Ernst von Salomon
Citationes
« Nous ne luttons pas pour que le peuple devienne heureux. Nous luttons pour lui imposer une destinée. »
« Ah ! oui, dans les sagas de l’Islande. Les réprouvés de ce temps-là étaient des hommes qui ne voulaient pas se plier aux règlements des castes et des familles et qui pour cette raison furent chassés des régions de l’ordre. Ils avaient le droit de conserver leurs armes, mais tous ceux qui étaient plus forts qu’eux pouvaient impunément les tuer. C’étaient toujours les hommes les plus guerriers qui refusaient de s’incliner devant les misérables convenances et qui pour cette raison furent mis hors la loi. Mais peu à peu les honnis devinrent les honnisseurs, les tribus dépérirent parce qu’elles s’étaient amputées de leurs forces les plus combatives ; puis un jour les réprouvés sortirent des bois où ils s’étaient réfugiés et finalement ils furent quand même les maîtres du pays. »
« Puis vint un groupe de nègres conduits par un caporal blanc. Les nègres avaient des jambes maigres, toute droites, sur lesquelles les bandes molletière glissaient, et ils marchaient avec le bout des pieds tourné à l’intérieur. Ils ricanaient sous leur casque plat en montrant de larges dents luisantes, ils regardaient insouciants, de tous côtés, et se délectaient visiblement du sentiment d’une supériorité imprévue. C’était donc là “les représentants de l’humanité et de la démocratie !” On les avait ramassés dans tous les coins du globe pour venir nous châtier, nous les barbares. »
« Dans les provinces baltiques, à cette époque, les soldats chantaient une chanson de marche qui commençait par ce vers : “Nous sommes les derniers hommes allemands qui sont restés devant l’ennemi.” À ce moment nous nous sentions les derniers Allemands tout court. Nous étions presque reconnaissants au gouvernement de ce qu’il nous excluait de l’Allemagne, car les liens étant ainsi officiellement brisés, nous n’avions plus à nous inquiéter des soucis que notre activité pouvait donner au Reich. De toute manière nous aurions agi comme nous agissions à présent. Nous ne pouvions plus nous sentir engagés envers la patrie, parce que nous croyions ne plus pouvoir la respecter. Nous ne pouvions plus respecter la patrie parce que nous aimions la nation.
[...] Ne pouvons plus être des Allemands, nous étions devenus des Russes.
Cette devise “contre le bolchevisme”, nous ne la prenions pas du tout au sérieux. Nous avions suffisamment eu l’occasion d’apprendre à qui une telle lutte profiterait. La première lutte nous l’avions gagnée pour l’Angleterre. Dans cette deuxième lutte nous voulions frustrer les Britanniques du profit de la première. »
« Mais nous qui luttions sous les anciennes couleurs, nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre péché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois.
Le chaos est plus favorable au devenir que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous fermions la porte au devenir et nous ouvrions les voies à la résignation. »
« Nous semblions nous reconnaître d’après un signe secret, nous nous retrouvions loin du monde des normes bourgeoises, ne comptant sur aucune récompense, n’étant conscients d’aucun but. Plus de choses s’étaient anéanties pour nous que les seules valeurs que nous avions tenues dans la main. Pour nous s’était aussi brisée la gangue qui nous retenait prisonnier. La chaîne s’était rompue, nous étions libres. Notre sang, soudain en effervescence, nous jetait dans l’ivresse et l’aventure, nous jetait à travers l’espace et le péril, mais il poussait aussi l’un vers l’autre ceux qui s’étaient reconnus parents jusqu’au plus profond de leurs fibres. Nous étions une ligue de guerriers, imprégnés de toute la passion du monde, farouches dans le désir, joyeux dans nos haines comme dans nos amours. »
« Ils constituaient des foyers de troubles dans leurs compagnies ; la guerre habitait encore en eux. C’est elle qui les avait formés : elle avait fait jaillir leurs plus secrets penchants comme des étincelles, elle avait donné un sens à leur vie et sanctifié leur enjeu. Ils étaient des revêches, des indomptés, des hommes rejetés du monde des normes bourgeoises, des dispersés qui à présent se rassemblaient par petites bandes pour chercher leur front de combat. Il ne manquait certes pas de drapeaux autour desquels ils pouvaient se rallier. Lequel flottait au vent le plus fièrement ? Il y avait encore beaucoup de châteaux forts à prendre à l’assaut et nombre de bandes ennemies qui campaient un peu partout. Ils étaient des lansquenets, mais quel était le pays dont ils étaient les serviteurs ? Ils avaient reconnu la grande duperie de cette paix et ils ne voulaient pas y participer. Ils ne voulaient pas participer à ce confortable ordre social qu’on leur vantait en termes mielleux. Ils étaient restés sous les armes, obéissant à un instinct infaillible. Ils tiraient à droite et à gauche parce tirer les amusait, ils traversaient le pays de-ci de-là parce que les horizons lointains leur apportaient sans cesse de nouveaux et dangereux souffles, parce que de tous côtés l’odeur de mâles aventures les appelait. Et cependant chacun d’eux cherchait quelque chose d’autre, et donnait à ses recherches d’autres raisons ; on ne leur avait pas encore passé le Mot. Ils le présentaient ce mot et même ils le prononçaient et il avaient honte de l’entendre sonner comme une monnaie usée, et ils le tournaient et le retournaient, pleins d’une angoisse secrète et ils le bannissaient du cours de leurs mille conversations et malgré cela il ne cessait de planer sur eux. Enveloppé de ténèbres compactes il était là debout, ce mot, rongé par l’usure des siècles, enchanteur, plein de mystère, rayonnant de force magique ; on le sentait et pourtant on ne le reconnaissait pas, on l’aimait et pourtant on ne le prononçait pas. Ce mot c’était : Allemagne.
