Différences entre les versions de « Contre Hayek - Alain de Benoist »
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− | '''[[Alain de Benoist]], | + | '''[[Alain de Benoist]], ''Contre le libéralisme'' (2019), éd. Éditions du Rocher, 2019, ISBN 9782268101217, p. 191-242.''' |
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− | Le Club de | + | Le Club de l’Horloge a tenu du 20 au 22 octobre 1989, à Nice, sa 5e Université annuelle sur le thème : « Le libéralisme au service du peuple » (''sic''). La tonalité générale était celle d’un conservatisme « national-libéral ». Henry de Lesquen, président du Club, devait ainsi déclarer qu’« il n’y aura pas de société libérale authentique tant que la conception de l’homme issue de la tradition occidentale, humaniste et chrétienne n’aura pas prévalu » <ref>La Presse française, 4 novembre 1989.</ref>. La thèse développée à cette occasion a en fait surtout consisté à opposer entre elles deux grandes traditions libérales, l’une trouvant son origine dans les idées de Locke, l’autre dérivée de Hume et de Burke. Il y aurait ainsi un « mauvais libéralisme », fondé sur l’empirisme de la table rase et aboutissant au courant libertarien ou anarcho-capitaliste, et un « bon libéralisme », soucieux de préserver les traditions et donc parfaitement conciliable avec un point de vue « national ». |
− | Cette façon de voir, empreinte apparemment de quelques considérations | + | Cette façon de voir, empreinte apparemment de quelques considérations d’opportunisme politicien, se légitimait d’une référence constante à un auteur aujourd’hui disparu, Friedrich A. (von) Hayek. Si l’accueil réservé à cette démarche a été quelque peu mitigé <ref>Répondant à Henry de Lesquen, Jacques Garello, chef de file des « nouveaux économistes », rappelait ainsi que « les libéraux sont libéraux, et ne sont pas de droite » (''La Nouvelle lettre'', 2 septembre 1989). Il avait écrit antérieurement : « Au nom de la nation, on ne peut protéger des privilèges, des industries, on ne peut exclure l’étranger. C’est en quoi les libéraux ne sont pas nationalistes » (''La Nouvelle Lettre'', 11 mai 1987). Hayek a pour sa part explicitement rejeté le qualificatif de « conservateur » (« Why I Am Not a Conservative », in ''The Constitution of Liberty'', University of Chicago Press, Chicago 1960, postface ; texte repris in Chiaki Nishiyama et Kurt R. Leube, ed., ''The Essence of Hayek'', Hoover institution Press, Stanford 1984, pp. 281-298), ce qui ne saurait surprendre, puisque, commle rappelle Philippe Nemo, « le libéralisme n’est pas moins l’adversaire du conservatisme que celui du socialisme » (La société de droit selon F.A. Hayek, PUF, 1988, p. 369). Pour un point de vue opposé à celui du Club de l’Horloge, mais émanant de la même famille politique, cf. Jean-Claude Bardet, « Le libéralisme est un ennemi », in ''Le Choc du mois'', novembre 1989, pp. 18-20 (article commenté négativement par Jean-Marie Le Pen, in ''Le Figaro-Magazine'', 17 février 1990). On notera que la distinction des « deux libéralismes » évoque à certains d’égards la querelle qui, depuis plusieurs années, oppose aux États-Unis les « conservateurs » du type Russell Kirk aux « néoconservateurs » du type Norman Podhoretz, ainsi qu’aux libertariens (Murray N. Rothbard, David Friedman, etc.).</ref>, le thème du « national-libéralisme » (ou du libéralisme conservateur) n’en est pas moins récurrent dans l’histoire des idées <ref>C’est surtout en Allemagne, en Hollande et dans les pays anglo-saxons que l’on a vu se manifester le plus fréquemment depuis un siècle des mouvements ou des partis s’affirmant explicitement « nationaux-libéraux ». Sur le cas français, cf. Edmond Marc Lipiansky, ''L’âme française ou le national-libéralisme. Analyse d’une représentation sociale'', Anthropos, 1979.</ref>. Se pencher sur l’œuvre de Hayek est un bon moyen d’en prendre la juste mesure<ref>Né à Vienne en 1899, professeur à la London School of Economics de Londres à partir de 1931, Friedrich A. (von) Hayek s’est orienté vers le libéralisme principalement sous l’influence de Ludwig von Mises, dont il se séparera quelque peu par la suite. Dans les années trente, ses positions pâtissent considérablement du succès des idées de Keynes. En 1944, la parution de son pamphlet intitulé ''The Road to Serfdom'' (''La route de la servitude'', Médicis, 1946, rééd. : PUF, 1985 et 1993) contribue en revanche à sa renommée et entraîne, en avril 1947, la création de la Société du Mont-Pèlerin. Elle lui vaut aussi d’être appelé aux Etats-Unis. Professeur de philosophie morale à Chicago de 1950 à 1956, Hayek tirera de son enseignement la matière de ses ouvrages les plus célèbres, notamment les trois volumes de ''Law, Legislation and Liberty'' (Routledge & Kegan Paul, London, et Chicago University Press, Chicago 1973-79 ; trad. fr. : ''Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique'', vol. 1 : Règles et ordre, vol. 2 : ''Le mirage de la justice sociale'', vol. 3 : ''L’ordre politique d’un peuple libre'', PUF, 1980-83, rééd. en 1985-92). Revenu en Autriche en 1956, il continue d’enseigner à l’université de Salzbourg, prend sa retraite en 1969 et se retire à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne). En 1974, il partage le Prix Nobel d’économie avec Gunnar Myrdal. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, son œuvre est redécouverte par les libertariens américains, ainsi qu’en France par le groupe des « nouveaux économistes ». Il meurt le 23 mars 1992. Son œuvre comprend également les titres suivants : ''Monetary Theory and Trade Cycle'' (1929), ''Prices and Production'' (1931, trad. fr. : Prix et production, Calmann-Lévy, 1975, rééd. : Agora, 1985), ''Monetary Nationalism and International Stability'' (1933), ''Collectivist Economic Planning'' (en collab. avec Ludwig von Mises, 1935), ''The Political Idea of the Rule of Law'' (1937), ''Profits, Interest and Investment'' (1939), ''The Pure Theory of Capital'' (1940), ''The Counter-Revolution of Science'' (1944, trad. fr. par Raymond Barre : ''Scientisme et sciences sociales. Essai sur le mauvais usage de la raison'', Plon, rééd. : Agora, 1986), ''Individualism and Economic Order'' (1948), ''The Constitution of Liberty'' (1960), ''Studies in Philosophy, Politics and Economics'' (1967), ''New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas'' (1978), ''Denationalization of Money'' (1974-76), ''1980’s Unemployment and the Unions'' (1980), ''Money, Capital and Fluctuations'' (1985). Son dernier livre, ''The Fatal Conceit. The Errors of Socialism'' (University of Chicago Press, Chicago 1989 ; trad. fr. : ''La présomption fatale. Les erreurs du socialisme'', PUF, 1993), édité par W.W. Bartley III, figure en tête des ''Collected Works of Friedrich A. Hayek'' en vingt-deux volumes, actuellement en cours de parution aux Presses de l’université de Chicago. La bibliographie la plus complète sur Hayek, arrêtée en juillet 1983, se trouve dans le livre de John Gray, ''Hayek on Liberty'', Basil Blackwell, London 1984 (2ème éd. en 1986), pp. 143-209. Sur Hayek, cf. aussi Fritz Machlup (ed.), ''Essays on Hayek'', New York University Press, New York 1976, et Routledge & Kegan Paul, London 1977 ; Eamonn Butler, ''Hayek. His Contribution to the Political and Economic Thought of Our Time'', Temple Smith, London 1983 ; Chiaki Nishiyama et Kurt R. Leube (ed.), ''The Essence of Hayek'', op. cit. ; Arthur Sheldon (ed.), ''Hakek’s « Serfdom » Revited'', Intitute of Economic Affairs, London 1984 ; Kurt R. Leube et Albert H. Slabinger (ed.), ''The Political Economy of Freedom. Essays in Honor of F.A. Hayek'', Philosophia, München-Wien 1984 ; Philippe Nemo, ''La société de droit selon F.A. Hayek'', op. cit. ; Gilles Dostaler et Diane Ethier (éd.), ''Friedrich Hayek : philosophie, économie et politique'', Economica, 1989 ; Guido Vetusti (éd.), ''Il realismo politico di Ludwig von Mises e Friedrich von Hayek'', Giuffrè, Milano 1989 ; Jérôme Ferry, ''Friedrich A. Hayek : les éléments d’un libéralisme radical'', Presses universitaires de Nancy, Nancy 1990 ; Bruno Pays, ''Libérer la monnaie. Les contributions monétaires de Mises, Rueff et Hayek'', PUF, 1991 ; Barry J. McCormick, ''Hayek and the Keynesian Avalanche'', Harvester Wheatsheaf, New York 1992 ; Renato Cristi, ''Le libéralisme conservateur. Trois essais sur Schmitt, Hayek et Hegel'', Kimé, 1993.</ref>. |
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− | + | Dans le champ des doctrines libérales, l’originalité de la démarche de Hayek est certaine. Prenant ses distances vis-à-vis du libéralisme « continental » (exception faite de Tocqueville et de Benjamin Constant), Hayek vise en effet à revenir aux sources de l’individualisme et du libéralisme anglo-écossais (Hume, Smith, Mandeville, Ferguson) tout en faisant l’économie des notions de raison, d’équilibre pur, d’ordre naturel et de contrat social. Pour ce faire, il s’emploie d’abord à dessiner une vaste fresque. L’humanité, selon lui, a adopté au cours de son histoire deux systèmes sociaux et moraux opposés. Le premier système, l’« ordre tribal », reflète des conditions de vie « primitives ». Il caractérise une société refermée sur elle-même, dont les membres se connaissent tous entre eux et déterminent leur conduite en fonction d’objectifs concrets qu’ils perçoivent et déterminent de manière relativement homogène. Dans cette société de face à face, agencée en fonction de finalités collectives à atteindre, les rapports humains, largement déterminés par l’« instinct », sont essentiellement fondés sur la solidarité, la réciprocité et l’altruisme à l’intérieur du groupe. | |
− | Cet « ordre tribal » | + | Cet « ordre tribal » s’est progressivement défait, au fur et à mesure que les liens de personne à personne se distendaient dans des structures sociales plus impersonnelles, pour céder la place à la société moderne, que Hayek a successivement appelé « grande société », puis « ordre étendu », et qui correspond d’assez près à la « société ouverte » de Popper. Cette société moderne (dont le libéralisme, le capitalisme, le libre-échangisme, l’individualisme, etc. sont les formes idéologiques dominantes les plus répandues) est fondamentalement une société qui ne connaît pas de clôture. Les rapports sociaux ne peuvent donc plus y être réglés selon le modèle du face à face. Dans cette société, dit Hayek, les comportements « instinctifs », devenus inutiles, sont remplacés par des comportements contractuels abstraits (sauf, éventuellement, au sein de très petits groupes comme la famille). L’ordre s’y établit spontanément, dans l’abstrait, non comme le produit d’une volonté ou d’un dessein, mais sous l’effet des multiples interrelations nées de l’activité des agents. La « grande société » se définit par là comme un système social qui gère spontanément l’absence de fin commune. |
− | Alors que Ludwig von Mises avait encore tendance à voir dans les institutions libérales le produit | + | Alors que Ludwig von Mises avait encore tendance à voir dans les institutions libérales le produit d’un choix conscient fondé sur la rationalité abstraite, Hayek affirme que, dans la « grande société », ces institutions ont été lentement sélectionnées par l’habitude. Ce n’est pas, en d’autres termes, par la déduction logique ni même par l’analyse rationnelle que les hommes ont progressivement maîtrisé leur environnement et se sont dotés d’institutions nouvelles, mais par le biais de règles — Hayek définit l’homme comme un « ''rule-following animal'' » — acquises sous l’effet de l’expérience et consacrées par le temps. La raison n’est donc pas la cause, mais seulement le produit de la culture. L’usage ne se décrète pas, il est immanent à l’état de choses, et c’est pourquoi on ne peut identifier l’origine des institutions qui ont le plus perduré dans le temps. La culture résulte alors de la « transmission de règles apprises de juste conduite qui n’ont jamais été inventées et dont la fonction reste incomprise des individus qui agissent ». |
− | La société moderne forme donc pour Hayek un « ordre spontané » | + | La société moderne forme donc pour Hayek un « ordre spontané » qu’aucune volonté humaine ne saurait reproduire ni surtout dépasser, et qui se serait formé selon un modèle inspiré du schéma darwinien. La civilisation moderne ne relèverait en effet fondamentalement ni de la nature ni de l’artifice, mais d’une évolution culturelle où la sélection se serait opérée d’elle-même. Dans cette optique, les règles sociales jouent le rôle attribué aux mutations dans la théorie néodarwinienne : certaines sont retenues parce qu’elles se révèlent « plus efficaces » et confèrent un avantage à ceux qui les adoptent (ce sont les « règles de juste conduite »), tandis que les autres sont abandonnées. « Les règles sont, non pas inventées ''a priori'', mais sélectionnées ''a posteriori'', écrit Philippe Nemo, à la faveur d’un processus d’essais et d’erreurs et de stabilisation »<ref>Op. cit., p. 75.</ref>. Une règle sera retenue ou rejetée selon qu’à l’expérience elle se révèlera ou non ''utile'' à l’ensemble du système constitué par les règles déjà existantes. Hayek écrit : « C’est la sélection progressive de règles de conduite de plus en plus impersonnelles et abstraites, libérant le libre arbitre individuel tout en assurant une domestication de plus en plus stricte des instincts et pulsions hérités des phases précédentes de son développement social qui ont permis l’avènement de la Grande Société en rendant possible la coordination spontanée des activités de groupes humains de plus en plus étendus «. Et encore : « Si la liberté est devenue une morale politique, c’est par suite d’une sélection naturelle qui fait que la société a progressivement sélectionné le système de valeurs qui répondait le mieux aux contraintes de survie qui étaient alors celles du plus grand nombre ». La culture est donc bien avant tout « la mémoire des règles de comportement bénéfiques sélectionnées par le groupe »<ref>Ibid., p. 86.</ref>. |
− | + | L’émergence de la modernité est ainsi présentée comme le résultat « naturel » de l’évolution d’une civilisation ayant progressivement consacré la liberté individuelle comme principe abstrait et général de discipline collective, c’est-à-dire comme affranchissement de la société traditionnelle et passage « à un système de disciplines abstraites où les actions de chacun envers les autres sont guidées par l’obéissance, non plus à des fins connues, mais à des règles générales et impersonnelles, qui n’ont pas été délibérément établies par l’homme, et dont le rôle est de permettre la construction d’ordres plus complexes que nous ne pouvons comprendre ». Cette vision darwinienne sociale s’apparente bien entendu à l’idéologie du progrès. Elle implique, comme on le verra plus loin, une lecture optimiste et utilitariste de l’histoire humaine : la « grande société » ''vaut mieux'' que l’« ordre tribal », et la preuve qu’elle est meilleure, c’est qu’elle l’a emporté. | |
− | Après avoir posé de façon diachronique, | + | Après avoir posé de façon diachronique, c’est-à-dire historiquement, la distinction entre ses deux grands modèles de société, Hayek la redéploie ensuite de façon synchronique, en opposant ''taxis'' et ''kosmos''. Le premier de ces termes, taxis, définit l’ordre institué volontairement, dont relève tout projet politique associant la collectivité à un but commun, toute forme de planification, d’interventionnisme étatique, d’économie administrée, etc. C’est évidemment, aux yeux de Hayek, une résurgence de l’« ordre tribal ». Le mot ''kosmos'', au contraire, désigne l’ordre « spontané », auto-engendré, c’est-à-dire « naturellement » issu de l’usage et de la pratique, qui caractérise la « grande société ». Cet ordre spontané n’existe en vue d’aucun but. Les sociétaires y participent en poursuivant leurs seuls objectifs individuels, l’interaction de leurs stratégies particulières déterminant de mutuels ajustements. Le ''kosmos'' se forme donc indépendamment des intentions et des projets humains. Selon la célèbre formule d’Adam Ferguson (1723-1816), il « résulte de l’action de l’homme, mais non de ses desseins »<ref>''Essay on the History of Civil Society'', London 1767 (rééd. par Louis Schneider : London 1980 ; trad. fr. : ''Essai sur l’histoire de la société civile'', éd. par Claude Gautier, PUF, 1992).</ref>. |
− | Cette définition de la société moderne comme une société fondamentalement et nécessairement opaque amène Hayek à rejeter la définition classique de la concurrence comme un phénomène impliquant, pour son bon fonctionnement, une information aussi complète que possible des acteurs économiques et sociaux. Hayek récuse | + | Cette définition de la société moderne comme une société fondamentalement et nécessairement opaque amène Hayek à rejeter la définition classique de la concurrence comme un phénomène impliquant, pour son bon fonctionnement, une information aussi complète que possible des acteurs économiques et sociaux. Hayek récuse l’idée d’une transparence du marché : l’information pertinente ne pourra jamais être totalement à la disposition des agents. Au contraire, affirme-t-il, ce qui justifie le mieux l’économie de marché, c’est précisément le fait que l’information y est toujours incomplète et imparfaite, car dans de telles conditions, le mieux sera toujours de laisser chacun se débrouiller avec ce qu’il sait. La concurrence sera donc d’abord l’effet du laisser-faire, alors que dans le modèle classique, c’est plutôt le laisser-faire qui résulte de l’hypothèse d’une concurrence pure et parfaite. |
− | Le trait caractéristique de la « grande société » étant | + | Le trait caractéristique de la « grande société » étant l’excès structurel de l’information pertinente par rapport l’information disponible, appropriable, l’illusion dite « synoptique » est celle qui consiste à croire à la possibilité d’une information parfaite. Le raisonnement de Hayek est ici le suivant : la connaissance des processus sociaux est nécessairement limitée, puisqu’elle est en état de formation collective permanente. Aucun individu, aucun groupe ne saurait y avoir accès. Personne ne peut donc prétendre avoir accès ou pouvoir prendre en considération la totalité des paramètres. Or, le succès de l’action sociale exige une connaissance complète des faits pertinents pour cette action. Comme une telle connaissance est impossible, nul ne peut non plus prétendre agir sur la société dans un sens conforme à ses intérêts, ni même entreprendre une action parfaitement adéquate par rapport à l’objectif visé. D’un constat épistémologique, Hayek tire une conséquence sociologique : une certaine ignorance est indépassable ; l’incomplétude de l’information entraîne l’impossibilité de prévoir les conséquences réelles des actions, laquelle conduit à douter de l’opérationalité de nos savoirs. L’homme ne pouvant être omniscient, le mieux pour lui est alors de s’en remettre à la tradition, c’est-à-dire à l’habitude consacrée par l’expérience. « Le véritable rationalisme, écrit Philippe Nemo, consiste dès lors à reconnaître la valeur de la connaissance normative transmise par la tradition, malgré son opacité et son irréductibilité à la logique »<ref>Op. cit., p. 85.</ref>. |
− | Le marché est évidemment la clé de voûte de tout le système. Dans une société uniquement composée | + | Le marché est évidemment la clé de voûte de tout le système. Dans une société uniquement composée d’individus, les échanges qui se réalisent dans le cadre du marché représentent en effet le seul mode d’intégration concevable. Pour Smith comme pour Mandeville, le marché constitue un mode de régulation sociale abstrait, régi par une « main invisible » exprimant des lois objectives censées régler les rapports inter-individuels en dehors de toute autorité humaine. Le marché s’avère de la sorte intrinsèquement anti-hiérarchique : il est un mode de prise de décision où personne ne décide volontairement pour un autre que soi. L’ordre social se confond alors avec l’ordre économique, comme résultante non intentionnelle des actions entreprises par les agents pour réaliser leur meilleur intérêt. |
− | Hayek reprend à son compte cette théorie smithienne de la « main invisible », | + | Hayek reprend à son compte cette théorie smithienne de la « main invisible », c’est-à-dire l’analyse des mécanismes totalement impersonnels qu’on suppose être à l’œuvre dans un marché libre. Mais il lui apporte des aménagements très importants. Chez Adam Smith, cette théorie reste en effet d’ordre macro-économique : les actes individuels, quoique se manifestant de manière apparemment désordonnée, finissent par concourir miraculeusement à l’intérêt collectif, c’est-à-dire au bien-être de tous. C’est pourquoi Smith admet encore l’intervention publique lorsque la finalité individuelle ne réalise pas le bien général. Hayek, au contraire, se refuse à admettre cette exception. Le libéralisme classique pose également que le marché concurrentiel permet de satisfaire de façon optimale des fins données. Hayek répond que les fins ne sont jamais données, puisqu’elles ne sont pas connaissables, et qu’on ne saurait donc prêter au marché la capacité de traduire la hiérarchie des fins ou des demandes. Une telle prétention est même purement tautologique, puisque « l’intensité relative de la demande de biens et services, intensité à laquelle le marché ajustera sa production, est elle-même déterminée par la répartition des revenus qui, à son tour, est déterminée par le mécanisme du marché ». N’ayant ni but ni priorité, le marché ne s’ordonne par rapport à aucune fin : il laisse les fins indéterminées et ne fournit qu’un accord sur les moyens (''means-connected''). D’autre part, dans la théorie classique, l’allocation optimale des ressources rares à l’échelle sociale est assurée théoriquement par l’ajustement des marchés concurrentiels formant un équilibre général. Suivant Ludwig von Mises, et anticipant sur la critique qui sera développée après lui par G.L.S. Schackle et Ludwig Lachmann, Hayek rejette cette vision statique inspirée de Walras et s’efforce de substituer un système institutionnel optimal à un système de production socialement optimal, remplaçant ainsi l’équilibre général statique par un équilibre dynamique partiel. |
