Carl Schmitt
Citationes
« Toute grande impulsion nouvelle, toute révolution et toute réforme, toute élite nouvelle est le fruit d’une ascèse et de la pauvreté volontaire ou imposée, celle-ci étant avant tout renoncement à la sécurité du statu quo. »
« Pour l’instant, le partisan représente encore une parcelle de vrai sol ; il est l’un des derniers à monter la garde sur la terre ferme, cet élément de l’histoire universelle dont la destruction n’est pas encore parachevée. »
« Jusqu'à la fin des temps, la doctrine augustinienne des deux cités séparées sera sans cesse replacée devant les deux points de la question qui reste ouverte : quis judicabit ? quis interpretabitur ? Qui résoudra in concreto, pour l'homme agissant dans son autonomie de créature, la question de ce qui est spirituel et de ce qui est temporel [...]. »
« Notre société présente est progressiste au sens d'un progrès débridé, qui associe une scientificité dénuée de valeurs, la liberté d'exploitation industrielle et la libre croissance de la consommation ; elle implique en outre le pluralisme des groupes sociaux, qui signifie un pluralisme généralisé des valeurs [...]. »
« [...] la haine de la royauté et de l'aristocratie pousse le bourgeois libéral vers la gauche ; la crainte pour sa propriété menacée par la démocratie et le socialisme radicaux le repousse à droite, vers une royauté puissante dont l'armée puisse le protéger ; c'est ainsi qu'il balance entre ses deux ennemis et qu'il voudrait les tromper tous deux. »
« Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés. »
« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle. »
L'avenir est à un « universalisme non critique »
« [...] ce furent les Anglais qui, finalement, surclassèrent tous leurs rivaux et s'assurèrent une suprématie mondiale fondée sur la domination des océans. [...] Certes, les grands empires coloniaux d’autres peuples européens continuèrent d’exister : l’Espagne et le Portugal, par exemple, conservèrent d’immenses possessions outre-mer ; mais ils perdirent le contrôle des mers et des voies de communication. »
« La France, elle, n’a pas suivi le grand élan maritime lié au protestantisme des huguenots. Par sa tradition spirituelle, elle resta en fin de compte un pays romain et en prenant parti pour la catholicité contre les huguenots (nuit de la Saint-Barthélemy en 1572 et conversion d’Henri IV au catholicisme), elle choisit par là même la terre contre la mer. Certes, son potentiel maritime restait considérable et aurait pu, même sous Louis XV, tenir tête à celui de l’Angleterre. Mais lorsqu’en 1672, le roi français congédia Colbert, son grand ministre du commerce et de la Marine, le choix en faveur de la terre devint irréversible. »
« C'est ainsi que la lutte pour la possession du Nouveau Monde devint une lutte entre la Réforme et la Contre-Réforme, entre le catholicisme mondial des Espagnols et le protestantisme mondial des huguenots, des Néerlandais et des Anglais. »
« L’apparition de l’avion marqua la conquête d’une troisième dimension après celle de la terre et de la mer. L’homme s’élevait au-dessus de la surface de la terre et des flots et se dotait en même temps d’un moyen de communication entièrement nouveau — et d’une arme non moins nouvelle. Ce fut un nouveau bouleversement des échelles de référence et des critères, et les possibilités de domination humaine sur la nature et les autres hommes devinrent incalculables. »
« Selon les interprétations des cabalistes médiévaux, l’histoire du monde est un combat entre la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Béhémoth, animal terrien que l’on imaginait sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau. »
« L’histoire mondiale est l’histoire de la lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des puissances continentales contre les puissances maritimes. »
« L’homme est un être terrestre, un terrien. La terre ferme est le lieu où il vit, se meut, se déplace. Elle est son sol et son milieu. C’est elle qui fonde ses perspectives, détermine ses impressions, façonne le regard qu’il porte sur le monde. Né sur la terre, évoluant sur elle, l’homme en tire non seulement son horizon, mais son allure, sa démarche, ses mouvements, sa silhouette, sa stature. C’est pourquoi il appelle "terre" l’astre sur lequel il vit bien que la surface du globe soit constituée, on le sait, aux trois quarts d’eau et d’un quart seulement de terre ferme et que même les plus vastes continents ne sont que d’immenses îles flottantes. Et depuis que nous savons que notre terre a une forme sphérique, nous parlons tout naturellement de "globe terrestre". Imaginer un "globe marin" nous paraîtrait étrange.