Où était l’Allemagne ? À Weimar ? À Berlin ? Une fois elle avait été au front, mais le front s’était désagrégé. Puis nous avions cru la trouver à l’intérieur du pays, mais le pays nous trompait. — Il était plein de chants et de paroles, mais qui sonnaient faux. Où était l’Allemagne ? Était-elle chez le peuple ? Mais le peuple réclamait du pain et rien ne lui importait que d’avoir le ventre rempli. Était-ce l’état ? Mais l’État bavard cherchait sa voie parmi les mots et la trouvait dans la résignation.
L’Allemagne brûlait sourdement dans quelques cerveaux hardis. L’Allemagne était là où on luttait pour elle ; elle se montrait là où des ennemis en armes voulaient s’emparer de ses biens, elle brillait d’un éclat radieux là où ceux qui étaient pénétrés de son esprit risquaient pour elle le dernier enjeu. L’Allemagne était à la frontière. Les articles de la paix de Versailles nous disaient où était l’Allemagne. »
« Tout suants et essoufflés par la marche, nous percevions le son des mélopées nègres qui s’échappait des bars et des boîtes où l’on s’amuse, nous croisions des profiteurs et des grues ivres et tapageurs, nous voyions les bourgeois que nous nous étions chargés de protéger assis dans des cabarets chics avec des filles qu’ils enlaçaient étroitement devant des tables couvertes de bouteilles et de verres étincelants [...]. »
« Au milieu de décembre les troupes allemandes rentrant du front traversèrent notre ville. Ce n’était qu’une division qui venait de la région de Verdun. [...]
Les unes après les autres les compagnies passaient, des groupes d’une petitesse pitoyable, mais qui apportaient avec eux un souffle redoutable, une atmosphère de sang, d’acier, de matières explosives et de décisions immédiates. Haïssaient-ils la révolution, marchaient-ils contre elle ? Se rangeront-ils, eux, ouvriers, paysans, étudiants, dans notre monde, deviendront-ils tels que nous, adopteront-ils nos soucis, nos volontés, nos luttes et nos buts ?
Et soudain la lumière se fit en moi : allons donc, ceux-là n’étaient pas des ouvriers, des paysans, des étudiants, ils n’étaient pas des artisans, des employés, des commerçants, des fonctionnaires, ils étaient des soldats ! Non pas des hommes déguisés, non pas des hommes qui obéissaient à un commandement, non pas les délégués d’autres hommes, ils étaient des hommes qui obéissaient à un appel intérieur, à l’appel secret du sang et de l’esprit, ils étaient des volontaires d’une façon ou d’une autre, des hommes qui avaient appris une rude fraternité et appris à connaître ce qu’il y a derrière les choses et qui avaient trouvé dans la guerre une patrie. Patrie, peuple, nation. Voilà de grands mots, mais quand nous les prononcions, ils sonnaient faux. Et c’était pour cela qu’ils ne voulaient pas être des nôtres, pour cela cette entrée muette, imposante, fantomale.
Car la patrie était en eux et en eux la nation. Ce que nos voix proclamaient, ce dont nous nous vantions devant le monde, avait revêtu chez eux un sens secret ; c’était pour cela qu’ils avaient vécu, c’était pour cela qui leur avait commandé de faire ce que nous plaisions à appeler le devoir. Subitement la patrie était en eux, elle avait changé de place, elle avait été saisie par le tourbillon gigantesque des dernières années et emportée au front. Le front, c’était leur pays, c’était la nation, la patrie. Et jamais ils n’en parlaient. Jamais ils n’avaient cru aux paroles, ils ne croyaient qu’en eux-mêmes. La guerre les tenait, la guerre les dominait, la guerre ne les laisserait jamais échapper et jamais ils ne pourraient revenir ni nous appartenir tout à fait. Ils auront toujours la guerre dans le sang, la mort toute proche, l’horreur, l’ivresse et le fer. Ce qui se passait maintenant, ce retour, cette rentrée dans le monde paisible, ordonné, bourgeois, c’était une transplantation, une fraude et qui ne pouvait pas réussir. La guerre est finie ; les guerriers marchent toujours. Et parce que la masse est ici debout, que la foule est ici debout, qu’ici le peuple allemand est en voie de réorganisation, en fermentation, maladroit, composé de mille petits désirs, de mille petits courants, contenant tous les éléments, c’est pour cela qu’eux les soldats marcheront pour la Révolution, pour une autre révolution, qu’ils le veuillent ou non, fouettés par des forces que nous ne pouvons prévoir. De simples mécontents s’ils se dispersent, une dynamite formidable s’ils restent unis. La guerre n’a pas apporté de réponse, elle n’a amené aucune décision ; les guerriers marchent toujours. »