− | Enfin, contre les classiques, Hayek affirme que ce | + | Enfin, contre les classiques, Hayek affirme que ce n’est pas la liberté des agents qui permet l’échange, mais bien l’échange qui permet leur liberté. On verra plus loin ce qu’il convient de penser de cette affirmation, qui occupe une place centrale dans le système hayékien. Ses conséquences, en tout cas, sont fondamentales. Dans l’optique classique, le marché au sens strict terme se rapportait encore à la seule sphère économique, l’Etat ayant pour rôle de « compléter le marché » en garantissant son bon fonctionnement, et même parfois en s’y substituant. Dans l’optique néolibérale, qui est celle de l’économique généralisée, le marché devient un modèle explicatif, une grille de lecture applicable à toutes les activités humaines : il existe un marché du mariage, un marché du crime, etc. Le champ politique est lui-même redéfini comme un marché où des entrepreneurs (les politiciens ) cherchent à se faire élire en répondant à la demande d’électeurs visant eux-mêmes à satisfaire leur meilleur intérêt. Hayek légitime indirectement cette vision en posant le marché, non plus seulement comme une machinerie économique permettant l’ajustement miraculeux de plans élaborés en privé par les individus, mais comme une formation ordonnée, un ordre établi spontanément, c’est-à-dire antérieurement ou indépendamment de toute action individuelle, qui à travers le système des prix permet une communication optimale de l’information. Le marché, dans ces conditions, recouvre donc bien la totalité du social. Il n’est même plus le modèle de l’activité humaine, mais cette activité elle-même. Loin de se borner au champ de l’activité économique proprement dite (Hayek tend d’ailleurs à réserver l’usage du mot « économie » à la description d’unités élémentaires comme les entreprises et les ménages), il devient un système de régulation générale de la société, pompeusement dénommé « catallaxie » (néologisme emprunté à von Mises). Il n’est plus seulement un mécanisme économique d’allocation optimale des ressources dans un univers traditionnellement décrit comme gouverné par la rareté, mécanisme ordonné à une quelconque finalité positive (bonheur des individus, enrichissement, bien-être), mais un ordre aussi bien sociologique que « politique », support instrumental formel de la possibilité pour les individus de poursuivre librement leurs objectifs particuliers, bref une structure, c’est-à-dire un procès sans sujet, aménageant spontanément la coexistence de la pluralité des fins privées et qui s’impose à tous dans la mesure même où, par nature, il interdit aux individus comme aux groupes de chercher à le réformer. |
− | Le principe qui | + | Le principe qui s’affirme ici est évidemment celui d’une activité individuelle étroitement associée au modèle de l’échange de type marchand. La liberté reste définie sans plus comme absence de contrainte, de coercition. Elle exprime « la situation dans laquelle chacun peut utiliser ce qu’il connalt en vue de ce qu’il veut faire », situation qui n’est garantie que par l’ordre du marché. Elle n’est donc pas le moyen d’atteindre un objectif qu’une action sociale pourrait concrétiser, mais le don impersonnel que l’évolution historique a accordé aux hommes avec l’émergence de l’ordre abstrait de l’échange. Hors du marché, pas de liberté ! |
− | Pierre Rosanvallon dit très justement que « le libéralisme fait en quelque sorte de la dépersonnalisation du monde les conditions du progrès et de la liberté »<ref>Le libéralisme économique. Histoire de | + | Pierre Rosanvallon dit très justement que « le libéralisme fait en quelque sorte de la ''dépersonnalisation du monde'' les conditions du progrès et de la liberté »<ref>''Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché'', Seuil, 1989, p. VII (1ère éd. : ''Le capitalisme utopique'', Seuil, 1979).</ref>. La démarche de Hayek s’inscrit de toute évidence dans cette visée, qui entend remplacer le pouvoir des hommes par des modes de régulation sociale aussi impersonnels que possible. John Locke affirmait déjà que ceux qui détiennent l’autorité ne doivent poser que des règles générales et universelles. Pour Hayek, la cohérence sociale, ne découlant pas d’une adhésion à une quelconque finalité collective, mais du mutuel ajustement des anticipations de chacun, est d’ordre à la fois logique et fonctionnel. Un état social est cohérent quand ses règles de conduite sont non contradictoires et conformes à son évolution. De même que pour Popper, on ne peut décider du vrai, mais seulement éliminer le faux (critère de falsifiabilité), on ne peut selon Hayek définir des règles justes, mais seulement déterminer négativement celles qui ne sont pas injustes. Les règles les moins injustes étant celles qui n’entravent pas le bon fonctionnement du marché, qui se conforment le plus possible à un ordre impersonnel et abstrait et qui s’écartent le moins possible de l’usage établi, la bonne société est donc celle où la loi du législateur (''thesis'') suit au plus près la coutume (''nomos'') qui a permis l’émergence de l’ordre marchand. Il en résulte qu’une Constitution ne doit pas comprendre des règles de droit substantielles, mais seulement des règles neutres et abstraites qui déterminent les limites de l’action législative ou exécutive. |
− | + | L’objectif de la loi, en d’autres termes, n’est donc plus d’organiser les actions individuelles en vue du bien commun ou de quelque projet déterminé, mais de codifier des règles ayant pour seule fonction de protéger la liberté d’action des individus, c’est-à-dire d’indiquer « à chacun ce sur quoi il peut compter, quels objets matériels ou services il peut utiliser pour ses projets, et quel est le champ d’action qui lui est ouvert ». Or, ajoute Hayek, le droit ne peut protéger la formation des anticipations individuelles que s’il est lui-même conforme à l’ordre des choses déjà institué et, inversement, ne peuvent être considérées comme légitimes que les anticipations qui se forment en accord avec cet ordre institué. Les règles seront donc des normes purement formelles, sans aucun contenu substantiel, condition nécessaire pour qu’elles soient universellement valables. En effet, souligne Hayek, « c’est seulement si elles sont appliquées universellement, sans égard à leurs effets particuliers qu’elles serviront à maintenir l’ordre abstrait ». Bien entendu, les individus seront tous posés comme égaux par rapport à ces règles formelles, mais comme celles-ci renvoient à une réalité, elle bien concrète, qui n’est autre que le capitalisme libéral, leur égalité n’aura elle-même rien de substantiel : l’égalité formelle ira de pair avec l’inégalité sociale réelle. | |
− | Une société qui | + | Une société qui s’organise à partir de l’échange marchand serait ainsi susceptible de remporter l’adhésion de tous sans proposer jamais de fins communes. Elle instituerait un ordre de purs moyens laissant chacun responsable de ses finalités propres. Ce qui réunit les hommes dans la catallaxie, définie comme « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché » <ref>''Droit, législation et liberté'', vol. 2, PUF, 1982, p. 131.</ref>, n’est en effet pas une communauté de fins, mais une communauté de moyens, exprimée en l’occurrence dans l’ordre abstrait du droit. Comme Hume et Montesquieu, Hayek croit en outre à la vertu pacifiante de l’échange. En évitant les dangers du face à face propre à l’« ordre tribal » et le débat sur les fins collectives, le marché neutraliserait les rivalités, apaiserait les passions et porterait à l’extinction des conflits. Tous les membres de la « grande société » communiant dans une même adhésion à un système de moyens substitué à un débat sur les fins, les oppositions disparaîtraient ou trouveraient d’elles-mêmes leur solution. |
− | Ce modèle de société pose | + | Ce modèle de société pose d’emblée un problème d’interprétation. A première vue, par exemple, on pourrait être tenté de considérer l’idée d’un ordre ''spontané'' comme un avatar de l’ordre ''naturel'', tel qu’ont pu le concevoir les théoriciens contre-révolutionnaires les plus hostiles au volontarisme. Mais ce serait une erreur, car Hayek ne présente nullement l’ordre spontané comme renvoyant à un état à la fois originel et permanent, constitutif en quelque sorte de tout ordre social humain, mais bien au contraire comme un ordre acquis au cours de l’histoire de l’humanité et qui atteint son apogée à l’époque moderne. C’est un ordre, pourrait-on dire, qui résulte d’une évolution « naturelle », mais qui n’en est pas pour autant un « ordre naturel ». |
− | La façon dont Hayek affirme | + | La façon dont Hayek affirme l’autonomie du social donne par ailleurs à son raisonnement une apparence de holisme, dans la mesure où le marché est posé chez lui comme une totalité englobante, fonctionnant comme telle, et qui implique entre les agents des relations d’échange qu’on ne saurait évidemment repérer chez l’individu isolé. Enfin, l’idée d’ordre spontané semble renvoyer à la notion systémique d’auto-organisation, d’autant que Hayek a cherché lui-même à plusieurs reprises à rapprocher ses thèses de la systémique de P.A. Weiss, des modèles cybernétiques (Heinz von Forster), des concepts de complexité (John von Neumann) et d’« autopoièse » (Francisco Varela, H. Maturana), de la thermodynamique des systèmes ouverts (Ilya Prigogine), etc.<ref>Sur Hayek et l’auto-organisation, cf. Jean-Pierre Dupuy, « L’autonomie et la complexité du social », in ''Science et pratique de la complexité'', Documentation française, 1986, pp. 293-306. Cf. aussi Milan Zeleny (ed. ), ''Autopoiesis, Dissipative Structures, and Spontaneous Social Orders'', Westview Press, Boulder 1980 ; et Francisco Varela, ''Principles of Biological Autonomy'', Elsevier North Holland, New York 1979. Rappelons que la notion d’incertitude associée à celle de complexité remonte à la formulation par Heisenberg des principes d’indétermination en 1927.</ref>. |
− | En fait, Hakek reformule de manière savante des idées avancées bien avant lui par Bernard Mandeville, Adam Smith et Adam Ferguson, tous trois fondateurs | + | En fait, Hakek reformule de manière savante des idées avancées bien avant lui par Bernard Mandeville, Adam Smith et Adam Ferguson, tous trois fondateurs d’une nouvelle théorie moderne de la « société civile ». L’originalité de ces auteurs, au sein de la pensée libérale, est de se démarquer à la fois de l’utilitarisme naïf d’un Jeremy Bentham et de la philosophie du droit naturel. Leur démarche consiste à se pencher, non plus sur la question de l’''origine'' de la société (ce qui avait conduit John Locke à avancer l’hypothèse du contrat social), mais sur celle de sa ''régulation'', c’est-à-dire de son mode de fonctionnement. Dans une thèse récente<ref>''La genèse de la société civile libérale. Mandeville-Smith-Ferguson'', Université de Paris I, janvier 1990.</ref>, M. Gautier a très justement montré que cette évolution correspond au basculement d’une vision du monde comme théodicée à une vision du monde comme sociodicée. Le point essentiel est l’abandon de la fiction du contrat et la reconnaissance de la nécessité du lien social comme une composante de la nature humaine : la société constituant le cadre naturel de l’existence humaine, il n’y a plus lieu de rechercher le secret de son « origine » dans un accord contractuel entre individus vivant auparavant de façon isolée. A l’artifice du contrat se substitue alors le mécanisme du marché comme fondement de la vie sociale, ce qui permet d’échapper aux apories caractéristiques des théories contractualistes héritées de Hobbes ou de Locke. Tel est précisément le fondement de la théorie smithienne de la « main invisible ». Elle entraîne la prise en compte des habitudes, des coutumes, voire des traditions qui ont accompagné l’émergence du marché. A la limite, comme chez Ferguson, l’échange marchand devient la modalité spécifique de la relation sociale dont la coutume est le fondement. |
− | M. Gautier est alors fondé à parler | + | M. Gautier est alors fondé à parler d’« individualisme non pur » pour qualifier cette nouvelle démarche libérale qui vise à fonder « sur une anthropologie spécifique la relation de cogenèse de l’un et du tout », c’est-à-dire à poser le problème de la réconciliation des intérêts individuels et du tout social dans une optique dont le contrat social n’est plus la clé. Les conséquences sont importantes. Si le modèle du marché explique à lui seul le fonctionnement de la société, il s’ensuit en effet que l’économie représente la meilleure façon de réaliser le politique. D’où une mise en accusation accrue de la puissance publique, car si l’homme est naturellement social, il n’est plus nécessaire qu’on l’« oblige » à vivre en société : « L’État n’est plus constitutif du lien social, il en garantit seulement la permanence ». Mieux, la puissance publique doit toujours être « neutralisée » afin de ne jamais pouvoir « envahir » la société civile. Le politique se trouve donc du même coup radicalement délégitimé dans sa vocation à accomplir une fin spécifique. En rejetant la théorie du contrat social et en affirmant l’idée d’un ordre spontané au-delà des seules catégories de la nature et de l’artifice, Hayek s’inscrit directement dans cette filiation. Ainsi s’explique l’apparence holiste de son système, où le marché assimilé au « tout » social constitue au niveau supra-individuel le mode suprême de régulation. |
− | Cette apparence ne doit cependant pas faire illusion. On ne peut en effet parler véritablement de holisme que lorsque le tout possède une logique et une finalité propres, | + | Cette apparence ne doit cependant pas faire illusion. On ne peut en effet parler véritablement de holisme que lorsque le tout possède une logique et une finalité propres, c’est-à-dire des caractéristiques qui différent en nature de celles de ses éléments constituants. Or, cette idée est précisément celle que rejette Hayek, en tant qu’elle constitue d’après lui la marque même de l’« ordre tribal ». Dans la « grande société », l’individu a beau n’être jamais posé dans un pur isolement, puisqu’il est admis qu’il a toujours vécu en société et que du point de vue moral il n’est pleinement homme qu’en relation avec ses semblables, il reste que la relation sociale doit être envisagée du seul point de vue de la multiplicité des parties. De même que le marché n’est conçu que comme une procédure d’agrégation des préférences individuelles, la société n’est organisée et saisie que sur la base de l’existence et de l’action des individus : c’est le jeu des seuls intérêts particuliers qui constitue la société. Le social est donc déduit de l’individuel, non l’inverse : acteur essentiel et valeur primordiale, l’individu constitue un absolu explicatif indépassable. Il en résulte que l’intelligence du tout dérive de celle des parties, et qu’il ne saurait y avoir d’entité collective, peuple, culture ou nation par exemple, qui posséderait une identité distincte de la somme des identités individuelles qu’elle recouvre. Enfin, il est admis que les comportements des individus sont orientés par les seules fins qu’ils se proposent eux-mêmes. Les sociétaires sont autant d’atomes sociaux « libres d’utiliser leurs propres connaissances pour leurs propres objectifs », et c’est évidemment la recherche de leur meilleur intérêt qui est censée guider leurs choix. Certes, Hayek n’a pas la naïveté de croire que tous les hommes ont un comportement rationnel, mais il affirme qu’un tel comportement est plus avantageux, en sorte que dans une société où il est comparativement plus rentable d’agir de façon rationnelle, les comportements rationnels se répandront progressivement par sélection ou par imitation. L’individu, dans la vie sociale, est donc bel et bien appelé à se comporter comme un agent économique sur le marché. On reste dans le paradigme de l’individualisme méthodologique et de l’''Homo œconomicus''. |
− | En fin de compte, Hayek pose moins | + | En fin de compte, Hayek pose moins l’individu comme un être autonome que comme un être indépendant, puisque, comme le souligne Jean-Pierre Dupuy, « l’autonomie est compatible avec la soumission à une sphère supra-individuelle, valable pour tous, à une loi normative limitant les moi individuels selon les règles d’une normativité autofondée », tandis que « des moi indépendants sont incapables de poser un ordre comme projet, volontaire et conscient »<ref>« L’individu libéral, cet inconnu : d’Adam Smith à Friedrich Hayek », in ''Individu et justice sociale. Autour de John Rawls'', Seuil, 1989, p. 8.</ref>. Au-delà de toute considération sur la formation de structures ordonnées à partir de fluctuations aléatoires (théorie des systèmes, thermodynamique des structures dissipatives), cette distinction fait bien apparaître les limites du rapprochement que l’on pourrait être tenté de faire entre les idées de Hayek et la notion systémique d’auto-organisation : celle-ci implique une vision antiréductionniste où le tout excède inévitablement la simple addition des parties. |
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− | Ayant défini les principes formateurs de la « grande société », en | + | Ayant défini les principes formateurs de la « grande société », en l’occurrence l’ordre du marché, Hayek peut passer à l’étude de l’idéologie à laquelle il s’oppose et qu’il dénomme ''constructivisme''. Cette idéologie, dit-il, repose sur une « illusion synoptique » consistant à croire que les arrangements sociaux peuvent résulter des intentions et des actions volontaires de l’homme, en d’autres termes qu’il est possible de bâtir ou de réformer la société en fonction d’un projet donné. Le constructivisme énonce que « les institutions humaines ne serviront des desseins humains que si elles ont été délibérément élaborées en fonction de ces desseins ». Or, comme on l’a vu, Hayek soutient qu’il n’est pas possible de rattacher les institutions à un acte de volonté délibéré, car celui-ci exige une information complète dont on ne dispose jamais. Le constructivisme revient donc à surestimer systématiquement le rôle que les « concepteurs sociaux » (''social engineers''), réformateurs et politiciens, peuvent jouer dans l’espace public. |
− | Hayek a | + | Hayek a d’abord placé la source du constructivisme dans le scientisme, c’est-à-dire dans l’« imitation servile » par les sciences humaines des concepts, des méthodes et des objectifs propres aux sciences physiques. C’est ensuite chez Descartes qu’il a été amené à rechercher l’origine de cette « illusion ». Le mécanicisme cartésien, qu’il qualifie de « maladie française » (''french disease''), suggère que l’intelligibilité logico-mathématique doit être recherchée dans les sciences sociales aussi bien qu’ailleurs et que, de ce fait, les institutions peuvent être construites et reconstruites à volonté, comme autant d’artefacts intellectuellement conçus pour servir une fin déterminée. Hayek affirme que c’est là une « présomption de la raison » car, selon lui, la raison ne peut déterminer de justes finalités liées au bien commun, mais seulement les conditions formelles de l’activité des agents<ref>Hayek fait ici une distinction entre rationalisme « constructiviste » et rationalisme « évolutionniste » qui correspond d’assez près à l’opposition entre rationalisme historiciste et rationalisme critique chez Popper. Cette critique du rationalisme a généralement été jugée excessive par les auteurs libertariens, et d’une façon plus générale par les libéraux américains, tous plus ou moins habitués à se réclamer du rationalisme. Cf. à ce sujet le numéro spécial de la ''Critical Review'' consacré à Hayek pour son 90ème anniversaire, ''F.A. Hayek’s Liberalism'', printemps 1989, notamment les articles de Laurent Dobuzinskis (« The Complexities of Spontaneous Order », pp . 241-266 ) et David Miller (« The Fatalistic Conceit », pp. 310-323).</ref>. |