Toute notre existence d’ici-bas, notre bonheur, nos malheurs, nos joies et nos peines, sont pour nous la vie "terrestre", c’est-à-dire, selon les sujets, un paradis ou une vallée de larmes. On comprend donc que dans nombre de mythes et de légendes qui expriment les souvenirs et les épreuves les plus lointains et les plus intimes des peuples, la terre apparaisse comme la mère primitive des hommes. Il est établi qu'elle est la plus ancienne de toutes les divinités. Les livres sacrés nous racontent que l’homme, issu de la terre, retournera à la terre. La terre est son socle maternel puisqu'il est lui-même fils de la terre. »
« Sans la baleine, les pêcheurs n'auraient jamais quitté les côtés ; c'est elle qui les émancipa des rivages et les attira vers le large. C'est elle qui nous fit découvrir les courants marins et la route du Nord. C'est elle qui nous a guidés. »
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c'est la discrimination de l'ami et de l'ennemi. Elle fournit un principe d'identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. »
« L'ennemi ne saurait être qu'un ennemi public, parce que tout ce qui est relatif à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier, devient de ce fait affaire publique. Ennemi signifie hostis et non inimicus au sens plus large ; πολέμιος et non ἐχθρός. À l'instar de certaines autres langues, la langue allemande ne fait pas de distinction entre l'ennemi privé et l'ennemi politique, ce qui rend possibles bien des malentendus et des falsifications. Le passage bien connu : "Aimez vos ennemis" (Matth. 5, 44 ; Luc 6, 27), signifie diligite inimicos vestros, ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχθροὺς ὑμῶν et non : diligite hostes vestros ; il n'y est pas question d'ennemi politique. Et dans la lutte millénaire entre le christianisme et l'Islam, il ne serait venu à l'idée d'aucun chrétien qu'il fallait, par amour pour les Sarrasins ou pour les Turcs, livrer l'Europe à l'Islam au lieu de la défendre. L'ennemi au sens politique du terme n'implique pas une haine personnelle, et c'est dans la sphère du privé seulement que cela a un sens d'aimer son ennemi, c'est-à-dire son adversaire. La citation biblique ci-dessus fait encore moins allusion à l'antagonisme politique qu'elle ne tend, par exemple, à faire disparaître l'opposition du bien et du mal ou celle du beau et du laid. Elle ne signifie surtout pas que l'on aimera les ennemis de son peuple et qu'on les soutiendra contre son propre peuple. »
« Ce serait une stupidité de croire qu’un peuple sans défense n’aurait que des amis, et il serait bas et malhonnête de compter que l’ennemi se laisserait peut-être attendrir par la non-résistance. Personne n’ira croire que les hommes puissent, par exemple, changer le monde et y créer une situation de moralité pure en renonçant à toute productivité esthétique ou économique ; combien moins encore un peuple renonçant à toute décision politique saurait-il placer l’humanité dans une situation où régnerait la moralité pure ou l’économie pure. Qu’un peuple n’ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique ce n’est pas la fin du politique dans le monde. C’est seulement la fin d’un peuple faible. »
« Qui est mon ennemi ? Celui-là est-il mon ennemi qui me donne ma pâture dans la cellule ? Il m’habille et me loge même. La cellule est l’habit dont il me fait don. Je me demande donc : Qui peut enfin être mon ennemi ?...
Qui puis-je donc reconnaître enfin comme mon ennemi ? Manifestement celui-là seul qui me met en question. En tant que je le reconnais comme mon ennemi, je reconnais qu’il me met en question. Mais qui peut véritablement me mettre en question ? Il n’y a que moi-même. Ou encore mon frère. C’est cela. L’autre est mon frère. L’autre se trouve être mon frère, et mon frère se trouve être mon ennemi. Adam et Eve avaient deux fils, Caïn et Abel. Ainsi commence l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que nous apparaît le père de toutes choses. C’est là la tension dialectique qui maintient l’histoire du monde en mouvement, et l’histoire du monde n’est pas encore parvenue à son terme.
