venus de là.

Si vous considérez notre histoire — qu’il se soit agi des Mérovingiens, des Carolingiens, des Capétiens, du Premier ou du Second Empire, des Première, Deuxième, Troisième, Quatrième et Cinquième Républiques — vous discernez qu’à l’origine de l’État et à celle des régimes qui l’ont, tout à tour, assumé, il y eut toujours des préoccupations ou des nécessités de défense. Inversement, toute invasion, tout désastre national, ont amené, infailliblement, la chute du régime du moment. Si donc un gouvernement perdait sa responsabilité essentielle, il perdrait, du même coup, sa justification. Dès le temps de paix, il serait bientôt admis qu’il ne remplît pas son objet.

Quant au commandement militaire, qui doit avoir la responsabilité incomparable de commander sur les champs de bataille, c’est à dire d’y répondre du destin du pays, s’il cessait de porter cet honneur et cette charge, s’il n’était plus qu’un élément dans une hiérarchie qui ne serait pas la nôtre, ç’en serait fait rapidement de son autorité, de sa dignité, de son prestige devant la nation, et par conséquent, devant les armées.

C’est pourquoi, la conception d’une guerre et même celle d’une bataille dans lesquelles la France ne serait plus elle-même et n’agirait plus pour son compte avec sa part bien à elle et suivant ce qu’elle veut, cette conception ne peut être admise. Le système qu’on a appelé « intégration » et qui a été inauguré et même, dans une certaine mesure pratiqué après les grandes épreuves que nous avions traversées, alors qu’on pouvait croire que le monde libre était placé devant une menace imminente et illimitée et que nous n’avions pas encore recouvré notre personnalité nationale, ce système de l’intégration a vécu.

Il va de soi, évidemment, que notre défense, la mise sur pied de nos moyens, la conception de la conduite de la guerre, doivent être pour nous combinées avec ce qui est dans d’autres pays. Notre stratégie doit être conjuguée avec la stratégie des autres. Sur les champs de bataille, il est infiniment probable que nous nous trouverions côte à côte avec des alliés. Mais que chacun ait sa part à lui !

Voilà un point capital que je recommande à vos réflexions. La conception d’une défense de la France et de la Communauté qui soit une défense française, cette conception là doit être à la base de la philosophie de vos centres et de vos écoles.

La conséquence, c’est qu’il faut, évidemment, que nous sachions nous pourvoir, au cours des prochaines années, d’une force capable d’agir pour notre compte, de ce qu’on est convenu d’appeler « une force de frappe » susceptible de se déployer à tout moment et n’importe où. Il va de soi qu’à la base de cette force sera un armement atomique — que nous le fabriquions ou que nous l’achetions — mais qui doit nous appartenir. Et puisqu’on peut détruire la France, éventuellement, à partir de n’importe quel point du monde, il faut que notre force soit faite pour agir où que ce soit sur la terre.

Vous vous rendez compte comme moi de l’envergure de cette obligation, de tout ce à quoi elle va nous conduire. Au point de vue national, il faut avoir le courage de la regarder en face ; toute la nation doit y être associée. Il faut avoir le courage de la vouloir et celui de la remplir. Dans le domaine de la défense, ce sera notre grande oeuvre pendant les années qui viennent. Pour commencer, l’emploi éventuel de cette force, son organisation et la façon dont elle doit être constituée et fournie cela aussi — et d’accord avec ce que j’ai dit de la défense en général — doit être un objet essentiel de vos études et de vos travaux.

Un troisième point que je veux livrer à vos pensées puisque j’ai l’occasion de me trouver parmi vous, s’applique à l’action proprement militaire. L’action militaire, l’action sur les champs de bataille est l’aboutissement de la défense. Mais il est un aboutissement dont, à son tour, tout dépend.

Cette action militaire, cette « opération » — stratégique ou tactique — on s’y prépare. Vous vous y préparez grâce aux thèmes dont vous vous saisissez. De nombreuses hypothèses sont successivement étudiées par vous, à travers lesquelles vous vous efforcez de déterminer une doctrine qui puisse, éventuellement, inspirer l’action de guerre et une méthode qui permette de la conduire.

Cela est excellent, car il faut en effet pratiquer une gymnastique de l’esprit qui développe la capacité de décision. En outre, il faut, bien entendu, acquérir la connaissance aussi complète et pratique que possible des moyens dont on peut disposer, du terrain sur lequel on devra agir, de l’ennemi auquel on aura affaire. C’est ce que vous faites grâce à vos exercices.

Mais il ne faut pas — vous le savez bien — se bercer de l’illusion que grâce à un ensemble de préceptes établis dès le temps de paix et, en somme, a priori, on embrassera, à coup sûr, les éventualités de la guerre. L’action de guerre est toujours contingente, c’est à dire qu’elle se présente toujours d’une manière imprévue, qu’elle est infiniment variable, qu’elle n’a jamais de précédent. C’est pourquoi, tout en se préparant par la réflexion, par le travail, par l’étude, l’action du chef, en dernier ressort, dépend de sa personnalité. Ce qui sera fait, ou ne sera pas fait, c’est ce qui sortira, ou ne sortira pas, non point de l’ordre didactique, mais des cerveaux et des caractères.

Ceux qui veulent se disposer à être des chefs de guerre ont donc pour premier devoir de s’efforcer d’être des hommes, des hommes dignes et capables de répondre, dans des conditions insoupçonnées, au drame qui fondra sur eux et où ils seront responsables, chacun à son échelon.

Je terminerai en vous disant combien l’ordre guerrier — et tout ce qui s’y rapporte — continue, plus que jamais, d’être essentiel à la Nation et à l’État.

On peut imaginer, non sans effroi, ce que serait un conflit, demain. Il n’en est pas moins vrai que ce conflit est tout à fait possible. Nous sommes une espèce et notre espèce a sa loi. Sans doute, les moyens qui sont aujourd’hui à la disposition des hommes pour se détruire, ont ils une telle envergure, que l’échéance est, de ce fait, actuellement évitée. Mais, pour combien de temps, qui le sait ? De toutes manières, un pays doit être capable d’envisager toutes les hypothèses qui peuvent concerner son destin, y compris celle de la guerre. Dans tout ce qui est une nation, et, avant tout, dans ce qui est la nôtre, il n’y a rien qui soit capital plus que ne l’est sa défense.

Voilà pourquoi, « il n’y a pas de talent ni de génie militaire qui n’aient servi une vaste politique. Il n’y a pas de grande gloire d’homme d’État que n’ait dorée l’éclat de la Défense Nationale.