− | + | L’archétype du constructivisme aux yeux de Hayek est le socialisme, celui-ci correspondant à une sorte de résurgence de l’« ordre tribal » au sein même de la « grande société ». D’après Hayek, le succès du socialisme viendrait d’ailleurs de ce qu’il fait appel à des « instincts ataviques » de solidarité et d’altruisme aujourd’hui devenus anachroniques ! Cependant, dans l’optique hayékienne, ce terme de « socialisme » est à prendre au sens le plus large. De proche en proche, en effet, il en vient à désigner toute forme d’« ingénierie sociale », toute forme de projet politico-économique quel qu’il soit. Hayek s’en prend d’ailleurs aussi bien aux héritiers de Descartes qu’aux partisans d’une conception holiste ou organiciste de la société, depuis les contre-révolutionnaires jusqu’aux romantiques. Socialisme au sens strict, marxisme, fascisme, sociale-démocratie, relèvent tous selon lui du même « constructivisme », celui-ci commençant déjà avec les plus modestes formes d’intervention étatique ou de réforme sociale. Assigner une finalité à la production, imposer un impératif de solidarité, opérer une redistribution de revenus au profit des plus défavorisés, adopter une législation sur l’environnement ou sur la protection sociale, prévoir la taxation progressive des revenus, instituer la moindre forme de protection économique, le moindre contrôle des changes, tout cela relève d’un « constructivisme » qui ne peut que se révéler catastrophique, puisque l’ordre du marché interdit, de par sa définition même, toute tentative d’agir intentionnellement sur les faits sociaux. Hayek répète donc constamment qu’il ne peut y avoir d’accord collectif sur les finalités, et qu’il ne faut surtout pas chercher à en dégager un, car tout effort en ce sens déboucherait sur un échec. Tout dirigisme, tout planisme, tout projet politique serait ainsi gros d’un totalitarisme latent ! Ce qui amène Hayek à adopter des positions d’une radicalité extrême, par exemple quand il recommande de privatiser l’émission de monnaie<ref>Dernier représentant prémonétariste des théories monétaires du cycle, Hayek pense qu’en rendant l’offre de monnaie concurrentielle, on supprimera l’inflation ! Dans son essai, ''Denationalization of Money. The Argument Refined'', Institute of Economic Affairs, London 1978 (lère éd. en 1974-76), il avance l’idée que la monnaie pourrait être émise à volonté par des entreprises privées, les consommateurs étant appelés à essayer successivement les diverses monnaies jusqu’à ce qu’ils aient identifié la « meilleure » (en espérant qu’ils n’aient pas été ruinés entretemps). Cette proposition a été reprise en France par le Club de l’Horloge (Lettre d’information du Club, 2ème trim. 1993, p. 7). Pour une critique de ce point de vue : Christian Tutin, « Monnaie et libéralisme. Le cas Hayek », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman (éd.), ''Le libéralisme économique. Interprétations et analyses'', L’Harmattan, 1989, pp. 153-178. Contrairement à l’École de Chicago, Hayek rejette par ailleurs la théorie quantitativiste de la monnaie, en soutenant que la monnaie ne peut jamais être suffisamment mesurée ou contrôlée.</ref>, justifie la formation des monopoles<ref>Alors que les libéraux classiques étaient généralement favorables à des législations anticartels, certains néolibéraux, notamment les libertariens, contestent aujourd’hui l’idée qu’il existe une étroite relation entre taux de concentration et effets de monopole. Cf. Henri Lepage, ''Demain le libéralisme'', Livre de Poche-Pluriel, 1980, pp. 241-263.</ref>, rejette toute forme d’analyse macro-économique et va jusqu’à prétendre, dans son dernier livre (''La présomption fatale''), que tout système socialiste est voué à faire mourir de faim sa population<ref>Dans le même esprit, un disciple extrémiste de Hayek va jusqu’à écrire très sérieusement que « tous les traits déplaisants du nazisme, y compris l’extermination des minorités, se retrouveront dans toute société politique qui prend au sérieux l’ambition de réaliser la justice sociale » (François Guillaumat, in ''Liberalia'', printemps 1989, p. 19) ! Rappelant que Hayek annonçait dès 1935 l’effondrement « imminent » du système soviétique, Mark Blaug (« Hayek Revisited », in ''Critical Review'', hiver 1993-94, pp. 51-60) attire pour sa part l’attention sur l’incapacité de Hayek à tirer de ses théories la moindre prédiction politique ou économique qu’on ait pu empiriquement vérifier. D’autres auteurs ont remarqué que Hayek ne donne jamais de définition précise du « totalitarisme », terme qui chez lui recouvre apparemment tout ce qui s’oppose au libéralisme.</ref> ! | |
− | + | L’école libérale classique conservait encore l’idée de justice sociale, au moins à titre de régulation transitoire. Hayek la rejette totalement et lui adresse l’une des critiques les plus violentes qu’on ait jamais connues<ref>Cf. surtout le vol. 2 de ''Droit, législation et liberté'', op. cit.</ref>. La justice sociale, proclame-t-il, est un « mirage », une « inepte incantation », une « illusion anthropomorphique », une « absurdité ontologique », bref, une expression qui n’a tout simplement pas de sens, sinon bien sûr dans l’« ordre tribal », c’est-à-dire au sein d’un espace social institué par des personnes déterminées en vue d’objectifs bien définis. Pour démontrer cette « évidence », Hayek redéfinit la catallaxie comme un jeu social. Étant impersonnelles, les règles du jeu sont également valables pour chacun. Tous les « joueurs », en ce sens, sont donc égaux. Mais cela n’implique évidemment pas qu’ils puissent tous gagner, puisque dans tout jeu, il y a des gagnants et des perdants. D’autre part, étant donné que seule une conduite humaine résultant d’une volonté délibérée peut être qualifiée de « juste » ou d’« injuste », utiliser ces termes pour qualifier autre chose que le résultat d’un acte humain volontaire est une erreur logique. L’ordre social ne peut donc être déclaré juste ou injuste que pour autant qu’il résulte de l’action volontaire des hommes. Or, Hayek s’est employé à montrer qu’il n’en résulte pas. Le jeu social n’ayant pas d’auteur, personne n’est responsable de ses résultats, et il est aussi puéril que ridicule de le considérer comme producteur d’« injustices ». Il n’est en réalité pas plus « injuste » d’être chômeur que de n’avoir pas tiré le bon numéro au Loto, car seul peut être déclaré juste ou injuste le comportement des « joueurs », non les résultats qu’ils ont obtenus. Le social ne résultant ni d’une intention ni d’un projet, nul ne saurait être responsable de ce que les plus défavorisés n’ont pas tiré le gros lot. Les « perdants » seraient donc mal venus de se plaindre. Plutôt que de céder aux « instincts ataviques » qui les conduisent à croire naïvement que tout phénomène a une cause identifiable, et de rechercher le responsable de l’« injustice » qu’ils subissent, le mieux pour eux est de s’en prendre à eux-mêmes ou d’admettre que leur « manque de chance » est dans l’ordre des choses. | |
− | Hayek écrit ainsi : « La façon dont les avantages et les fardeaux sont affectés par le mécanisme du marché devrait en de nombreux cas être regardés comme très injustes si cette affectation résultait de la décision délibérée de telle ou telle personne. Mais ce | + | Hayek écrit ainsi : « La façon dont les avantages et les fardeaux sont affectés par le mécanisme du marché devrait en de nombreux cas être regardés comme très injustes si cette affectation résultait de la décision délibérée de telle ou telle personne. Mais ce n’est pas le cas ». Une fois admise cette prémisse, la conséquence s’impose d’elle-même. Demander la justice sociale est irréaliste et illusoire. Vouloir la réaliser est une absurdité qui débouche sur la ruine de l’État de droit. Philippe Nemo écrit d’ailleurs froidement que la justice sociale est « profondément immorale »<ref>''Op. cit.'', p. 188. Robert Nozick estime de même que tout échange volontaire est juste, quelles qu’en soient les conditions. Tel est donc aussi le cas lorsqu’un travailleur accepte un salaire de misère pour ne pas mourir de faim : personne ne l’y a contraint ! Dans un livre qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis, ''Anarchy, State, and Utopia'' (Basic Books, New York 1971, trad. fr. : Anarchie, Etat et utopie, PUF, 1988), Nozick défend pour sa part la thèse de l’« État minimal » à partir d’une analyse qui doit beaucoup à la théorie des jeux.</ref>. La notion traditionnelle de justice distributive, qu’elle obéisse au principe d’égalité arithmétique ou d’égalité proportionnelle (géométrique) est ainsi récusé d’emblée. Toute idée de solidarité instituée, ordonnée à la notion de bien commun, est pareillement condamnée comme « revendication tribale archaïque ». « La Grande Société, souligne Hayek, n’a rien à voir et ne peut en fait être réconciliée avec la solidarité dans le sens vrai de la poursuite de buts communs connus ». Hayek refuse même l’égalité des chances, car celle-ci reviendrait à annuler les différences entre les « joueurs » avant que ne commence la partie, ce qui fausserait les résultats. Bien entendu, les syndicats doivent également disparaître, car ils sont « incompatibles avec les fondements d’une société d’hommes libres ». Quant à ceux qui se plaignent d’être aliénés par l’ordre marchand, ce sont « des êtres non domestiqués, non civilisés »<ref>''Droit, législation et liberté'', vol. 2 , op. cit., p. 178.</ref>. Voilà le « libéralisme au service du peuple » ! |
− | La théorie selon laquelle le marché | + | La théorie selon laquelle le marché n’est jamais injuste, du fait de sa nature impersonnelle et abstraite, a évidemment le grand avantage d’interdire d’en mesurer le réel à travers ses effets concrets. L’intérêt général se ramenant, au mieux, au maintien de l’ordre public et à la fourniture d’un certain nombre de services collectifs, et la justice à la définition des règles formelles-universelles appelées à régir le comportement des agents, le marché ne saurait en effet être évalué dans sa dimension substantielle, c’est-à-dire en fonction de ses résultats. Il en va d’ailleurs de même de la justice, qui ne saurait avoir de contenu substantiel, puisqu’il n’y a pas de normativité propre des fins, pas de « contenu » de la vie en société. En outre, comme on ne peut définir positivement la justice sociale, tout débat sur son essence devient inutile. Le système est ainsi parfaitement « verrouillé ». On doit obéissance à l’ordre du marché parce qu’il n’a été voulu par personne et qu’il s’est imposé tout seul. L’homme doit suivre l’ordre établi sans chercher à le comprendre ni surtout à se rebeller contre lui. Subsidiairement, les « perdants » doivent se doter d’une nouvelle morale philosophique selon laquelle « il n’est que normal d’accepter le cours des événements lorsqu’ils vous sont défavorables ». C’est l’apologie sans nuance de la réussite, quelles qu’en soient les causes, en même temps que la négation radicale de l’équité au sens traditionnel du terme. C’est aussi une parfaite façon de donner bonne conscience aux « gagnants » et d’interdire aux « perdants » de se révolter. Le point de vue de Hayek débouche ainsi sur une « véritable théorisation de l’indifférence au malheur humain »<ref>Yvon Quiniou, « Hayek, les limites d’un défi », in ''Actuel Marx'', ler trim. 1989, p. 83. Philippe Nemo , op. cit., retranspose cette indifférence comme « attachement non psychologique à un autrui abstrait ». Hayek écrit: « Dans sa forme la plus pure, [l’éthique de la société ouverte] considère que le premier des devoirs est de poursuivre le plus efficacement possible une fin librement choisie, sans se préoccuper du rôle qu’elle joue dans le tissu compliqué des activités humaines » (''Droit, législation et liberté'', vol. 2, op. cit., p. 175).</ref>. Le marché, en fin de compte, remplace le Léviathan. |
− | La « grande société » se révèle par ailleurs impolitique à | + | La « grande société » se révèle par ailleurs ''impolitique'' à l’extrême<ref>Nous reprenons le terme proposé par Julien Freund, ''Politique et impolitique'', Sirey. 1987.</ref>. L’ordre public étant posé comme relevant de l’inintentionnel, aucun grand projet politique ne peut plus être fondé en volonté ni en raison, puisqu’il n’y a pas de maîtrise sociale des processus historiques. A la limite, le règne du marché tend à rendre la puissance publique sans objet. Contre Carl Schmitt, qui place le droit dans la dépendance de l’autorité et de la capacité de décision politique, Hayek affirme d’ailleurs que l’autorité ne peut et ne doit être obéie que pour autant qu’elle applique le droit. (Il reste en revanche d’une extrême discrétion sur la nature de l’obligation juridique). Mais en même temps, contre le positivisme juridique d’un Kelsen, qui identifie la loi à la décision du législateur et en fait la source essentielle de la justice et du droit, il déclare aussi que le droit a existé de tout temps, et qu’il préexiste donc à l’autorité du législateur et de l’État. L’éloge qu’il fait du droit coutumier (''common law'') vise d’ailleurs à démontrer que le droit a précédé toutes les législations, ce qui fonde la théorie du normativisme juridique. Ainsi se trouvent posées à nouveaux frais les bases de l’État de droit, lequel a pour seule raison d’être de préserver l’« ordre spontané » de la société et de gérer les ressources mises à sa dispositions. Dans ces conditions, le politique se réduit au mieux à la sauvegarde des règles juridiques formelles et à la gestion administrative d’une société civile déjà ordonnée par le marché ; il n’a pas à produire cette société, à lui assigner un but, à y diffuser des valeurs, à y créer de la cohésion. Hayek rejette donc avec vigueur la notion de souveraineté, traditionnellement définie comme autorité non partageable (qu’elle soit celle du prince ou du peuple), dans laquelle il ne voit qu’une « superstition constructiviste » : la société où personne ne dirige est celle qui fonctionne le mieux. « Dans une société d’hommes libres, écrit-il, la plus haute autorité doit en temps normal n’avoir aucun pouvoir de commandement, ne donner aucun ordre quel qu’il soit »<ref>''Droit, législation et liberté'', vol. 3, PUF, 1983 p. 155.</ref>. Son but essentiel étant de placer la puissance publique dans la dépendance de la « nomocratie », il va même jusqu’à nier qu’il puisse exister des « nécessités politiques ». Philippe Nemo ajoute : « Tout bien pesé, l’idée même de ''pouvoir politique'' est incompatible avec le concept d’une société d’hommes libres »<ref>Op.it., p. 361.</ref>. Comme il n’y a pas de politique sans pouvoir (''potestas''), ni sans autorité (auctoritas), c’est donc bien à l’élimination totale du politique que nous sommes conviés. |
− | La démocratie reçoit alors une définition purement juridico-formelle. Hayek affirme | + | La démocratie reçoit alors une définition purement juridico-formelle. Hayek affirme d’ailleurs sans fard que le libéralisme dont il se réclame n’est compatible que de manière conditionnelle avec la démocratie. Il adhère bien sûr au constitutionnalisme, à la théorie du gouvernement représentatif et limité. Mais on ne trouve chez lui aucune théorie de l’Etat. Il ne connaît que le « gouvernement », qu’il définit comme « administrateur de ressources commune », c’est-à-dire comme un appareil purement utilitaire (''a purely utilitarian device''). Il ajoute que la démocratie n’est acceptable que sous la forme d’une méthode de gouvernement qui ne remet en cause aucun des principes libéraux. En fait, le postulat hayékien aboutit à la négation de la démocratie comprise comme un régime doté d’un contenu substantiel (l’identité de vue entre gouvernants et gouvernés) et reposant sur la souveraineté populaire. Comme le marché, la démocratie (ou ce qu’il en reste) devient affaire de règles impersonnelles et de procédures formelles sans contenu<ref>Pour un examen critique de la thèse postulant l’identité des règles de conduite existant en démocratie et de celles du marché, cf. Gus diZerega, « A Spontaneous Order Model of Democracy. Applying Hayekian Insights to Democratic Theory », communication présentée devant la Society for the Study of Public Choice, San Francisco, mars 1988.</ref>. Hayek critique d’ailleurs avec vigueur la règle majoritaire, dans lequel il voit un principe arbitraire antagoniste de la liberté individuelle. La règle de majorité, précise Philippe Nemo, vaut « comme méthode de décision, mais non comme une source faisant autorité pour déterminer le contenu même de la décision »<ref>''Op. cit.'', p. 121.</ref>. De cette conception découlent le rejet de la notion de ''peuple'' en tant que catégorie politique, la négation de l’idée de souveraineté nationale (« il n’existe pas de volonté du corps social qui puisse être souveraine ») et le refus de toute forme de démocratie directe<ref>On notera que le Club de l’Horloge, qui se réclame des idées de Hayek, déclare souhaiter en même temps l’extension de la démocratie directe, et notamment l’instauration du référendum d’initiative populaire. De telles revendications sont indéfendables dans une perspective hayékienne, qui nie la souveraineté populaire et la valeur substantielle du vote.</ref>. |
− | Paradoxalement, cet idéal « impolitique » rapproche les idées de Hayek du « constructivisme » marxiste. Pour Marx, qui critique Hegel sur la base | + | Paradoxalement, cet idéal « impolitique » rapproche les idées de Hayek du « constructivisme » marxiste. Pour Marx, qui critique Hegel sur la base d’Adam Smith en proclamant l’autosuffisance de la société civile, le dépérissement de l’État dans la société sans classes résulte en effet de ce qu’à terme la politique n’aura plus de raison d’être. C’est que Marx, qui ne se défait pas d’un certain individualisme, ne considère l’homme comme un être social que pour autant qu’il participe individuellement à la construction de la société. « Dans l’optique marxiste, écrit le libéral Bertrand Nezeys, le socialisme doit représenter le triomphe d’une société individualiste, ou tout simplement de l’individualisme ; la société privée n’en représentant qu’une forme aliénée »<ref>''L’autopsie du tiers-mondisme'', Economica, 1988, p. 130. Louis Dumont estime de son côté que c’est dans ''L’idéologie allemande'' que l’individualisme de Marx atteint son « apothéose ». Cf. aussi John Elser, « Marxisme et individualisme méthodologique », ''in'' Pierre Birnbaum et Jean Leca (éd.), ''Sur l’individualisme'', Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.</ref>. Pierre Rosanvallon, qui n’hésite pas à voir en Marx « l’héritier direct d’Adam Smith », remarque à ce propos qu’« anticapitalisme est devenu synonyme d’antilibéralisme, alors même que le socialisme n’avait pas d’autre perspective réelle que de remplir le programme de l’utopie libérale ». En fait, ajoute-t-il, « le socialisme utopique rejette globalement le capitalisme, mais reste aveugle sur le sens profond de l’idéologie économique à l’intérieur de laquelle il se moule entièrement. De la même façon, le libéralisme dénonce le collectivisme, mais il ne l’appréhende que comme un despotisme radical; il ne l’analyse pas dans son rapport à l’individualisme, dans la mesure où il véhicule lui-même l’illusion d’une société dépolitisée dans laquelle la démocratie se réduit au consensus »<ref>''Op. cit.'', pp. 226-228.</ref>. Reste à savoir dans quelle mesure cet idéal n’est pas foncièrement totalitaire, du moins si l’on admet, avec Hannah Arendt, que le totalitarisme réside dans le désir de dissoudre le politique bien plus que dans la volonté de le faire pénétrer partout. |
== 3 == | == 3 == | ||
− | On a vu que la critique du constructivisme chez Hayek est étroitement liée à la représentation du tout social comme un ensemble dont les individus ne peuvent avoir | + | On a vu que la critique du constructivisme chez Hayek est étroitement liée à la représentation du tout social comme un ensemble dont les individus ne peuvent avoir qu’une information incomplète. La question est donc de savoir si les conclusions que Hayek tire de cette représentation sont fondées. |
− | Que | + | Que l’information humaine soit toujours incomplète n’est évidemment pas niable. Contrairement à ce que parait croire Hayek, cela vaut d’ailleurs également pour l’« ordre tribal », même si le nombre des paramètres à prendre en compte est moins grand. On admettra aussi que dans les sociétés humaines, quantité de faits sociaux s’engendrent d’eux-mêmes sans qu’on puisse les rapporter à des intentions ou des projets délibérés, sous l’effet de lents processus, d’interactions ou de rétroactions sans auteurs précisément identifiables, dont la cybernétique et la systémique donnent une représentation convaincante, laquelle rejoint d’ailleurs certaines intuitions de la pensée organiciste. On ne niera pas non plus, bien sûr, la valeur des traditions validées par l’expérience historique. Enfin, nul n’aura de peine à admettre qu’il existe fréquemment un écart entre un projet et sa réalisation, écart que Jules Monnerot a dénommé « hétérotélie » et qui se manifeste par des conséquences ou des retombées imprévues, qualifiées souvent d’« effets pervers ». De tout cela ne découle cependant nullement la conclusion de l’impossibilité logique d’entreprendre une action sociale ou politique quelconque ou de chercher à façonner l’ordre social en fonction d’une finalité donnée, ni celle d’une aggravation de la situation produite par tout acte de volonté visant à l’améliorer. |
− | Hayek feint | + | Hayek feint d’abord de croire que tout constructivisme est un rationalisme, ce qui trahit sa conception « technicienne » de l’acte de volonté. Or, la pratique humaine résulte rarement d’un examen raisonné du pour et du contre. C’est vrai dans l’« ordre tribal », dont Hayek dit d’ailleurs que les « instincts » y sont rois. Mais c’est encore vrai dans la « grande société », singulièrement dans le domaine politique, où la détermination d’une finalité collective repose immanquablement sur des jugement de valeur dont les prémisses peuvent rarement être fondées en raison. Hayek argumente ensuite comme si la décision humaine exigeait une connaissance de tous les paramètres existants, celle-ci permettant seule d’évaluer avec exactitude les conséquences et les résultats. Cette affirmation procède d’une totale méconnaissant de ce qu’est la décision, et notamment du fait que, loin de se traduire par un effet purement linéaire, qui refléterait une sorte d’omniscience, elle appelle sans cesse des corrections, les hommes pouvant toujours, après la décision initiale, multiplier les décisions subsidiaires destinées à infléchir l’enchaînement des causes et des effets en fonction des informations recueillies et des résultats obtenus. « Contrairement à ce que prétend Hayek, écrit à ce propos Gérard Roland, le succès d’une action ne dépend pas nécessairement de la connaissance complète des faits pertinents. Il est d’ailleurs permis de croire qu’aucune action scientifique, technique, économique, politique, sociale ou autre, entreprise à ce jour dans l’histoire de l’humanité n’était basée sur une telle connaissance complète. C’est peut-être pourquoi aucune action n’est totalement exempte d’erreur par rapport à son intention initiale, mais cette absence relative de connaissance n’a jamais constitué un obstacle absolu au succès d’une action humaine individuelle ou collective (...) Le processus de la connaissance n’est jamais et n’a jamais été totalement préalable à l’action. Il y est au contraire étroitement et dialectiquement imbriqué. Les succès et échecs des actions entreprises nourrissent la connaissance pour des actions futures qui connaîtront succès et échecs en vue de nouvelles connaissances, et ainsi de suite dans un processus qui n’est pas nécessairement linéaire et imprévisible, mais toujours jalonné des buts que les hommes fixent à leur action »<ref>''Économie politique du système soviétique'', L’Harmattan, 1989, pp. 19-20.</ref>. |