Sois donc prudent et ne parle pas à la légère de l’ennemi. On se classe d’après son ennemi. On se situe d’après ce que l’on reconnaît comme son ennemi. Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs. Mais toute extermination n’est qu’une auto-destruction. L’ennemi par contre, c’est l’autre. Souviens-toi des belles phrases du philosophe : la relation à moi-même par l’autre constitue ce qui est véritablement infini. La négation de la négation, dit le philosophe, n’est pas une neutralisation, mais tout ce qui est véritablement infini en dépend. Ce qui est véritablement infini est le concept fondamental de la philosophie : L’ennemi est la figure de notre propre question.
Malheur à celui qui n'a pas d'ami, car son ennemi sera là pour le faire passer en jugement.
Malheur à celui qui n'a pas d'ennemi, car je serai son ennemi le jour du jugement dernier. »
— Carl Schmitt, Ex Captivitate Salus (1950)
« Il y a là, semble-t-il, un procédé de justification des guerres particulièrement fécond de nos jours. Dans ce cas, les guerres se déroulent, chacune à son tour, sous forme de toute dernière des guerres que se livre l’humanité. Des guerres de ce type se distinguent fatalement par leur violence et leur inhumanité, pour la raison que, transcendant le politique, il est nécessaire qu’elles discréditent l’ennemi dans les catégories morales et autres pour en faire un monstre inhumain, qu’il ne suffit pas de repousser, mais qui doit être anéanti définitivement au lieu d’être simplement cet ennemi qu’il faut remettre à sa place, reconduire à l’intérieur de ses frontières. [...]
L’humanité en tant que telle ne peut pas faire la guerre, car elle n’a pas d’ennemi, du moins sur cette planète. Le concept d’humanité exclut le concept d’ennemi parce que l’ennemi lui-même ne laisse pas d’être un homme et qu'il n'y a là aucune distinction spécifique. Le fait que certaines guerres soient menées au nom de l'humanité ne constitue par une réfutation de cette vérité simple, mais seulement un renforcement de la signification politique. Quand un État combat son ennemi politique au nom de l'humanité, ce n'est pas une guerre de l'humanité mais bien plutôt une de celles où un État donné affrontant l'adversaire cherche à accaparer un concept universel pour s'identifier à celui-ci (aux dépens de l'adversaire), comme on abuse d'autre part de la paix, de la justice, du progrès et de la civilisation en les revendiquant pour soi tout en les déniant à l'ennemi. Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, et sous sa forme éthique et humanitaire, il est un véhicule de l’impérialisme économique. On peut appliquer à ce cas, avec la modification qui s'impose, un mot de Proudhon : “Qui dit humanité veut tromper.” Étant donné qu'un nom aussi sublime entraîne certaines conséquences pour celui qui le porte, le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, de l'invoquer et de le monopoliser, ne saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité et partant à pousser la guerre jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain. »
« Le concept d'État présuppose le concept de politique. »
« Au lendemain des guerres de libération, la philosophie dominante en Prusse fut celle de Hegel. Celle-ci était une tentative systématique de conciliation entre la révolution et la tradition. Elle pouvait passer pour conservatrice, elle l'était. Mais elle conservait aussi l'étincelle révolutionnaire, et sa philosophie de l'histoire fournit au progrès de la révolution une arme idéologique dangereuse, plus dangereuse que ne l'avait été la philosophie de Rousseau aux mains des Jacobins. C'est cette arme forgée par la philosophie de l'histoire qui tomba aux mains de Karl Marx et de Friedrich Engels. Mais nos deux révolutionnaires allemands étaient davantage des penseurs que des activistes de la guerre révolutionnaire. C'est avec un révolutionnaire professionnel russe, avec Lénine, que le marxisme en tant que doctrine est devenu cette puissance historique mondiale qu'il représente aujourd'hui. »