− | La critique du constructivisme se heurte en fait à | + | La critique du constructivisme se heurte en fait à l’évidence du sens commun, à savoir qu’« analyser une souffrance, une crise ou un mal, c’est toujours les analyser comme problème, comme problème soluble et comme problème dont la solution est technique »<ref>Arnaud Berthoud, « Liberté et libéralisme économique chez Walras, Hayek et Keynes », ''in'' Arnaud Berthoud et Roger Frydman, op. cit., p. 49.</ref>. Prétendre que l’homme ne peut pas et surtout ne doit pas corriger une situation dont personne n’est originellement le responsable, est à cet égard un pur paralogisme. Il est en effet irresponsable de ne pas agir sur des effets, même si personne n’est responsable de leur cause. La question n’est donc pas de savoir si une situation peut à bon droit être déclarée « juste » ou « injuste » selon des critères abstraits, mais bien de savoir s’il est « juste » d’accepter ce qui n’est pas acceptable pour des raisons éthiques, politiques ou autres. Imaginerait-on qu’on ne cherche pas à améliorer la sécurité des navires et des avions sous le prétexte que « personne n’est responsable » de la nature de l’élément liquide ou de l’espace aérien ? En déplaçant le critère de « justice » de la subjectivité humaine à l’objectivité de la situation, en prenant prétexte de ce qu’une situation n’a pas d’auteur identifiable pour conclure à l’impossibilité de la changer, Hayek met certes en lumière ses préférences personnelles, mais il ne démontre en aucune façon que l’homme est par définition impuissant par rapport à un fait social que personne n’a voulu. |
− | Hayek semble finalement arguer de ce que | + | Hayek semble finalement arguer de ce que l’homme n’est pas omniscient pour le frapper d’incapacité radicale. Or, la capacité de l’homme à modifier un état de choses dépend beaucoup plus des moyens dont il dispose que de l’étendue de son « information ». Mais tout se passe, chez Hayek, comme s’il n’y avait aucune alternative entre une volonté effectivement utopique de reconstruire tout l’ordre social à partir de zéro, en faisant « du passé table rase », et une totale soumission à l’ordre (ou au désordre) établi. Dans cette logique du tout ou rien, métaphysique par sa visée à l’absolu, tout projet politique, toute volonté de réforme ou de transformation ne peut évidemment apparaître que comme rupturalisme insupportable. Une telle démarche rejoint évidemment la très classique condamnation libérale de l’autonomie du politique, pour la simple raison que, le politique étant avant tout projet et décision, ''il n’y a en fin de compte de politique que constructiviste''. Mais c’est aussi une démarche qui peut se retourner contre son auteur. Si en effet, comme le dit Hayek, nous ne pouvons jamais anticiper les résultats réels de nos actes, en sorte que l’attitude la plus logique est de ne rien faire pour tenter de changer la société dans laquelle nous vivons, on ne voit pas pourquoi il faudrait chercher à faire triompher l’ordre libéral, qui s’imposera beaucoup plus sûrement de lui-même en vertu de son excellence intrinsèque et de l’avantage qu’il confère aux sociétés dans lesquelles il règne. Et l’on ne voit pas non plus pourquoi il faudrait suivre Hayek dans celles de ses propositions, par exemple d’ordre monétaire ou constitutionnel<ref>Hayek est partisan d’une séparation des pouvoirs législatifs prévoyant l’institution d’une Chambre haute qui fonctionnerait un peu à la façon du Conseil constitutionnel. Elle serait réservée à des individus de plus de quarante-cinq ans, ayant fait preuve d’« honnêteté », de « sagesse » et de « jugement », qui seraient élus pour quinze ans. Cf. notamment F.A. Hayek, « Whither Democracy ? », in Chiaki Nishiyama et Kurt R. Leube (ed.), ''op. cit.'', pp. 352-362.</ref>, qui représentent par rapport à la situation présente une rupture plus ou moins radicale. |
− | Toute la critique hayékienne se ramène ainsi à un système incapacitant, destiné dans les faits à conforter le pire conservatisme. Dire que le marché | + | Toute la critique hayékienne se ramène ainsi à un système ''incapacitant'', destiné dans les faits à conforter le pire conservatisme. Dire que le marché n’est ni juste ni injuste, cela revient à dire en effet que le marché doit être soustrait dans ses effets au jugement humain, qu’il est la nouvelle divinité, le nouveau Dieu unique devant lequel il faut s’incliner. L’homme ne doit plus alors chercher par lui-même les valeurs susceptibles de s’incarner dans la société, mais seulement reconnaître dans la société telle qu’elle est le système de valeurs qui lui permet d’en être membre. Il doit s’affairer à ses fins personnelles et privées sans jamais remettre en cause l’ordre social ni se préoccuper de l’évolution de l’histoire humaine, qui ne peut s’accomplir de façon optimale qu’en dehors de lui. On voit par là le type d’« autonomie » que Hayek assigne à l’individu. Celui-ci n’est émancipé du pouvoir politique exercé au nom de la totalité sociale que pour être frappé d’incapacité dans les projets qui pourraient l’associer à ses semblables. Hayek le dit d’ailleurs avec force : « L’homme n’est pas le maître de son destin et ne le sera jamais ». L’homme peut bien faire ce qu’il veut, il ne saurait vouloir ce qu’il fait. Objet d’une société qui ne fonctionne bien que pour autant qu’il ne cherche jamais à en prendre le contrôle, sa liberté, au plan collectif, se trouve ainsi définie en termes d’impuissance et de soumission : la liberté selon Hayek ne peut s’exercer que dans le cadre de ce qui la nie. Il n’est pas exagéré alors de dire que l’homme est par là dépossédé de son humanité, car s’il y a une caractéristique fondamentale qui distingue l’être humain des animaux, c’est bien d’être doté d’une capacité historique de concevoir et de réaliser des projets collectifs. En délestant l’humanité de cette capacité, en faisant du monothéisme du marché le nouvel « empire de la nécessité », Hayek nous ramène subrepticement au stade « prétribal » de la pure animalité<ref>Cf. à ce sujet Gilles Leclercq, « Hier le libéralisme », in ''Procès'', 1986, pp. 83-100, qui voit lui aussi dans le libéralisme « une doctrine d’essence subtilement totalitaire ». Dans une optique voisine, mais avant tout marquée par la doctrine sociale chrétienne : Michel Schooyans, ''La dérive totalitaire du libéralisme'', éd. Universitaires, 1991.</ref>. |
− | Il est alors clair | + | Il est alors clair qu’on ne saurait se réclamer de l’analyse hayékienne pour fonder un recours à la tradition. En vérité, Hayek ne fait l’éloge des traditions que dans une perspective instrumentale, en l’occurrence pour légitimer l’ordre marchand. A ses yeux, les traditions ne sauraient avoir de valeur que pour autant qu’elles constituent des « régulations prérationnelles » ayant favorisé l’émergence d’un ordre impersonnel et abstrait dont le marché constitue le résultat le plus achevé. Quand il en parle avec faveur, c’est pour évoquer la lente évolution des sociétés vers la modernité, la sédimentation des usages qui ont permis (en Occident tout au moins) à la « grande société » de triompher. Toute tradition allant dans une autre direction ne peut donc être que rejetée. Or, il y a une contradiction de principe entre des traditions qui, par définition, sont toujours le propre de cultures singulières et l’universalité des règles formelles que Hayek recommande d’adopter. Et comme il est communément admis que la modernité occidentale a partout fonctionné comme laminoir des traditions, il est aisé de voir par là que le « traditionalisme » hayékien ne se rapporte en fait qu’à la tradition... de l’extinction des traditions. |
− | Hayek reste à cet égard fidèle à la démarche de certains de ses prédécesseurs, en particulier de David Hume, à qui il se réfère fréquemment. Au XVIIIème siècle, dans ses Essais politiques, Hume critiquait déjà les idées de Locke et de ceux qui, comme ce dernier, accordaient une place trop importante à la raison. Pour lui, la raison est incapable de | + | Hayek reste à cet égard fidèle à la démarche de certains de ses prédécesseurs, en particulier de David Hume, à qui il se réfère fréquemment. Au XVIIIème siècle, dans ses ''Essais politiques'', Hume critiquait déjà les idées de Locke et de ceux qui, comme ce dernier, accordaient une place trop importante à la raison. Pour lui, la raison est incapable de s’opposer à elle seule aux passions, lesquelles ne peuvent être canalisées que par des « artifices non arbitraires » qui ne soient pas le résultat d’un dessein préétabli. Parmi ces artifices non arbitraires figurent les habitudes, les coutumes et les institutions consacrées par l’usage. La justice est elle-même une « ''grown institution'' », la coutume se révélant le meilleur substitut de la raison pour guider les pratiques humaines. L’accent mis sur les traditions permet ainsi d’endiguer les passions tout en faisant l’économie de la fiction du contrat social. Cependant, pour Hume, les institutions ne résultent pas d’une « sélection » intervenue au cours de l’histoire : si elles ne sont pas arbitraires, c’est qu’elles correspondent aux principes généraux de l’entendement<ref>Sur Hume comme précurseur du libéralisme, cf. D. Deleule, ''Hume et la naissance du libéralisme'', Aubier Montaigne, 1979. Pour un point de vue contraire : Daniel Diatkine, « Hume et le libéralisme économique », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman, op. cit., pp. 3-19.</ref>. |
− | La vraie nature du « traditionalisme » hayékien apparaît | + | La vraie nature du « traditionalisme » hayékien apparaît d’ailleurs clairement dans sa critique de l’« ordre tribal », dont les différentes formes de constructivisme constitueraient autant de résurgences anachroniques. L’« ordre tribal » n’est en effet rien d’autre que la société ''traditionnelle'' par opposition à la société moderne, ou encore la ''communauté'' par opposition à la société. Et ce sont précisément tous les traits caractéristiques des sociétés traditionnelles et communautaires, organiques et holistes, que l’on trouve condamnés chez Hayek, comme autant de traits antagonistes de la « grande société ». La tradition dont Hayek se fait le défenseur, est au contraire une « tradition » qui ne connaît ni finalité collective ni bien commun, ni valeur sociale, ni imaginaire symbolique partagé. En bref, c’est une « tradition » qui n’est valorisée que pour autant qu’elle naît de la désagrégation des sociétés « archaïques » et qu’elle la parachève. Paradoxe d’une pensée antitraditionnelle qui s’avance sous le masque de la « défense des traditions » ! |
− | « Le libéralisme de type traditionaliste est national, écrit Yvan Blot, car la nation elle-même est issue de la tradition et non | + | « Le libéralisme de type traditionaliste est national, écrit Yvan Blot, car la nation elle-même est issue de la tradition et non d’une construction arbitraire de l’esprit »<ref>''Présent'', 6 octobre 1989.</ref>. Ces seuls mots, malheureusement, énoncent un double contresens. D’une part, l’idée moderne de nation est bel et bien une « construction arbitraire de l’esprit », puisqu’elle est avant tout une création de la philosophie des Lumières et de la Révolution française — le royaume de France, qui l’a précédée dans l’histoire, ayant été lui-même bâti de manière foncièrement volontariste et « constructiviste » par la dynastie capétienne. D’autre part, il est notoire que le libéralisme, hayékien ou non, ne saurait assigner à la nation une place privilégiée, car l’espace dans lequel se déploie sa conception du social n’est pas un territoire délimité par des frontières politiques, mais un marché. '''Alors que pour les mercantilistes, le ''territoire'' (« national ») et l’''espace'' (économique) étaient encore confondus, Adam Smith, dans sa ''Richesse des nations'' opère une dissociation décisive entre ces deux concepts. Pour Smith, les frontières du marché se construisent et se modifient sans cesse, sans plus coïncider avec les frontières statiques de la nation ou du royaume : c’est l’étendue du marché, non plus celle du territoire, qui est la clef véritable de la richesse. Smith apparaît même par là comme « le premier internationaliste conséquent » (Pierre Rosanvallon).''' Le même postulat sera repris après lui par toute la tradition libérale : la nation peut bien avoir une valeur relative quant à l’auto-identification des citoyens, elle ne saurait se poser comme critérium de l’activité économique ni servir de prétexte à un contrôle ou à une limitation des échanges. Le vieil idéal visant à faire coïncider les espaces juridique, politique et économique sur un territoire donné et sous une autorité donnée, se trouve ainsi brisé. Du point de vue de l’activité économique, les frontières doivent être considérées comme si elles n’existaient pas : laissez faire, laissez passer. Et corrélativement, le marchand n’est plus tenu par une appartenance autre qu’économique. '''« Un marchand n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier, écrit Adam Smith. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il tienne son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays dans un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité »<ref>''Richesse des nations'', t. 1, livre 3, chap. 4.</ref>.''' Toute l’équivoque du « national-libéralisme » est là. |
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− | Mais il faut revenir sur la conception hayékienne du marché. En instrumentalisant les traditions, Hayek cherche à asseoir la légitimité du marché, afin de résoudre la question du fondement de | + | Mais il faut revenir sur la conception hayékienne du marché. En instrumentalisant les traditions, Hayek cherche à asseoir la légitimité du marché, afin de résoudre la question du fondement de l’obligation dans le pacte social. Cette préoccupation est constante dans la pensée libérale. Il s’agit toujours de trouver un fondement naturel à l’ordre social : la « sympathie » chez Smith, la « coutume » chez Hume, etc. Cette démarche pose le problème de l’« état de nature », hypothèse à laquelle est encore asservie la pensée de Locke, qui doit alors avoir recours à la fiction d’une scène primitive : le contrat social. Comme on l’a vu plus haut, dans le courant doctrinal issu de Smith, cette fiction devient inutile : la « main invisible », dont l’intervention produit les ajustements nécessaires sur le marché, permet du même coup d’expliquer la permanence de l’ordre social. Cependant, contrairement à d’autres auteurs libéraux, Hayek ne conclut pas sans plus à la « naturalité » du marché. '''Il admet au contraire que celui-ci surgit à un moment donné de l’histoire humaine, et c’est seulement ce surgissement qu’il pose comme ''naturel'' : sans être originellement un phénomène naturel, le marché est censé apparaître « naturellement » sous l’effet d’une sélection progressive s’opérant d’elle-même. Le naturalisme hayékien se rattache donc à l’idée d’un progrès inéluctable, reposant sur des lois objectives dégagées par l’évolution culturelle.''' |
− | '''Toute | + | '''Toute l’habileté de Hayek tient dans cette représentation qui, faisant fusionner la théorie évolutionniste et la doctrine de la « main invisible », permet de conclure à la « naturalité » du marché sans que celle-ci soit donnée comme originelle, c’est-à-dire en faisant l’économie de l’idée d’ordre naturel ou de « vérité évidente en soi » (''self-evident truth'').''' En même temps, Hayek reprend à son compte le postulat libéral selon lequel il existe des lois objectives telles que la libre interaction des stratégies individuelles aboutit, non seulement à un ordre, mais au meilleur qui puisse être. Ce faisant, il n’échappe pas à l’aporie classique sur laquelle vient buter la pensée libérale lorsqu’elle cherche à expliquer comment un ordre social viable peut se constituer sur la seule base de la souveraineté individuelle. La difficulté est d’avoir « à présupposer la présence du tout dans chaque partie. En effet, si le social n’était pas déjà, d’une quelconque manière, contenu dans les parties, on voit mal comment celles-ci pourraient s’accorder »<ref>Roger Frydman, « Individu et totalité dans la pensée libérale. Le cas de F. A. Hayek », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman, ''op. cit.'', p. 98. Cette aporie pèse d’un poids particulièrement lourd sur toute théorie fondée sur l’hypothèse du contrat social : pour que des individus isolés décident contractuellement d’entrer en société, il faut bien qu’ils aient antérieurement à cette décision une connaissance au moins approximative de son résultat, auquel cas l’état de nature ne peut plus être opposé rigoureusement à l’état social.</ref>. Le postulat qui s’impose est alors celui d’une continuité des parties vers tout. Or, ce postulat n’est pas tenable, ne serait-ce que pour les raisons énoncées par Bertrand Russell dans sa théorie des types logiques (« la classe ne peut être membre d’elle-même, pas plus qu’un de ses membres ne peut être la classe »). Autrement dit, il y a nécessairement discontinuité entre le tout et ses parties, et cette discontinuité fait échec à la prétention libérale. |
− | La vision hayékienne de | + | La vision hayékienne de l’homme « primitif » vivant dans l’« ordre tribal », quoique bien différente de celles d’un Hobbes ou d’un Locke, voire d’un Rousseau, est par ailleurs sans grande pertinence anthropologique. Représenter les sociétés traditionnelles comme des sociétés privilégiant les comportements volontaristes (« constructivistes ») est en particulier bien aventuré, puisque ces sociétés sont précisément régies par des traditions orientées vers le retour du même. On pourrait au contraire aisément montrer que c’est bien plutôt la « grande société » qui fait la part belle aux projets novateurs et aux desseins délibérés. En d’autres termes, ce sont plutôt les sociétés traditionnelles et « tribales » qui relèvent de l’ordre spontané, et les sociétés modernes de l’ordre institué Alain Caillé observe d’ailleurs très justement que faire dépendre la justice de la conformité à l’ordre traditionnel de la pratique « aboutit paradoxalement à montrer que la seule société juste qui soit concevable est la société close, et non pas la Grande Société libérale »<ref>''Splendeur et misère des sciences sociales. Esquisses d’une mythologie'', Droz, Genève 1986, p. 340.</ref>. La société dont, par définition, la ''thémis'' s’éloigne le moins du ''nomos'' est en effet bien la société traditionnelle, fermée sur elle-même (mais ouverte sur le cosmos) : d’un strict point de vue hayékien, elle est d’autant plus « juste » (ou plutôt, d’autant moins « injuste ») qu’elle tend à se perpétuer à l’identique en se fondant sur l’usage. |
− | + | L’idée selon laquelle les institutions qui se sont imposées durablement jusqu’à nos jours résulteraient toujours « de l’action des hommes, mais non de leurs desseins », n’est pas moins contestable. Le droit anglais, cité fréquemment comme exemple typique d’une institution dérivée de la coutume, est en réalité né de manière relativement autoritaire et brutale, « à la suite d’interventions royales et parlementaires, et il est le résultat de l’œuvre créatrice des juristes appartenant à l’administration centralisée de la justice »<ref>Blandine Barret-Kriegel, ''L’État et les esclaves'', Calmann-Lévy, 1980, p. 115.</ref>. De façon plus générale, tout l’ordre libéral anglais résulte du conflit intervenu au XVIIème siècle entre le Parlement et la Couronne, et nullement d’une évolution spontanée. | |
− | Quant au marché, | + | Quant au marché, s’il n’est certes pas la forme naturelle de l’échange, sa naissance ne saurait non plus être rapportée à une lente évolution des mœurs et des institutions d’où tout « constructivisme » aurait été absent. C’est même l’inverse qui est vrai, le marché constituant un exemple typique d’ordre ''institué''. Comme on l’a vu, la logique du marché, phénomène à la fois singulier et récent, ne se développe en effet qu’à la fin du Moyen Age, lorsque les États naissants, soucieux de monétariser leur économie pour accroître leurs ressources fiscales, commencèrent à unifier le commerce local et le commerce à longue distance au sein de marchés « nationaux » qu’ils pouvaient plus facilement contrôler. En Europe occidentale, et singulièrement en France, le marché, loin d’apparaître en réaction contre l’État, naît donc au contraire à son initiative, et ce n’est que dans un second temps qu’il s’émancipera des frontières et des contraintes « nationales », au fur et à mesure que s’accentuera l’autonomie de l’économique. Création strictement volontaire, le marché, à ses débuts, est l’un des moyens qu’utilise l’État-nation pour liquider l’ordre féodal. Il vise à faciliter un prélèvement fiscal au sens moderne du terme (les échanges intracommunautaires, non marchands, étant insaisissables), ce qui entraîne la suppression progressive des communautés organiques autonomes et, par conséquent, la centralisation. Ainsi, l’État-nation et le marché appellent l’un comme l’autre une société atomisée, où les individus sont progressivement extraits de toute socialisation intermédiaire. |
− | La dichotomie faite par Hayek entre ordre spontané et ordre institué apparaît finalement comme irrecevable. Elle | + | La dichotomie faite par Hayek entre ordre spontané et ordre institué apparaît finalement comme irrecevable. Elle n’a tout simplement jamais existé. Dire que la société évolue spontanément est aussi réducteur que d’affirmer qu’elle se transforme sous le seul effet de l’action volontaire des hommes. Et l’affirmation selon laquelle la logique de l’ordre spontané ne saurait interférer avec celle de l’ordre institué sans que des conséquences catastrophiques en résultent, est elle aussi tout à fait arbitraire : toute l’histoire de l’humanité est faite d’une telle combinaison. La représentation du procès de formation de l’ordre social comme résultant de la pure pratique « inconsciente », indépendamment de toute finalité ou visée collective, n’est donc qu’une vue de l’esprit. Aucune société n’a jamais été cela. L’auto-organisation des sociétés est à la fois plus complexe et moins spontanée que ne le prétend Hayek. Si les règles et les traditions influencent effectivement la vie des hommes, on ne saurait oublier, sauf à tomber dans une vision purement linéaire et mécanique, que les hommes, en retour, agissent aussi sur les règles et les traditions. Hayek, en fin de compte, ne voit pas que les sociétés ne s’instituent jamais dans la seule réalité de la pratique spontanée et sur la seule base des intérêts individuels, mais d’abord dans l’ordre symbolique, sur la base de valeurs dont la représentation implique toujours un écart par rapport à cette pratique. |
− | La question se pose également de savoir comment | + | La question se pose également de savoir comment l’on est passé du stade de l’ordre « tribal » et traditionnel à celui de la « grande société ». Hayek n’insiste guère sur ce point, qui est pourtant essentiel pour sa démonstration. Comment une société d’un type donné, disons de type communautaire et holiste, a-t-elle pu donner « naturellement » naissance à une société essentiellement individualiste, c’est-à-dire à une société du type opposé ? On pourrait évidemment répondre à cette question en suivant Louis Dumont, c’est-à-dire en décrivant l’émergence de la modernité comme résultant d’un lent processus de sécularisation de l’idéologie chrétienne. Mais Hayek n’attache pas la moindre importance aux facteurs idéologiques et, de surcroît, il serait gênant pour sa thèse que la « grande société » procédât d’une rupture de type « constructiviste ». (Quoi de plus constructiviste, en effet, que la volonté de créer une religion nouvelle ?). D’où son recours au schéma évolutionniste, c’est-à-dire à un darwinisme social porté par l’idée de progrès. |
− | Hayek ne tombe certes pas dans un biologisme grossier. Son darwinisme social, longuement exposé dans The Constitution of Liberty, consiste plutôt à poser | + | Hayek ne tombe certes pas dans un biologisme grossier. Son darwinisme social, longuement exposé dans ''The Constitution of Liberty'', consiste plutôt à poser l’histoire humaine comme le reflet d’une évolution culturelle fonctionnant sur le modèle de l’évolution biologique telle qu’elle est conçue dans le modèle darwinien ou néodarwinien. Non seulement, comme dans tout libéralisme, la concurrence économique est censée favoriser le progrès tout comme, dans le règne animal, la « lutte pour la vie » est censée permettre à la sélection de s’exercer, mais les traditions, les institutions et les faits sociaux se voient eux-mêmes expliqués de la même façon. Parallèlement, le passage subreptice du fait à la norme est constant : la société libérale et l’économie de marché s’imposent d’autant plus comme valeurs qu’elles ont été « naturellement sélectionnées » au cours de l’évolution. La valeur est ainsi fonction du succès. Cette conception s’exprime tout particulièrement dans le dernier livre de Hayek, où le capitalisme est intrinsèquement valorisé, non plus tant en fonction de son efficacité économique que comme représentant le ''nec plus ultra'' de l’évolution humaine<ref>La facon dont Hayek définit l’évolution sociale par l’émergence de sociétés de plus en plus complexes évoque fortement Herbert Spencer, qui identifiait déjà évolution et progrès. Certains libertariens ont en revanche critiqué l’idée hayékienne d’une « sélection naturelle » des institutions. Cf. Timothy Virkkala, « Reason and Evolution », in ''Liberty'', septembre 1989, pp. 57-61 ; et David Ramsay Steele, « Hayek’s Theory of Cultural Group Selection », in ''Journal of Libertarian Studies'', VIII, 2, pp. 171-195. « L’idée d’évolution culturelle, ou de sélection naturelle des groupes en fonction de leurs pratiques, écrit de son côté John Gray, reste extrêmement obscure. Quelle est l’unité impliquée dans l’évolution culturelle et comment celle-ci fonctionne-telle ? Comme le marxisme, la théorie hayékienne de l’évolution culturelle néglige la contingence historique (le fait, par exemple, que certaines religions disparaissent, non parce qu’elles présentent un moindre avantage darwinien par rapport à leurs rivales, mais parce que le pouvoir d’Etat les persécute) (...) C’est pourquoi sa tentative de justifier les idéaux politiques du libéralisme classique par une philosophie évolutionniste ou synthétique se solde finalement par un échec, tout comme cela avait été le cas pour Herbert Spencer avant lui » (« The Road from Serfdom », in ''National Review'', 27 avril 1992, PP. 36-37).</ref>. Cette identification de la valeur à la réussite est évidemment caractéristique de toute vision évolutionniste de l’histoire. Si l’évolution « sélectionne » ce qu’il y a de mieux adapté aux conditions du moment, il est clair qu’on ne peut regarder que de façon approbatrice, et du même coup optimiste, toute l’histoire advenue. La sélection consacre les meilleurs, la preuve qu’ils sont les meilleurs étant qu’ils ont été sélectionnés. Le remplacement de l’« ordre tribal » par la « grande société », l’avènement de la modernité, le succès de l’individualisme sur le holisme, sont donc dans l’ordre des choses. L’état de l’évolution, en d’autres termes, reflète exactement ce qui ''doit'' être. L’histoire humaine peut dès lors se lire à bon droit comme un progrès, réinterprété par Hayek comme marche en avant de la « liberté »<ref>« Avec le temps, et quelques retours en arrière, l’histoire choisit les gagnants (''history chooses the winners''). Cette thèse nous est peut-être familière : le best-seller de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire doit au moins autant à Hayek qu’à Hegel » (« In praise of Hayek », in ''The Economist'', 28 mars 1992, p. 77).</ref>. « Dans un univers sans progrès, écrit Henri Lepage, la liberté aura perdu sa raison d’être... » |
− | Ce parallèle entre | + | Ce parallèle entre l’évolution culturelle et l’évolution biologique soulève évidemment bien des problèmes méthodologiques, à commencer par la question de savoir à quoi l’ordre libéral est le mieux « adapté ». De ce point de vue, l’application quasi mécanique faite par Hayek de la théorie de la sélection naturelle aux valeurs sociales et aux institutions n’échappe pas à la critique stigmatisant le caractère tautologique de la théorie. Comme le remarque Roger Frydman, « la perspective évolutionniste-utilitariste qui inscrit les développements de la culture dans une séquence finalisée est soit banale, soit invérifiable. Banale parce que les institutions humaines sont forcément adéquates aux fins ou à la survie de chaque société qui les produit. Invérifiable, parce que, s’il est licite de poser que les institutions sont adaptées, et encore pas nécessairement en totalité et toujours relativement à des objectifs singuliers, rien ne permet de sortir de cette circularité vicieuse pour dire que ce sont les meilleures ou les plus adaptées qui ont été au bout du compte sélectionnées »<ref>« Individu et totalité dans la pensée libérale », art. cit.</ref>. Si Hayek, ajoute Jean-Pierre Dupuy, « avait accompagné jusqu ’au bout les théories logiques et systémiques de l’auto-organisation dont il fut dès le début un compagnon d’armes, il aurait compris que celles-ci ne pouvaient s’accommoder des circularités vicieuses du néodarwinisme au sujet de la sélection des plus adaptés »<ref>« L’individu libéral, cet inconnu », art. cit., p. 119.</ref>. |
− | Ce modèle évolutionniste se heurte en outre à la singularité occidentale (qui, comme dans toute vision ethnocentrique, est ici posée comme | + | Ce modèle évolutionniste se heurte en outre à la singularité occidentale (qui, comme dans toute vision ethnocentrique, est ici posée comme l’incarnation même de la normalité, alors qu’elle représente au contraire l’exception). Hayek n’explique à aucun moment pourquoi l’ordre libéral et le marché n’ont pas été « sélectionnés » comme les formes les plus adéquates de la vie en société ailleurs que dans l’aire de civilisation occidentale. Il n’explique pas non plus pourquoi, dans d’autres parties du monde, l’ordre social a « spontanément » évolué dans d’autres directions... ou n’a pas évolué du tout<ref>Sur cette question, cf. John Gray, ''Hayek on Liberty'', op. cit.</ref>. De façon plus générale, Hayek semble ne pas voir que toutes les formes d’ordre « spontané », y compris en Occident, ne sont pas forcément compatibles avec les principes libéraux. Un système social peut évoluer « spontanément » aussi bien vers un ordre traditionaliste ou « réactionnaire » que vers un ordre libéral. C’est d’ailleurs en arguant, elle aussi, de la « naturalité » des traditions que l’école contre-révolutionnaire illustrée notamment par Bonald et Joseph de Maistre développe sa critique du libéralisme et plaide pour la théocratie et la monarchie absolue ! Hayek, lui, raisonne comme si l’opinion était spontanément libérale, ce que dément l’expérience historique, et comme si elle se formait de façon autonome, quand l’une des caractéristiques de la société moderne est justement son hétéronomie. Il est vrai qu’il ne peut guère faire autrement : si l’avènement de l’ordre libéral ne s’explique pas par la seule « sélection naturelle », tout son système s’effondre immédiatement. |
− | Le fait est pourtant que | + | Le fait est pourtant que l’ordre de marché n’a pas été partout « sélectionné ». Comment dès lors affirmer que la sélection dont cet ordre est censé résulter est « naturelle » ? Et surtout, comment démontrer que cet ordre est le meilleur qui soit ? Ici, la difficulté pour Hayek est de passer de l’énoncé d’un fait supposé à l’énoncé d’une norme. De ce que les institutions ne seraient pas le produit des desseins volontaires des hommes (fait supposé), il conclut que ceux-ci ne doivent surtout pas chercher à les transformer volontairement (norme). De ce que ces institutions seraient le résultat d’une évolution culturelle fonctionnant selon le modèle de l’évolution biologique (fait supposé), il conclut qu’un tel résultat constitue nécessairement un progrès (norme). Mais il s’enferme alors dans une aporie classique : l’être n’est pas le devoir-être. En réalité, Hayek sait très bien que sa préférence pour un système de valeurs donné, en l’occurrence l’ordre libéral, ne peut être fondée logiquement. C’est pourquoi il dissimule son choix derrière des considérations de type évolutionniste qui confèrent à son raisonnement une apparence d’objectivité. De plus, il existe une certaine contradiction entre le fait d’affirmer que toutes les règles morales se valent en tant qu’elles résultent d’une « sélection » garantissant leur bonne adaptation à la vie sociale, et la nécessité dans laquelle se trouve Hayek de démontrer que la société libérale est objectivement la meilleure. La question qui se pose consiste en effet à savoir si l’ordre libéral est le meilleur en vertu de ses qualités intrinsèques ou s’il est le meilleur parce qu’il a été « consacré » par l’évolution. Or, ce sont là des choses totalement différentes. Si l’on répond que l’ordre libéral est le meilleur parce qu’il a été « sélectionné naturellement » au cours de l’histoire, alors il faut expliquer pourquoi il n’a pas été sélectionné partout et pourquoi, ailleurs, ce sont parfois des ordres opposés qui l’ont été. Si en revanche on répond qu’il est le meilleur du fait de ses vertus propres (position de l’école libérale classique), alors le marché n’est plus une norme, mais un pur modèle, c’est-à-dire un système parmi d’autres, et il n’est plus possible d’en démontrer l’excellence en s’appuyant sur un fait extérieur à ces vertus, en l’occurrence sur l’évolution. |
− | Hayek ne peut en fait sortir de ce dilemme | + | Hayek ne peut en fait sortir de ce dilemme qu’en retombant dans l’utilitarisme dont il prétendait pourtant s’affranchir, c’est-à-dire en affirmant que le marché constitue, non plus un moyen de coordonner sans planification toutes les activités humaines, mais simplement le modèle générique d’organisation le plus favorable au développement humain. Il ne se prive d’ailleurs pas d’avoir recours à cette démarche, par exemple quand il explique que la « grande société » s’est imposée « parce que les institutions les plus efficaces ont prévalu dans un processus concurrentiel ». Mais l’inconvénient d’un tel raisonnement est double. D’une part, cela revient à fonder la démonstration sur un jugement totalement arbitraire, à savoir que toutes les aspirations humaines doivent être ordonnées à un principe d’efficacité permettant de mieux s’enrichir matériellement, ce qui n’est qu’une autre manière de dire qu’il n’y a pas de valeur plus haute que cet enrichissement (alors que Hayek affirme par ailleurs que l’économie n’a pas pour but principal de créer des richesses). Mais alors, d’autre part, on ne voit plus très bien quel est l’avantage du marché défini comme outil épistémologique permettant d’aboutir à un ordre global. Si la supériorité du marché réside en effet seulement dans sa capacité à produire des richesses, et si la première des priorités est de chercher à s’enrichir, il n’y a plus aucune raison pour que les déshérités se satisfassent de leur sort et trouvent « normale » l’inégale répartition des avoirs. C’est donc à juste titre qu’Alain Caillé pose la question : « Faire de l’efficacité du marché, indissociablement, le critère et le but de la justice, ne revient-il pas à introduire dans la définition de celle-ci les considérations dont on prétendait se passer ? »<ref>Op. cit., p. 315.</ref>. En retombant dans une appréciation utilitaire du marché, Hayek rend lui-même caduc tout ce qu’il affirme par ailleurs sur la « non-injustice » de la « grande société ». |
− | La critique hayékienne de | + | La critique hayékienne de l’utilitarisme apparaît donc pour le moins ambiguë. Liée chez lui, comme celle du rationalisme et du positivisme, à la dénonciation du « constructivisme », elle ne vise au mieux que l’« utilitarisme étroit » d’un Jeremy Bentham, qui définit le bonheur général comme l’addition du plus grand nombre possible de bonheurs individuels. D’après Hayek, cette définition fait encore trop de place à l’idée de bien commun. Elle légitime en effet la logique du sacrifice, qu’elle inscrit dans un strict rapport de quantité numérique. Pareto posait en principe que si certains peuvent gagner à une transformation sociale sans que les autres en souffrent, alors cette transformation doit être recommandée. L’utilitarisme de Bentham déroge à ce principe en allant plus loin. Si l’essentiel est la satisfaction de la majorité, on peut en effet admettre qu’une transformation qui augmente les gains du plus grand nombre tout en aggravant les pertes d’un petit nombre, est encore justifiée. Cette idée que le sacrifice de quelques uns est légitime lorsqu’il conditionne l’avantage de tous les autres, qui est aussi l’un des ressorts du mécanisme victimaire dans la théorie du bouc émissaire<ref>Dans l’Evangile, c’est le grand-prêtre Caïphe qui déclare : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jean 11, 49-50).</ref>, est refusée par Hayek, tout simplement parce qu’il n’admet pas la notion d’« utilité collective », fût-elle définie comme simple agrégat d’utilités individuelles. Sa position, sur ce point, ne se distingue pas de celle de Robert Nozick, ni même de John Rawls, qui écrit : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée en justice sur laquelle même le bien de la société considérée comme un tout ne peut prévaloir. Pour cette raison, il est exclu que la privation de liberté de certains puisse être justifiée par un plus grand bien que d’autres recevraient en partage. Il est incompatible avec la justice d’admettre que les sacrifices imposés à quelques uns puissent être compensés par l’accroissement des avantages qu’un grand nombre en retireraient »<ref>''Théorie de la justice'', Seuil, 1987.</ref>. Cependant, on peut se demander si ce refus est sincère. Lorsque Hayek propose aux perdants dans le « jeu » de la catallaxie d’accepter leur sort comme la chose la moins « injuste » qui soit, ne leur impose-t-il pas en quelque sorte de se sacrifier pour le bon fonctionnement de l’ordre général du marché ? Il y a là une équivoque, qui renvoie à l’« individualisme non pur » dont on a déjà parlé. Retenons simplement que c’est avant tout l’individualisme que Hayek oppose à l’utilitarisme, mais aussi qu’il retombe lui-même, à son corps défendant, dans ce même utilitarisme chaque fois qu’il vante l’efficacité de la « main invisible », qu’il légitime le marché par ses vertus intrinsèques ou qu’identifie plus la valeur au succès<ref>Significative à cet égard est la définition donnée par Hayek de la répartition issue du marché : « A chacun selon l’utilité de son apport telle qu’elle est perçue par les autres ». Certains auteurs libéraux n’hésitent d’ailleurs pas à classer Hayek parmi les théoriciens de l’utilitarisme. Cf. par exemple Leland B. Yeager, « Utility, Rights, and Contract. Some Reflections on Hayek’s Work », in Kurt R. Leube et Albert H. Slabinger (ed.), ''The Political Economy of freedom'', ''op. cit.'', pp. 61-80.</ref>. |
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− | Alain Caillé définit dans les termes suivants les deux apories coextensives au rationalisme critique libéral : « La première tient au fait que la raison critique ne peut | + | Alain Caillé définit dans les termes suivants les deux apories coextensives au rationalisme critique libéral : « La première tient au fait que la raison critique ne peut s’autosuffire. Pour être critique, il faut bien que la raison trouve quelque chose d’autre qu’elle-même à critiquer et que ce quelque chose ne soit pas, lui-même, un pur négatif. La seconde aporie découle de la première. La raison critique ne parvient à se croire en mesure d’épuiser le champ du réel que si elle suppose que celui-ci se résume à du rationnel négatif qui constituerait sa seule identité. La raison libérale critique s’étaye donc sur une représentation identitaire du rapport social qui est contradictoire avec l’idée de liberté »<ref>''Op. cit.'', pp. 340-341.</ref>. |
− | Max Weber a montré de son côté | + | Max Weber a montré de son côté qu’il existe toujours une contradiction entre la rationalité formelle et la rationalité substantielle, et que celles-ci peuvent toujours entrer en conflit. Le problème du contenu substantiel de la liberté ne peut donc être réglé par la seule mise au point des procédures censées la garantir. L’hypothèse d’un ajustement spontané des multiples projets concurrents des acteurs économiques et sociaux en régime de totale liberté des échanges, ajustement posé comme optimal (non au sens idéal, mais au sens du possible, c’est-à-dire en référence aux conditions cognitives réelles de la vie des sociétaires), comme s’il n’y avait pas d’antagonisme irréductible des intérêts, de crises destructrices sur les marchés, etc. s’avère par là profondément utopique. L’idée qu’on pourrait faire fusionner les valeurs de liberté et l’ordre spontané issu de la pratique repose en fait sur la représentation d’une société sans espace public. |
− | Hayek, on | + | Hayek, on l’a vu, ne se borne pas à dire, comme les libéraux classiques, que le marché maximise le bien-être de tous. Il affirme encore qu’il constitue un « jeu » qui augmente les chances de tous les joueurs, considérés individuellement, d’atteindre leurs fins particulières. Cette affirmation se heurte à une objection évidente : comment dire que le marché maximise les chances des individus de réaliser leurs fins si l’on pose en principe que ces fins son inconnaissables ? Du reste, comme l’écrit Alain Caillé, « si tel était le cas (...) il serait facile de soutenir que l’économie de marché a davantage multiplié les fins des individus que leurs moyens de les réaliser ; qu’elle a donc, selon le mécanisme psychologique analysé par Tocqueville, accru l’insatisfaction. Ce qui est une manière de rappeler que les finalités des individus ne tombent pas du ciel, mais procèdent du système social et culturel au sein duquel ils sont placés. On ne voit donc pas ce qui interdirait de penser que les membres de la société sauvage, par exemple, ont infiniment plus de chances de réaliser leurs fins individuelles que ceux de la Grande Société. Hayek répondrait, sans doute, que les sauvages n’étaient pas “libres” de choisir eux-mêmes leurs objectifs. Ce qui serait à démontrer, comme serait, tout autant, à démontrer que les individus modernes se déterminent librement comme tels »<ref>''Ibid.'', pp. 320-321.</ref>. |
− | La représentation de la catallaxie commun un jeu offrant des chances « impersonnelles » et dans lequel il est bien normal | + | La représentation de la catallaxie commun un jeu offrant des chances « impersonnelles » et dans lequel il est bien normal qu’il y ait des gagnants et des perdants, est en réalité insoutenable. L’existence de règles abstraites ne suffit pas, en effet, à garantir que tous auront les mêmes chances de gagner ou de perdre. Hayek oublie précisément que les chances de gagner ne sont pas les mêmes pour tous, et que les perdants sont bien souvent toujours les mêmes. Dès lors, les résultats du jeu ne peuvent être dits aléatoires. Ils ne le sont pas, et pour qu’ils puissent le devenir, au moins tendanciellement, il faudrait que le jeu fût « corrigé » par des interventions volontaires de la puissance publique, ce que Hayek refuse énergiquement. Que penser alors d’un jeu où, comme par hasard, les gagnants gagnent toujours plus, tandis que les perdants perdent toujours davantage ? Taxer d’« injustice » l’ordre spontané, prétend Hayek, revient à tomber dans l’anthropomorphisme ou dans l’« animisme », voire dans la logique du bouc émissaire, puisque cela revient à chercher un responsable, un coupable, là où il n’y en a pas. Mais, comme l’a remarqué Jean-Pierre Dupuy, l’argument se retourne comme un gant, car s’il y a bien un acquis décisif de l’évolution sociale, c’est qu’on en soit venu à considérer qu’il n’est pas juste de condamner un innocent. De ce point de vue, c’est bien plutôt la négation de la notion même d’injustice sociale qui « ramène en arrière ». Mettant en garde contre la logique du bouc émissaire, Hayek y tombe ainsi lui-même à pieds joints : les boucs émissaires, dans son système, sont tout simplement les victimes de l’injustice sociale, à qui l’on interdit même de se plaindre. Affirmer que la justice sociale ne veut rien dire revient en effet à transformer ceux qui subissent l’injustice en boucs émissaires d’une théorie de sa légitimation. Le sophisme consiste alors à dire que l’ordre social n’est ni juste ni injuste, tout en concluant qu’il faut l’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire... comme s’il était juste. |
− | Ici, toute l’ambiguïté vient de ce que Hayek, tantôt présente le marché comme intrinsèquement créateur de liberté ( | + | Ici, toute l’ambiguïté vient de ce que Hayek, tantôt présente le marché comme intrinsèquement créateur de liberté (c’est le fond de sa thèse), tantôt la liberté comme le moyen de l’efficacité généralisée du marché. Mais alors, quel est le véritable but recherché : la liberté individuelle ou l’efficacité économique ? Hayek dirait sans doute que ces deux objectifs n’en font qu’un. Il reste pourtant à déterminer la façon dont ils s’articulent l’un par rapport à l’autre. En fait, la définition donnée par Hayek de la liberté montre qu’en dernière instance, c’est bien cette dernière qui a pour fonction de garantir le marché, lequel devient alors une fin en soi. Pour Hayek, la liberté n’est ni un attribut de la nature humaine ni un complément de raison, mais une conquête historique, une valeur née de la « grande société ». C’est en outre une liberté purement individuelle, négative et homogène. Hayek va jusqu’à dire que la liberté est étouffée là où l’on plaide pour les libertés<ref>« ''Liberties appear only when liberty is lacking'' » (''The Constitution of Liberty'', op. cit., p. 12</ref>. Le marché ne crée donc les conditions de la liberté que parce que la liberté est mise au service du marché. L’éthique de la liberté est ainsi rabattue sur l’éthique du bien-être, ce qui équivaut à retomber une fois encore dans l’utilitarisme. Hayek ne nous propose qu’une vision instrumentale de la liberté : la liberté vaut dans l’exacte mesure où elle permet le fonctionnement de l’ordre marchand. |
− | Identifier le marché à | + | Identifier le marché à l’ordre social tout entier, enfin, relève de l’économisme le plus réducteur. « Le marché est inévitablement une économie, écrit à ce propos Roger Frydman. Il forme un système qui suppose la cohérence entre un agencement social et les objectifs qu’il peut satisfaire. Pour que le marché fonctionne, il faut bien qu’il soit lui-même fondé sur un rapport social susceptible de se traduire dans un langage quantifiable, et qu’il se propose des fins marchandes, ou du moins qu’il les transforme en des productions monétisables et rentables pour les entreprises. De la sorte, on n’échappe pas à l’obligation d’établir le bien-fondé de la société marchande sur ses performances économiques, et en retour de sélectionner les règles de juste conduite en fonction de ces mêmes objectifs »<ref>« Individu et totalité dans la pensée libérale », ''art. cit.'', p. 120.</ref>. En fin de compte, seule devient alors « défendable la législation qui est adéquate au mode d’existence des produits de l’activité humaine comme marchandises, mises en œuvre dans un processus concurrentiel »<ref>''Ibid.''</ref>. Telle est également la conclusion d’Alain Caillé : « Le tour de passe-passe de l’idéologie libérale, dont Hayek nous fournit l’illustration la plus achevée, réside dans l’identification de l’État de droit à l’État marchand, dans sa réduction au rôle d’émanation du marché. Dès lors, le plaidoyer pour la liberté des individus de choisir leurs propres fins, se renverse en obligation réelle qui leur est faite de n’avoir d’autres fins que marchandes »<ref>''Op. cit.'', p. 347.</ref>. |
− | La doctrine libérale est celle qui prétend que tout peut être acheté et vendu sur un marché autorégulateur. Elle correspond à cette idéologie économique, dont Pierre Rosanvallon dit | + | La doctrine libérale est celle qui prétend que tout peut être acheté et vendu sur un marché autorégulateur. Elle correspond à cette idéologie économique, dont Pierre Rosanvallon dit qu’elle « traduit d’abord le fait que les rapports entre les hommes sont compris comme des rapports entre des valeurs marchandes ». Par là, elle s’inscrit dans la négation de la différence posée traditionnellement, au moins depuis Aristote, entre économie et politique, ou plutôt elle ne se saisit de cette différence que pour y substituer une inversion des rapports de subordination entre la première et la seconde. Elle débouche alors sur ce que Henri Lepage appelle très justement l’« économique généralisée », c’est-à-dire la réduction de tous les faits sociaux à un modèle économique (libéral), par le biais d’une démarche fondée sur l’individualisme méthodologique et qui se légitime par la conviction que, « si comme l’affirme la théorie économique, les agents économiques ont un comportement relativement ''rationnel'' et poursuivent en règle générale leur plus grande préférence lorsqu’il s’agit pour eux de produire, d’investir, de consommer, il n’y a pas de raison de penser qu’il en aille différemment dans leurs autres activités sociales : par exemple lorsqu’il s’agit d’élire un député, de choisir une formation professionnelle, puis un métier, de prendre un conjoint, de faire des enfants, de prévoir leur éducation... Le paradigme de l’''Homo œconomicus'' est ainsi utilisé, non seulement pour expliquer des comportements de production ou de consommation, mais également pour explorer l’ensemble du champ des relations sociales fondées sur l’interaction de décisions et d’actions individuelles »<ref>Henri Lepage, ''op. cit.'', pp. 25-26.</ref>. |
− | + | L’entreprise hayékienne se distingue du libéralisme classique par une volonté de refonder la doctrine au plus haut niveau sans avoir à recourir à la fiction du contrat social et en tentant d’échapper aux critiques communément adressées au rationalisme, à l’utilitarisme, au postulat d’un équilibre général ou d’une concurrence pure et parfaite fondée sur la transparence de l’information. Pour ce faire, Hayek est conduit à déplacer en amont l’enjeu de sa problématique et à faire du marché un concept global, indépassable en raison de son caractère totalisant. Le résultat est une nouvelle utopie, reposant sur autant de paralogismes que de contradictions. Il est clair en réalité qu’« à défaut de l’achat d’une paix sociale par l’État-providence, l’ordre de marché aurait été balayé depuis longtemps » (Alain Caillé). Une société qui fonctionnerait selon les principes de Hayek exploserait en peu de temps. Son instauration relèverait en outre d’un pur « constructivisme » et exigerait même sans doute un État de type dictatorial. Comme l’écrit Albert O. Hirschman, « cette prétendûment idyllique citoyenneté privatisée qui ne prête attention qu’à ses intérêts économiques et sert indirectement l’intérêt public sans jamais y prendre une part directe, tout cela ne peut se réaliser que dans des conditions politiques qui tiennent du cauchemar »<ref>''Vers une économie politique élargie'', Minuit, 1986, p. 27.</ref>. Qu’on puisse prétendre aujourd’hui rénover la « pensée nationale » en s’appuyant sur ce genre de théories en dit long sur l’effondrement de cette pensée. | |
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Version actuelle datée du 12 mai 2023 à 04:30
Alain de Benoist, Contre le libéralisme (2019), éd. Éditions du Rocher, 2019, ISBN 9782268101217, p. 191-242.
(Antoine Buvet).
Le Club de l’Horloge a tenu du 20 au 22 octobre 1989, à Nice, sa 5e Université annuelle sur le thème : « Le libéralisme au service du peuple » (sic). La tonalité générale était celle d’un conservatisme « national-libéral ». Henry de Lesquen, président du Club, devait ainsi déclarer qu’« il n’y aura pas de société libérale authentique tant que la conception de l’homme issue de la tradition occidentale, humaniste et chrétienne n’aura pas prévalu » [1]. La thèse développée à cette occasion a en fait surtout consisté à opposer entre elles deux grandes traditions libérales, l’une trouvant son origine dans les idées de Locke, l’autre dérivée de Hume et de Burke. Il y aurait ainsi un « mauvais libéralisme », fondé sur l’empirisme de la table rase et aboutissant au courant libertarien ou anarcho-capitaliste, et un « bon libéralisme », soucieux de préserver les traditions et donc parfaitement conciliable avec un point de vue « national ».
Cette façon de voir, empreinte apparemment de quelques considérations d’opportunisme politicien, se légitimait d’une référence constante à un auteur aujourd’hui disparu, Friedrich A. (von) Hayek. Si l’accueil réservé à cette démarche a été quelque peu mitigé [2], le thème du « national-libéralisme » (ou du libéralisme conservateur) n’en est pas moins récurrent dans l’histoire des idées [3]. Se pencher sur l’œuvre de Hayek est un bon moyen d’en prendre la juste mesure[4].
1
Dans le champ des doctrines libérales, l’originalité de la démarche de Hayek est certaine. Prenant ses distances vis-à-vis du libéralisme « continental » (exception faite de Tocqueville et de Benjamin Constant), Hayek vise en effet à revenir aux sources de l’individualisme et du libéralisme anglo-écossais (Hume, Smith, Mandeville, Ferguson) tout en faisant l’économie des notions de raison, d’équilibre pur, d’ordre naturel et de contrat social. Pour ce faire, il s’emploie d’abord à dessiner une vaste fresque. L’humanité, selon lui, a adopté au cours de son histoire deux systèmes sociaux et moraux opposés. Le premier système, l’« ordre tribal », reflète des conditions de vie « primitives ». Il caractérise une société refermée sur elle-même, dont les membres se connaissent tous entre eux et déterminent leur conduite en fonction d’objectifs concrets qu’ils perçoivent et déterminent de manière relativement homogène. Dans cette société de face à face, agencée en fonction de finalités collectives à atteindre, les rapports humains, largement déterminés par l’« instinct », sont essentiellement fondés sur la solidarité, la réciprocité et l’altruisme à l’intérieur du groupe.
Cet « ordre tribal » s’est progressivement défait, au fur et à mesure que les liens de personne à personne se distendaient dans des structures sociales plus impersonnelles, pour céder la place à la société moderne, que Hayek a successivement appelé « grande société », puis « ordre étendu », et qui correspond d’assez près à la « société ouverte » de Popper. Cette société moderne (dont le libéralisme, le capitalisme, le libre-échangisme, l’individualisme, etc. sont les formes idéologiques dominantes les plus répandues) est fondamentalement une société qui ne connaît pas de clôture. Les rapports sociaux ne peuvent donc plus y être réglés selon le modèle du face à face. Dans cette société, dit Hayek, les comportements « instinctifs », devenus inutiles, sont remplacés par des comportements contractuels abstraits (sauf, éventuellement, au sein de très petits groupes comme la famille). L’ordre s’y établit spontanément, dans l’abstrait, non comme le produit d’une volonté ou d’un dessein, mais sous l’effet des multiples interrelations nées de l’activité des agents. La « grande société » se définit par là comme un système social qui gère spontanément l’absence de fin commune.
Alors que Ludwig von Mises avait encore tendance à voir dans les institutions libérales le produit d’un choix conscient fondé sur la rationalité abstraite, Hayek affirme que, dans la « grande société », ces institutions ont été lentement sélectionnées par l’habitude. Ce n’est pas, en d’autres termes, par la déduction logique ni même par l’analyse rationnelle que les hommes ont progressivement maîtrisé leur environnement et se sont dotés d’institutions nouvelles, mais par le biais de règles — Hayek définit l’homme comme un « rule-following animal » — acquises sous l’effet de l’expérience et consacrées par le temps. La raison n’est donc pas la cause, mais seulement le produit de la culture. L’usage ne se décrète pas, il est immanent à l’état de choses, et c’est pourquoi on ne peut identifier l’origine des institutions qui ont le plus perduré dans le temps. La culture résulte alors de la « transmission de règles apprises de juste conduite qui n’ont jamais été inventées et dont la fonction reste incomprise des individus qui agissent ».
La société moderne forme donc pour Hayek un « ordre spontané » qu’aucune volonté humaine ne saurait reproduire ni surtout dépasser, et qui se serait formé selon un modèle inspiré du schéma darwinien. La civilisation moderne ne relèverait en effet fondamentalement ni de la nature ni de l’artifice, mais d’une évolution culturelle où la sélection se serait opérée d’elle-même. Dans cette optique, les règles sociales jouent le rôle attribué aux mutations dans la théorie néodarwinienne : certaines sont retenues parce qu’elles se révèlent « plus efficaces » et confèrent un avantage à ceux qui les adoptent (ce sont les « règles de juste conduite »), tandis que les autres sont abandonnées. « Les règles sont, non pas inventées a priori, mais sélectionnées a posteriori, écrit Philippe Nemo, à la faveur d’un processus d’essais et d’erreurs et de stabilisation »[5]. Une règle sera retenue ou rejetée selon qu’à l’expérience elle se révèlera ou non utile à l’ensemble du système constitué par les règles déjà existantes. Hayek écrit : « C’est la sélection progressive de règles de conduite de plus en plus impersonnelles et abstraites, libérant le libre arbitre individuel tout en assurant une domestication de plus en plus stricte des instincts et pulsions hérités des phases précédentes de son développement social qui ont permis l’avènement de la Grande Société en rendant possible la coordination spontanée des activités de groupes humains de plus en plus étendus «. Et encore : « Si la liberté est devenue une morale politique, c’est par suite d’une sélection naturelle qui fait que la société a progressivement sélectionné le système de valeurs qui répondait le mieux aux contraintes de survie qui étaient alors celles du plus grand nombre ». La culture est donc bien avant tout « la mémoire des règles de comportement bénéfiques sélectionnées par le groupe »[6].
L’émergence de la modernité est ainsi présentée comme le résultat « naturel » de l’évolution d’une civilisation ayant progressivement consacré la liberté individuelle comme principe abstrait et général de discipline collective, c’est-à-dire comme affranchissement de la société traditionnelle et passage « à un système de disciplines abstraites où les actions de chacun envers les autres sont guidées par l’obéissance, non plus à des fins connues, mais à des règles générales et impersonnelles, qui n’ont pas été délibérément établies par l’homme, et dont le rôle est de permettre la construction d’ordres plus complexes que nous ne pouvons comprendre ». Cette vision darwinienne sociale s’apparente bien entendu à l’idéologie du progrès. Elle implique, comme on le verra plus loin, une lecture optimiste et utilitariste de l’histoire humaine : la « grande société » vaut mieux que l’« ordre tribal », et la preuve qu’elle est meilleure, c’est qu’elle l’a emporté.
Après avoir posé de façon diachronique, c’est-à-dire historiquement, la distinction entre ses deux grands modèles de société, Hayek la redéploie ensuite de façon synchronique, en opposant taxis et kosmos. Le premier de ces termes, taxis, définit l’ordre institué volontairement, dont relève tout projet politique associant la collectivité à un but commun, toute forme de planification, d’interventionnisme étatique, d’économie administrée, etc. C’est évidemment, aux yeux de Hayek, une résurgence de l’« ordre tribal ». Le mot kosmos, au contraire, désigne l’ordre « spontané », auto-engendré, c’est-à-dire « naturellement » issu de l’usage et de la pratique, qui caractérise la « grande société ». Cet ordre spontané n’existe en vue d’aucun but. Les sociétaires y participent en poursuivant leurs seuls objectifs individuels, l’interaction de leurs stratégies particulières déterminant de mutuels ajustements. Le kosmos se forme donc indépendamment des intentions et des projets humains. Selon la célèbre formule d’Adam Ferguson (1723-1816), il « résulte de l’action de l’homme, mais non de ses desseins »[7].
Cette définition de la société moderne comme une société fondamentalement et nécessairement opaque amène Hayek à rejeter la définition classique de la concurrence comme un phénomène impliquant, pour son bon fonctionnement, une information aussi complète que possible des acteurs économiques et sociaux. Hayek récuse l’idée d’une transparence du marché : l’information pertinente ne pourra jamais être totalement à la disposition des agents. Au contraire, affirme-t-il, ce qui justifie le mieux l’économie de marché, c’est précisément le fait que l’information y est toujours incomplète et imparfaite, car dans de telles conditions, le mieux sera toujours de laisser chacun se débrouiller avec ce qu’il sait. La concurrence sera donc d’abord l’effet du laisser-faire, alors que dans le modèle classique, c’est plutôt le laisser-faire qui résulte de l’hypothèse d’une concurrence pure et parfaite.
Le trait caractéristique de la « grande société » étant l’excès structurel de l’information pertinente par rapport l’information disponible, appropriable, l’illusion dite « synoptique » est celle qui consiste à croire à la possibilité d’une information parfaite. Le raisonnement de Hayek est ici le suivant : la connaissance des processus sociaux est nécessairement limitée, puisqu’elle est en état de formation collective permanente. Aucun individu, aucun groupe ne saurait y avoir accès. Personne ne peut donc prétendre avoir accès ou pouvoir prendre en considération la totalité des paramètres. Or, le succès de l’action sociale exige une connaissance complète des faits pertinents pour cette action. Comme une telle connaissance est impossible, nul ne peut non plus prétendre agir sur la société dans un sens conforme à ses intérêts, ni même entreprendre une action parfaitement adéquate par rapport à l’objectif visé. D’un constat épistémologique, Hayek tire une conséquence sociologique : une certaine ignorance est indépassable ; l’incomplétude de l’information entraîne l’impossibilité de prévoir les conséquences réelles des actions, laquelle conduit à douter de l’opérationalité de nos savoirs. L’homme ne pouvant être omniscient, le mieux pour lui est alors de s’en remettre à la tradition, c’est-à-dire à l’habitude consacrée par l’expérience. « Le véritable rationalisme, écrit Philippe Nemo, consiste dès lors à reconnaître la valeur de la connaissance normative transmise par la tradition, malgré son opacité et son irréductibilité à la logique »[8].
Le marché est évidemment la clé de voûte de tout le système. Dans une société uniquement composée d’individus, les échanges qui se réalisent dans le cadre du marché représentent en effet le seul mode d’intégration concevable. Pour Smith comme pour Mandeville, le marché constitue un mode de régulation sociale abstrait, régi par une « main invisible » exprimant des lois objectives censées régler les rapports inter-individuels en dehors de toute autorité humaine. Le marché s’avère de la sorte intrinsèquement anti-hiérarchique : il est un mode de prise de décision où personne ne décide volontairement pour un autre que soi. L’ordre social se confond alors avec l’ordre économique, comme résultante non intentionnelle des actions entreprises par les agents pour réaliser leur meilleur intérêt.
Hayek reprend à son compte cette théorie smithienne de la « main invisible », c’est-à-dire l’analyse des mécanismes totalement impersonnels qu’on suppose être à l’œuvre dans un marché libre. Mais il lui apporte des aménagements très importants. Chez Adam Smith, cette théorie reste en effet d’ordre macro-économique : les actes individuels, quoique se manifestant de manière apparemment désordonnée, finissent par concourir miraculeusement à l’intérêt collectif, c’est-à-dire au bien-être de tous. C’est pourquoi Smith admet encore l’intervention publique lorsque la finalité individuelle ne réalise pas le bien général. Hayek, au contraire, se refuse à admettre cette exception. Le libéralisme classique pose également que le marché concurrentiel permet de satisfaire de façon optimale des fins données. Hayek répond que les fins ne sont jamais données, puisqu’elles ne sont pas connaissables, et qu’on ne saurait donc prêter au marché la capacité de traduire la hiérarchie des fins ou des demandes. Une telle prétention est même purement tautologique, puisque « l’intensité relative de la demande de biens et services, intensité à laquelle le marché ajustera sa production, est elle-même déterminée par la répartition des revenus qui, à son tour, est déterminée par le mécanisme du marché ». N’ayant ni but ni priorité, le marché ne s’ordonne par rapport à aucune fin : il laisse les fins indéterminées et ne fournit qu’un accord sur les moyens (means-connected). D’autre part, dans la théorie classique, l’allocation optimale des ressources rares à l’échelle sociale est assurée théoriquement par l’ajustement des marchés concurrentiels formant un équilibre général. Suivant Ludwig von Mises, et anticipant sur la critique qui sera développée après lui par G.L.S. Schackle et Ludwig Lachmann, Hayek rejette cette vision statique inspirée de Walras et s’efforce de substituer un système institutionnel optimal à un système de production socialement optimal, remplaçant ainsi l’équilibre général statique par un équilibre dynamique partiel.
Enfin, contre les classiques, Hayek affirme que ce n’est pas la liberté des agents qui permet l’échange, mais bien l’échange qui permet leur liberté. On verra plus loin ce qu’il convient de penser de cette affirmation, qui occupe une place centrale dans le système hayékien. Ses conséquences, en tout cas, sont fondamentales. Dans l’optique classique, le marché au sens strict terme se rapportait encore à la seule sphère économique, l’Etat ayant pour rôle de « compléter le marché » en garantissant son bon fonctionnement, et même parfois en s’y substituant. Dans l’optique néolibérale, qui est celle de l’économique généralisée, le marché devient un modèle explicatif, une grille de lecture applicable à toutes les activités humaines : il existe un marché du mariage, un marché du crime, etc. Le champ politique est lui-même redéfini comme un marché où des entrepreneurs (les politiciens ) cherchent à se faire élire en répondant à la demande d’électeurs visant eux-mêmes à satisfaire leur meilleur intérêt. Hayek légitime indirectement cette vision en posant le marché, non plus seulement comme une machinerie économique permettant l’ajustement miraculeux de plans élaborés en privé par les individus, mais comme une formation ordonnée, un ordre établi spontanément, c’est-à-dire antérieurement ou indépendamment de toute action individuelle, qui à travers le système des prix permet une communication optimale de l’information. Le marché, dans ces conditions, recouvre donc bien la totalité du social. Il n’est même plus le modèle de l’activité humaine, mais cette activité elle-même. Loin de se borner au champ de l’activité économique proprement dite (Hayek tend d’ailleurs à réserver l’usage du mot « économie » à la description d’unités élémentaires comme les entreprises et les ménages), il devient un système de régulation générale de la société, pompeusement dénommé « catallaxie » (néologisme emprunté à von Mises). Il n’est plus seulement un mécanisme économique d’allocation optimale des ressources dans un univers traditionnellement décrit comme gouverné par la rareté, mécanisme ordonné à une quelconque finalité positive (bonheur des individus, enrichissement, bien-être), mais un ordre aussi bien sociologique que « politique », support instrumental formel de la possibilité pour les individus de poursuivre librement leurs objectifs particuliers, bref une structure, c’est-à-dire un procès sans sujet, aménageant spontanément la coexistence de la pluralité des fins privées et qui s’impose à tous dans la mesure même où, par nature, il interdit aux individus comme aux groupes de chercher à le réformer.
Le principe qui s’affirme ici est évidemment celui d’une activité individuelle étroitement associée au modèle de l’échange de type marchand. La liberté reste définie sans plus comme absence de contrainte, de coercition. Elle exprime « la situation dans laquelle chacun peut utiliser ce qu’il connalt en vue de ce qu’il veut faire », situation qui n’est garantie que par l’ordre du marché. Elle n’est donc pas le moyen d’atteindre un objectif qu’une action sociale pourrait concrétiser, mais le don impersonnel que l’évolution historique a accordé aux hommes avec l’émergence de l’ordre abstrait de l’échange. Hors du marché, pas de liberté !
Pierre Rosanvallon dit très justement que « le libéralisme fait en quelque sorte de la dépersonnalisation du monde les conditions du progrès et de la liberté »[9]. La démarche de Hayek s’inscrit de toute évidence dans cette visée, qui entend remplacer le pouvoir des hommes par des modes de régulation sociale aussi impersonnels que possible. John Locke affirmait déjà que ceux qui détiennent l’autorité ne doivent poser que des règles générales et universelles. Pour Hayek, la cohérence sociale, ne découlant pas d’une adhésion à une quelconque finalité collective, mais du mutuel ajustement des anticipations de chacun, est d’ordre à la fois logique et fonctionnel. Un état social est cohérent quand ses règles de conduite sont non contradictoires et conformes à son évolution. De même que pour Popper, on ne peut décider du vrai, mais seulement éliminer le faux (critère de falsifiabilité), on ne peut selon Hayek définir des règles justes, mais seulement déterminer négativement celles qui ne sont pas injustes. Les règles les moins injustes étant celles qui n’entravent pas le bon fonctionnement du marché, qui se conforment le plus possible à un ordre impersonnel et abstrait et qui s’écartent le moins possible de l’usage établi, la bonne société est donc celle où la loi du législateur (thesis) suit au plus près la coutume (nomos) qui a permis l’émergence de l’ordre marchand. Il en résulte qu’une Constitution ne doit pas comprendre des règles de droit substantielles, mais seulement des règles neutres et abstraites qui déterminent les limites de l’action législative ou exécutive.
L’objectif de la loi, en d’autres termes, n’est donc plus d’organiser les actions individuelles en vue du bien commun ou de quelque projet déterminé, mais de codifier des règles ayant pour seule fonction de protéger la liberté d’action des individus, c’est-à-dire d’indiquer « à chacun ce sur quoi il peut compter, quels objets matériels ou services il peut utiliser pour ses projets, et quel est le champ d’action qui lui est ouvert ». Or, ajoute Hayek, le droit ne peut protéger la formation des anticipations individuelles que s’il est lui-même conforme à l’ordre des choses déjà institué et, inversement, ne peuvent être considérées comme légitimes que les anticipations qui se forment en accord avec cet ordre institué. Les règles seront donc des normes purement formelles, sans aucun contenu substantiel, condition nécessaire pour qu’elles soient universellement valables. En effet, souligne Hayek, « c’est seulement si elles sont appliquées universellement, sans égard à leurs effets particuliers qu’elles serviront à maintenir l’ordre abstrait ». Bien entendu, les individus seront tous posés comme égaux par rapport à ces règles formelles, mais comme celles-ci renvoient à une réalité, elle bien concrète, qui n’est autre que le capitalisme libéral, leur égalité n’aura elle-même rien de substantiel : l’égalité formelle ira de pair avec l’inégalité sociale réelle.
Une société qui s’organise à partir de l’échange marchand serait ainsi susceptible de remporter l’adhésion de tous sans proposer jamais de fins communes. Elle instituerait un ordre de purs moyens laissant chacun responsable de ses finalités propres. Ce qui réunit les hommes dans la catallaxie, définie comme « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché » [10], n’est en effet pas une communauté de fins, mais une communauté de moyens, exprimée en l’occurrence dans l’ordre abstrait du droit. Comme Hume et Montesquieu, Hayek croit en outre à la vertu pacifiante de l’échange. En évitant les dangers du face à face propre à l’« ordre tribal » et le débat sur les fins collectives, le marché neutraliserait les rivalités, apaiserait les passions et porterait à l’extinction des conflits. Tous les membres de la « grande société » communiant dans une même adhésion à un système de moyens substitué à un débat sur les fins, les oppositions disparaîtraient ou trouveraient d’elles-mêmes leur solution.
Ce modèle de société pose d’emblée un problème d’interprétation. A première vue, par exemple, on pourrait être tenté de considérer l’idée d’un ordre spontané comme un avatar de l’ordre naturel, tel qu’ont pu le concevoir les théoriciens contre-révolutionnaires les plus hostiles au volontarisme. Mais ce serait une erreur, car Hayek ne présente nullement l’ordre spontané comme renvoyant à un état à la fois originel et permanent, constitutif en quelque sorte de tout ordre social humain, mais bien au contraire comme un ordre acquis au cours de l’histoire de l’humanité et qui atteint son apogée à l’époque moderne. C’est un ordre, pourrait-on dire, qui résulte d’une évolution « naturelle », mais qui n’en est pas pour autant un « ordre naturel ».
La façon dont Hayek affirme l’autonomie du social donne par ailleurs à son raisonnement une apparence de holisme, dans la mesure où le marché est posé chez lui comme une totalité englobante, fonctionnant comme telle, et qui implique entre les agents des relations d’échange qu’on ne saurait évidemment repérer chez l’individu isolé. Enfin, l’idée d’ordre spontané semble renvoyer à la notion systémique d’auto-organisation, d’autant que Hayek a cherché lui-même à plusieurs reprises à rapprocher ses thèses de la systémique de P.A. Weiss, des modèles cybernétiques (Heinz von Forster), des concepts de complexité (John von Neumann) et d’« autopoièse » (Francisco Varela, H. Maturana), de la thermodynamique des systèmes ouverts (Ilya Prigogine), etc.[11].
En fait, Hakek reformule de manière savante des idées avancées bien avant lui par Bernard Mandeville, Adam Smith et Adam Ferguson, tous trois fondateurs d’une nouvelle théorie moderne de la « société civile ». L’originalité de ces auteurs, au sein de la pensée libérale, est de se démarquer à la fois de l’utilitarisme naïf d’un Jeremy Bentham et de la philosophie du droit naturel. Leur démarche consiste à se pencher, non plus sur la question de l’origine de la société (ce qui avait conduit John Locke à avancer l’hypothèse du contrat social), mais sur celle de sa régulation, c’est-à-dire de son mode de fonctionnement. Dans une thèse récente[12], M. Gautier a très justement montré que cette évolution correspond au basculement d’une vision du monde comme théodicée à une vision du monde comme sociodicée. Le point essentiel est l’abandon de la fiction du contrat et la reconnaissance de la nécessité du lien social comme une composante de la nature humaine : la société constituant le cadre naturel de l’existence humaine, il n’y a plus lieu de rechercher le secret de son « origine » dans un accord contractuel entre individus vivant auparavant de façon isolée. A l’artifice du contrat se substitue alors le mécanisme du marché comme fondement de la vie sociale, ce qui permet d’échapper aux apories caractéristiques des théories contractualistes héritées de Hobbes ou de Locke. Tel est précisément le fondement de la théorie smithienne de la « main invisible ». Elle entraîne la prise en compte des habitudes, des coutumes, voire des traditions qui ont accompagné l’émergence du marché. A la limite, comme chez Ferguson, l’échange marchand devient la modalité spécifique de la relation sociale dont la coutume est le fondement.
M. Gautier est alors fondé à parler d’« individualisme non pur » pour qualifier cette nouvelle démarche libérale qui vise à fonder « sur une anthropologie spécifique la relation de cogenèse de l’un et du tout », c’est-à-dire à poser le problème de la réconciliation des intérêts individuels et du tout social dans une optique dont le contrat social n’est plus la clé. Les conséquences sont importantes. Si le modèle du marché explique à lui seul le fonctionnement de la société, il s’ensuit en effet que l’économie représente la meilleure façon de réaliser le politique. D’où une mise en accusation accrue de la puissance publique, car si l’homme est naturellement social, il n’est plus nécessaire qu’on l’« oblige » à vivre en société : « L’État n’est plus constitutif du lien social, il en garantit seulement la permanence ». Mieux, la puissance publique doit toujours être « neutralisée » afin de ne jamais pouvoir « envahir » la société civile. Le politique se trouve donc du même coup radicalement délégitimé dans sa vocation à accomplir une fin spécifique. En rejetant la théorie du contrat social et en affirmant l’idée d’un ordre spontané au-delà des seules catégories de la nature et de l’artifice, Hayek s’inscrit directement dans cette filiation. Ainsi s’explique l’apparence holiste de son système, où le marché assimilé au « tout » social constitue au niveau supra-individuel le mode suprême de régulation.
Cette apparence ne doit cependant pas faire illusion. On ne peut en effet parler véritablement de holisme que lorsque le tout possède une logique et une finalité propres, c’est-à-dire des caractéristiques qui différent en nature de celles de ses éléments constituants. Or, cette idée est précisément celle que rejette Hayek, en tant qu’elle constitue d’après lui la marque même de l’« ordre tribal ». Dans la « grande société », l’individu a beau n’être jamais posé dans un pur isolement, puisqu’il est admis qu’il a toujours vécu en société et que du point de vue moral il n’est pleinement homme qu’en relation avec ses semblables, il reste que la relation sociale doit être envisagée du seul point de vue de la multiplicité des parties. De même que le marché n’est conçu que comme une procédure d’agrégation des préférences individuelles, la société n’est organisée et saisie que sur la base de l’existence et de l’action des individus : c’est le jeu des seuls intérêts particuliers qui constitue la société. Le social est donc déduit de l’individuel, non l’inverse : acteur essentiel et valeur primordiale, l’individu constitue un absolu explicatif indépassable. Il en résulte que l’intelligence du tout dérive de celle des parties, et qu’il ne saurait y avoir d’entité collective, peuple, culture ou nation par exemple, qui posséderait une identité distincte de la somme des identités individuelles qu’elle recouvre. Enfin, il est admis que les comportements des individus sont orientés par les seules fins qu’ils se proposent eux-mêmes. Les sociétaires sont autant d’atomes sociaux « libres d’utiliser leurs propres connaissances pour leurs propres objectifs », et c’est évidemment la recherche de leur meilleur intérêt qui est censée guider leurs choix. Certes, Hayek n’a pas la naïveté de croire que tous les hommes ont un comportement rationnel, mais il affirme qu’un tel comportement est plus avantageux, en sorte que dans une société où il est comparativement plus rentable d’agir de façon rationnelle, les comportements rationnels se répandront progressivement par sélection ou par imitation. L’individu, dans la vie sociale, est donc bel et bien appelé à se comporter comme un agent économique sur le marché. On reste dans le paradigme de l’individualisme méthodologique et de l’Homo œconomicus.
En fin de compte, Hayek pose moins l’individu comme un être autonome que comme un être indépendant, puisque, comme le souligne Jean-Pierre Dupuy, « l’autonomie est compatible avec la soumission à une sphère supra-individuelle, valable pour tous, à une loi normative limitant les moi individuels selon les règles d’une normativité autofondée », tandis que « des moi indépendants sont incapables de poser un ordre comme projet, volontaire et conscient »[13]. Au-delà de toute considération sur la formation de structures ordonnées à partir de fluctuations aléatoires (théorie des systèmes, thermodynamique des structures dissipatives), cette distinction fait bien apparaître les limites du rapprochement que l’on pourrait être tenté de faire entre les idées de Hayek et la notion systémique d’auto-organisation : celle-ci implique une vision antiréductionniste où le tout excède inévitablement la simple addition des parties.
2
Ayant défini les principes formateurs de la « grande société », en l’occurrence l’ordre du marché, Hayek peut passer à l’étude de l’idéologie à laquelle il s’oppose et qu’il dénomme constructivisme. Cette idéologie, dit-il, repose sur une « illusion synoptique » consistant à croire que les arrangements sociaux peuvent résulter des intentions et des actions volontaires de l’homme, en d’autres termes qu’il est possible de bâtir ou de réformer la société en fonction d’un projet donné. Le constructivisme énonce que « les institutions humaines ne serviront des desseins humains que si elles ont été délibérément élaborées en fonction de ces desseins ». Or, comme on l’a vu, Hayek soutient qu’il n’est pas possible de rattacher les institutions à un acte de volonté délibéré, car celui-ci exige une information complète dont on ne dispose jamais. Le constructivisme revient donc à surestimer systématiquement le rôle que les « concepteurs sociaux » (social engineers), réformateurs et politiciens, peuvent jouer dans l’espace public.
Hayek a d’abord placé la source du constructivisme dans le scientisme, c’est-à-dire dans l’« imitation servile » par les sciences humaines des concepts, des méthodes et des objectifs propres aux sciences physiques. C’est ensuite chez Descartes qu’il a été amené à rechercher l’origine de cette « illusion ». Le mécanicisme cartésien, qu’il qualifie de « maladie française » (french disease), suggère que l’intelligibilité logico-mathématique doit être recherchée dans les sciences sociales aussi bien qu’ailleurs et que, de ce fait, les institutions peuvent être construites et reconstruites à volonté, comme autant d’artefacts intellectuellement conçus pour servir une fin déterminée. Hayek affirme que c’est là une « présomption de la raison » car, selon lui, la raison ne peut déterminer de justes finalités liées au bien commun, mais seulement les conditions formelles de l’activité des agents[14].
L’archétype du constructivisme aux yeux de Hayek est le socialisme, celui-ci correspondant à une sorte de résurgence de l’« ordre tribal » au sein même de la « grande société ». D’après Hayek, le succès du socialisme viendrait d’ailleurs de ce qu’il fait appel à des « instincts ataviques » de solidarité et d’altruisme aujourd’hui devenus anachroniques ! Cependant, dans l’optique hayékienne, ce terme de « socialisme » est à prendre au sens le plus large. De proche en proche, en effet, il en vient à désigner toute forme d’« ingénierie sociale », toute forme de projet politico-économique quel qu’il soit. Hayek s’en prend d’ailleurs aussi bien aux héritiers de Descartes qu’aux partisans d’une conception holiste ou organiciste de la société, depuis les contre-révolutionnaires jusqu’aux romantiques. Socialisme au sens strict, marxisme, fascisme, sociale-démocratie, relèvent tous selon lui du même « constructivisme », celui-ci commençant déjà avec les plus modestes formes d’intervention étatique ou de réforme sociale. Assigner une finalité à la production, imposer un impératif de solidarité, opérer une redistribution de revenus au profit des plus défavorisés, adopter une législation sur l’environnement ou sur la protection sociale, prévoir la taxation progressive des revenus, instituer la moindre forme de protection économique, le moindre contrôle des changes, tout cela relève d’un « constructivisme » qui ne peut que se révéler catastrophique, puisque l’ordre du marché interdit, de par sa définition même, toute tentative d’agir intentionnellement sur les faits sociaux. Hayek répète donc constamment qu’il ne peut y avoir d’accord collectif sur les finalités, et qu’il ne faut surtout pas chercher à en dégager un, car tout effort en ce sens déboucherait sur un échec. Tout dirigisme, tout planisme, tout projet politique serait ainsi gros d’un totalitarisme latent ! Ce qui amène Hayek à adopter des positions d’une radicalité extrême, par exemple quand il recommande de privatiser l’émission de monnaie[15], justifie la formation des monopoles[16], rejette toute forme d’analyse macro-économique et va jusqu’à prétendre, dans son dernier livre (La présomption fatale), que tout système socialiste est voué à faire mourir de faim sa population[17] !
L’école libérale classique conservait encore l’idée de justice sociale, au moins à titre de régulation transitoire. Hayek la rejette totalement et lui adresse l’une des critiques les plus violentes qu’on ait jamais connues[18]. La justice sociale, proclame-t-il, est un « mirage », une « inepte incantation », une « illusion anthropomorphique », une « absurdité ontologique », bref, une expression qui n’a tout simplement pas de sens, sinon bien sûr dans l’« ordre tribal », c’est-à-dire au sein d’un espace social institué par des personnes déterminées en vue d’objectifs bien définis. Pour démontrer cette « évidence », Hayek redéfinit la catallaxie comme un jeu social. Étant impersonnelles, les règles du jeu sont également valables pour chacun. Tous les « joueurs », en ce sens, sont donc égaux. Mais cela n’implique évidemment pas qu’ils puissent tous gagner, puisque dans tout jeu, il y a des gagnants et des perdants. D’autre part, étant donné que seule une conduite humaine résultant d’une volonté délibérée peut être qualifiée de « juste » ou d’« injuste », utiliser ces termes pour qualifier autre chose que le résultat d’un acte humain volontaire est une erreur logique. L’ordre social ne peut donc être déclaré juste ou injuste que pour autant qu’il résulte de l’action volontaire des hommes. Or, Hayek s’est employé à montrer qu’il n’en résulte pas. Le jeu social n’ayant pas d’auteur, personne n’est responsable de ses résultats, et il est aussi puéril que ridicule de le considérer comme producteur d’« injustices ». Il n’est en réalité pas plus « injuste » d’être chômeur que de n’avoir pas tiré le bon numéro au Loto, car seul peut être déclaré juste ou injuste le comportement des « joueurs », non les résultats qu’ils ont obtenus. Le social ne résultant ni d’une intention ni d’un projet, nul ne saurait être responsable de ce que les plus défavorisés n’ont pas tiré le gros lot. Les « perdants » seraient donc mal venus de se plaindre. Plutôt que de céder aux « instincts ataviques » qui les conduisent à croire naïvement que tout phénomène a une cause identifiable, et de rechercher le responsable de l’« injustice » qu’ils subissent, le mieux pour eux est de s’en prendre à eux-mêmes ou d’admettre que leur « manque de chance » est dans l’ordre des choses.
Hayek écrit ainsi : « La façon dont les avantages et les fardeaux sont affectés par le mécanisme du marché devrait en de nombreux cas être regardés comme très injustes si cette affectation résultait de la décision délibérée de telle ou telle personne. Mais ce n’est pas le cas ». Une fois admise cette prémisse, la conséquence s’impose d’elle-même. Demander la justice sociale est irréaliste et illusoire. Vouloir la réaliser est une absurdité qui débouche sur la ruine de l’État de droit. Philippe Nemo écrit d’ailleurs froidement que la justice sociale est « profondément immorale »[19]. La notion traditionnelle de justice distributive, qu’elle obéisse au principe d’égalité arithmétique ou d’égalité proportionnelle (géométrique) est ainsi récusé d’emblée. Toute idée de solidarité instituée, ordonnée à la notion de bien commun, est pareillement condamnée comme « revendication tribale archaïque ». « La Grande Société, souligne Hayek, n’a rien à voir et ne peut en fait être réconciliée avec la solidarité dans le sens vrai de la poursuite de buts communs connus ». Hayek refuse même l’égalité des chances, car celle-ci reviendrait à annuler les différences entre les « joueurs » avant que ne commence la partie, ce qui fausserait les résultats. Bien entendu, les syndicats doivent également disparaître, car ils sont « incompatibles avec les fondements d’une société d’hommes libres ». Quant à ceux qui se plaignent d’être aliénés par l’ordre marchand, ce sont « des êtres non domestiqués, non civilisés »[20]. Voilà le « libéralisme au service du peuple » !
La théorie selon laquelle le marché n’est jamais injuste, du fait de sa nature impersonnelle et abstraite, a évidemment le grand avantage d’interdire d’en mesurer le réel à travers ses effets concrets. L’intérêt général se ramenant, au mieux, au maintien de l’ordre public et à la fourniture d’un certain nombre de services collectifs, et la justice à la définition des règles formelles-universelles appelées à régir le comportement des agents, le marché ne saurait en effet être évalué dans sa dimension substantielle, c’est-à-dire en fonction de ses résultats. Il en va d’ailleurs de même de la justice, qui ne saurait avoir de contenu substantiel, puisqu’il n’y a pas de normativité propre des fins, pas de « contenu » de la vie en société. En outre, comme on ne peut définir positivement la justice sociale, tout débat sur son essence devient inutile. Le système est ainsi parfaitement « verrouillé ». On doit obéissance à l’ordre du marché parce qu’il n’a été voulu par personne et qu’il s’est imposé tout seul. L’homme doit suivre l’ordre établi sans chercher à le comprendre ni surtout à se rebeller contre lui. Subsidiairement, les « perdants » doivent se doter d’une nouvelle morale philosophique selon laquelle « il n’est que normal d’accepter le cours des événements lorsqu’ils vous sont défavorables ». C’est l’apologie sans nuance de la réussite, quelles qu’en soient les causes, en même temps que la négation radicale de l’équité au sens traditionnel du terme. C’est aussi une parfaite façon de donner bonne conscience aux « gagnants » et d’interdire aux « perdants » de se révolter. Le point de vue de Hayek débouche ainsi sur une « véritable théorisation de l’indifférence au malheur humain »[21]. Le marché, en fin de compte, remplace le Léviathan.
La « grande société » se révèle par ailleurs impolitique à l’extrême[22]. L’ordre public étant posé comme relevant de l’inintentionnel, aucun grand projet politique ne peut plus être fondé en volonté ni en raison, puisqu’il n’y a pas de maîtrise sociale des processus historiques. A la limite, le règne du marché tend à rendre la puissance publique sans objet. Contre Carl Schmitt, qui place le droit dans la dépendance de l’autorité et de la capacité de décision politique, Hayek affirme d’ailleurs que l’autorité ne peut et ne doit être obéie que pour autant qu’elle applique le droit. (Il reste en revanche d’une extrême discrétion sur la nature de l’obligation juridique). Mais en même temps, contre le positivisme juridique d’un Kelsen, qui identifie la loi à la décision du législateur et en fait la source essentielle de la justice et du droit, il déclare aussi que le droit a existé de tout temps, et qu’il préexiste donc à l’autorité du législateur et de l’État. L’éloge qu’il fait du droit coutumier (common law) vise d’ailleurs à démontrer que le droit a précédé toutes les législations, ce qui fonde la théorie du normativisme juridique. Ainsi se trouvent posées à nouveaux frais les bases de l’État de droit, lequel a pour seule raison d’être de préserver l’« ordre spontané » de la société et de gérer les ressources mises à sa dispositions. Dans ces conditions, le politique se réduit au mieux à la sauvegarde des règles juridiques formelles et à la gestion administrative d’une société civile déjà ordonnée par le marché ; il n’a pas à produire cette société, à lui assigner un but, à y diffuser des valeurs, à y créer de la cohésion. Hayek rejette donc avec vigueur la notion de souveraineté, traditionnellement définie comme autorité non partageable (qu’elle soit celle du prince ou du peuple), dans laquelle il ne voit qu’une « superstition constructiviste » : la société où personne ne dirige est celle qui fonctionne le mieux. « Dans une société d’hommes libres, écrit-il, la plus haute autorité doit en temps normal n’avoir aucun pouvoir de commandement, ne donner aucun ordre quel qu’il soit »[23]. Son but essentiel étant de placer la puissance publique dans la dépendance de la « nomocratie », il va même jusqu’à nier qu’il puisse exister des « nécessités politiques ». Philippe Nemo ajoute : « Tout bien pesé, l’idée même de pouvoir politique est incompatible avec le concept d’une société d’hommes libres »[24]. Comme il n’y a pas de politique sans pouvoir (potestas), ni sans autorité (auctoritas), c’est donc bien à l’élimination totale du politique que nous sommes conviés.
La démocratie reçoit alors une définition purement juridico-formelle. Hayek affirme d’ailleurs sans fard que le libéralisme dont il se réclame n’est compatible que de manière conditionnelle avec la démocratie. Il adhère bien sûr au constitutionnalisme, à la théorie du gouvernement représentatif et limité. Mais on ne trouve chez lui aucune théorie de l’Etat. Il ne connaît que le « gouvernement », qu’il définit comme « administrateur de ressources commune », c’est-à-dire comme un appareil purement utilitaire (a purely utilitarian device). Il ajoute que la démocratie n’est acceptable que sous la forme d’une méthode de gouvernement qui ne remet en cause aucun des principes libéraux. En fait, le postulat hayékien aboutit à la négation de la démocratie comprise comme un régime doté d’un contenu substantiel (l’identité de vue entre gouvernants et gouvernés) et reposant sur la souveraineté populaire. Comme le marché, la démocratie (ou ce qu’il en reste) devient affaire de règles impersonnelles et de procédures formelles sans contenu[25]. Hayek critique d’ailleurs avec vigueur la règle majoritaire, dans lequel il voit un principe arbitraire antagoniste de la liberté individuelle. La règle de majorité, précise Philippe Nemo, vaut « comme méthode de décision, mais non comme une source faisant autorité pour déterminer le contenu même de la décision »[26]. De cette conception découlent le rejet de la notion de peuple en tant que catégorie politique, la négation de l’idée de souveraineté nationale (« il n’existe pas de volonté du corps social qui puisse être souveraine ») et le refus de toute forme de démocratie directe[27].
Paradoxalement, cet idéal « impolitique » rapproche les idées de Hayek du « constructivisme » marxiste. Pour Marx, qui critique Hegel sur la base d’Adam Smith en proclamant l’autosuffisance de la société civile, le dépérissement de l’État dans la société sans classes résulte en effet de ce qu’à terme la politique n’aura plus de raison d’être. C’est que Marx, qui ne se défait pas d’un certain individualisme, ne considère l’homme comme un être social que pour autant qu’il participe individuellement à la construction de la société. « Dans l’optique marxiste, écrit le libéral Bertrand Nezeys, le socialisme doit représenter le triomphe d’une société individualiste, ou tout simplement de l’individualisme ; la société privée n’en représentant qu’une forme aliénée »[28]. Pierre Rosanvallon, qui n’hésite pas à voir en Marx « l’héritier direct d’Adam Smith », remarque à ce propos qu’« anticapitalisme est devenu synonyme d’antilibéralisme, alors même que le socialisme n’avait pas d’autre perspective réelle que de remplir le programme de l’utopie libérale ». En fait, ajoute-t-il, « le socialisme utopique rejette globalement le capitalisme, mais reste aveugle sur le sens profond de l’idéologie économique à l’intérieur de laquelle il se moule entièrement. De la même façon, le libéralisme dénonce le collectivisme, mais il ne l’appréhende que comme un despotisme radical; il ne l’analyse pas dans son rapport à l’individualisme, dans la mesure où il véhicule lui-même l’illusion d’une société dépolitisée dans laquelle la démocratie se réduit au consensus »[29]. Reste à savoir dans quelle mesure cet idéal n’est pas foncièrement totalitaire, du moins si l’on admet, avec Hannah Arendt, que le totalitarisme réside dans le désir de dissoudre le politique bien plus que dans la volonté de le faire pénétrer partout.
3
On a vu que la critique du constructivisme chez Hayek est étroitement liée à la représentation du tout social comme un ensemble dont les individus ne peuvent avoir qu’une information incomplète. La question est donc de savoir si les conclusions que Hayek tire de cette représentation sont fondées.
Que l’information humaine soit toujours incomplète n’est évidemment pas niable. Contrairement à ce que parait croire Hayek, cela vaut d’ailleurs également pour l’« ordre tribal », même si le nombre des paramètres à prendre en compte est moins grand. On admettra aussi que dans les sociétés humaines, quantité de faits sociaux s’engendrent d’eux-mêmes sans qu’on puisse les rapporter à des intentions ou des projets délibérés, sous l’effet de lents processus, d’interactions ou de rétroactions sans auteurs précisément identifiables, dont la cybernétique et la systémique donnent une représentation convaincante, laquelle rejoint d’ailleurs certaines intuitions de la pensée organiciste. On ne niera pas non plus, bien sûr, la valeur des traditions validées par l’expérience historique. Enfin, nul n’aura de peine à admettre qu’il existe fréquemment un écart entre un projet et sa réalisation, écart que Jules Monnerot a dénommé « hétérotélie » et qui se manifeste par des conséquences ou des retombées imprévues, qualifiées souvent d’« effets pervers ». De tout cela ne découle cependant nullement la conclusion de l’impossibilité logique d’entreprendre une action sociale ou politique quelconque ou de chercher à façonner l’ordre social en fonction d’une finalité donnée, ni celle d’une aggravation de la situation produite par tout acte de volonté visant à l’améliorer.
Hayek feint d’abord de croire que tout constructivisme est un rationalisme, ce qui trahit sa conception « technicienne » de l’acte de volonté. Or, la pratique humaine résulte rarement d’un examen raisonné du pour et du contre. C’est vrai dans l’« ordre tribal », dont Hayek dit d’ailleurs que les « instincts » y sont rois. Mais c’est encore vrai dans la « grande société », singulièrement dans le domaine politique, où la détermination d’une finalité collective repose immanquablement sur des jugement de valeur dont les prémisses peuvent rarement être fondées en raison. Hayek argumente ensuite comme si la décision humaine exigeait une connaissance de tous les paramètres existants, celle-ci permettant seule d’évaluer avec exactitude les conséquences et les résultats. Cette affirmation procède d’une totale méconnaissant de ce qu’est la décision, et notamment du fait que, loin de se traduire par un effet purement linéaire, qui refléterait une sorte d’omniscience, elle appelle sans cesse des corrections, les hommes pouvant toujours, après la décision initiale, multiplier les décisions subsidiaires destinées à infléchir l’enchaînement des causes et des effets en fonction des informations recueillies et des résultats obtenus. « Contrairement à ce que prétend Hayek, écrit à ce propos Gérard Roland, le succès d’une action ne dépend pas nécessairement de la connaissance complète des faits pertinents. Il est d’ailleurs permis de croire qu’aucune action scientifique, technique, économique, politique, sociale ou autre, entreprise à ce jour dans l’histoire de l’humanité n’était basée sur une telle connaissance complète. C’est peut-être pourquoi aucune action n’est totalement exempte d’erreur par rapport à son intention initiale, mais cette absence relative de connaissance n’a jamais constitué un obstacle absolu au succès d’une action humaine individuelle ou collective (...) Le processus de la connaissance n’est jamais et n’a jamais été totalement préalable à l’action. Il y est au contraire étroitement et dialectiquement imbriqué. Les succès et échecs des actions entreprises nourrissent la connaissance pour des actions futures qui connaîtront succès et échecs en vue de nouvelles connaissances, et ainsi de suite dans un processus qui n’est pas nécessairement linéaire et imprévisible, mais toujours jalonné des buts que les hommes fixent à leur action »[30].
La critique du constructivisme se heurte en fait à l’évidence du sens commun, à savoir qu’« analyser une souffrance, une crise ou un mal, c’est toujours les analyser comme problème, comme problème soluble et comme problème dont la solution est technique »[31]. Prétendre que l’homme ne peut pas et surtout ne doit pas corriger une situation dont personne n’est originellement le responsable, est à cet égard un pur paralogisme. Il est en effet irresponsable de ne pas agir sur des effets, même si personne n’est responsable de leur cause. La question n’est donc pas de savoir si une situation peut à bon droit être déclarée « juste » ou « injuste » selon des critères abstraits, mais bien de savoir s’il est « juste » d’accepter ce qui n’est pas acceptable pour des raisons éthiques, politiques ou autres. Imaginerait-on qu’on ne cherche pas à améliorer la sécurité des navires et des avions sous le prétexte que « personne n’est responsable » de la nature de l’élément liquide ou de l’espace aérien ? En déplaçant le critère de « justice » de la subjectivité humaine à l’objectivité de la situation, en prenant prétexte de ce qu’une situation n’a pas d’auteur identifiable pour conclure à l’impossibilité de la changer, Hayek met certes en lumière ses préférences personnelles, mais il ne démontre en aucune façon que l’homme est par définition impuissant par rapport à un fait social que personne n’a voulu.
Hayek semble finalement arguer de ce que l’homme n’est pas omniscient pour le frapper d’incapacité radicale. Or, la capacité de l’homme à modifier un état de choses dépend beaucoup plus des moyens dont il dispose que de l’étendue de son « information ». Mais tout se passe, chez Hayek, comme s’il n’y avait aucune alternative entre une volonté effectivement utopique de reconstruire tout l’ordre social à partir de zéro, en faisant « du passé table rase », et une totale soumission à l’ordre (ou au désordre) établi. Dans cette logique du tout ou rien, métaphysique par sa visée à l’absolu, tout projet politique, toute volonté de réforme ou de transformation ne peut évidemment apparaître que comme rupturalisme insupportable. Une telle démarche rejoint évidemment la très classique condamnation libérale de l’autonomie du politique, pour la simple raison que, le politique étant avant tout projet et décision, il n’y a en fin de compte de politique que constructiviste. Mais c’est aussi une démarche qui peut se retourner contre son auteur. Si en effet, comme le dit Hayek, nous ne pouvons jamais anticiper les résultats réels de nos actes, en sorte que l’attitude la plus logique est de ne rien faire pour tenter de changer la société dans laquelle nous vivons, on ne voit pas pourquoi il faudrait chercher à faire triompher l’ordre libéral, qui s’imposera beaucoup plus sûrement de lui-même en vertu de son excellence intrinsèque et de l’avantage qu’il confère aux sociétés dans lesquelles il règne. Et l’on ne voit pas non plus pourquoi il faudrait suivre Hayek dans celles de ses propositions, par exemple d’ordre monétaire ou constitutionnel[32], qui représentent par rapport à la situation présente une rupture plus ou moins radicale.
Toute la critique hayékienne se ramène ainsi à un système incapacitant, destiné dans les faits à conforter le pire conservatisme. Dire que le marché n’est ni juste ni injuste, cela revient à dire en effet que le marché doit être soustrait dans ses effets au jugement humain, qu’il est la nouvelle divinité, le nouveau Dieu unique devant lequel il faut s’incliner. L’homme ne doit plus alors chercher par lui-même les valeurs susceptibles de s’incarner dans la société, mais seulement reconnaître dans la société telle qu’elle est le système de valeurs qui lui permet d’en être membre. Il doit s’affairer à ses fins personnelles et privées sans jamais remettre en cause l’ordre social ni se préoccuper de l’évolution de l’histoire humaine, qui ne peut s’accomplir de façon optimale qu’en dehors de lui. On voit par là le type d’« autonomie » que Hayek assigne à l’individu. Celui-ci n’est émancipé du pouvoir politique exercé au nom de la totalité sociale que pour être frappé d’incapacité dans les projets qui pourraient l’associer à ses semblables. Hayek le dit d’ailleurs avec force : « L’homme n’est pas le maître de son destin et ne le sera jamais ». L’homme peut bien faire ce qu’il veut, il ne saurait vouloir ce qu’il fait. Objet d’une société qui ne fonctionne bien que pour autant qu’il ne cherche jamais à en prendre le contrôle, sa liberté, au plan collectif, se trouve ainsi définie en termes d’impuissance et de soumission : la liberté selon Hayek ne peut s’exercer que dans le cadre de ce qui la nie. Il n’est pas exagéré alors de dire que l’homme est par là dépossédé de son humanité, car s’il y a une caractéristique fondamentale qui distingue l’être humain des animaux, c’est bien d’être doté d’une capacité historique de concevoir et de réaliser des projets collectifs. En délestant l’humanité de cette capacité, en faisant du monothéisme du marché le nouvel « empire de la nécessité », Hayek nous ramène subrepticement au stade « prétribal » de la pure animalité[33].
Il est alors clair qu’on ne saurait se réclamer de l’analyse hayékienne pour fonder un recours à la tradition. En vérité, Hayek ne fait l’éloge des traditions que dans une perspective instrumentale, en l’occurrence pour légitimer l’ordre marchand. A ses yeux, les traditions ne sauraient avoir de valeur que pour autant qu’elles constituent des « régulations prérationnelles » ayant favorisé l’émergence d’un ordre impersonnel et abstrait dont le marché constitue le résultat le plus achevé. Quand il en parle avec faveur, c’est pour évoquer la lente évolution des sociétés vers la modernité, la sédimentation des usages qui ont permis (en Occident tout au moins) à la « grande société » de triompher. Toute tradition allant dans une autre direction ne peut donc être que rejetée. Or, il y a une contradiction de principe entre des traditions qui, par définition, sont toujours le propre de cultures singulières et l’universalité des règles formelles que Hayek recommande d’adopter. Et comme il est communément admis que la modernité occidentale a partout fonctionné comme laminoir des traditions, il est aisé de voir par là que le « traditionalisme » hayékien ne se rapporte en fait qu’à la tradition... de l’extinction des traditions.
Hayek reste à cet égard fidèle à la démarche de certains de ses prédécesseurs, en particulier de David Hume, à qui il se réfère fréquemment. Au XVIIIème siècle, dans ses Essais politiques, Hume critiquait déjà les idées de Locke et de ceux qui, comme ce dernier, accordaient une place trop importante à la raison. Pour lui, la raison est incapable de s’opposer à elle seule aux passions, lesquelles ne peuvent être canalisées que par des « artifices non arbitraires » qui ne soient pas le résultat d’un dessein préétabli. Parmi ces artifices non arbitraires figurent les habitudes, les coutumes et les institutions consacrées par l’usage. La justice est elle-même une « grown institution », la coutume se révélant le meilleur substitut de la raison pour guider les pratiques humaines. L’accent mis sur les traditions permet ainsi d’endiguer les passions tout en faisant l’économie de la fiction du contrat social. Cependant, pour Hume, les institutions ne résultent pas d’une « sélection » intervenue au cours de l’histoire : si elles ne sont pas arbitraires, c’est qu’elles correspondent aux principes généraux de l’entendement[34].
La vraie nature du « traditionalisme » hayékien apparaît d’ailleurs clairement dans sa critique de l’« ordre tribal », dont les différentes formes de constructivisme constitueraient autant de résurgences anachroniques. L’« ordre tribal » n’est en effet rien d’autre que la société traditionnelle par opposition à la société moderne, ou encore la communauté par opposition à la société. Et ce sont précisément tous les traits caractéristiques des sociétés traditionnelles et communautaires, organiques et holistes, que l’on trouve condamnés chez Hayek, comme autant de traits antagonistes de la « grande société ». La tradition dont Hayek se fait le défenseur, est au contraire une « tradition » qui ne connaît ni finalité collective ni bien commun, ni valeur sociale, ni imaginaire symbolique partagé. En bref, c’est une « tradition » qui n’est valorisée que pour autant qu’elle naît de la désagrégation des sociétés « archaïques » et qu’elle la parachève. Paradoxe d’une pensée antitraditionnelle qui s’avance sous le masque de la « défense des traditions » !
« Le libéralisme de type traditionaliste est national, écrit Yvan Blot, car la nation elle-même est issue de la tradition et non d’une construction arbitraire de l’esprit »[35]. Ces seuls mots, malheureusement, énoncent un double contresens. D’une part, l’idée moderne de nation est bel et bien une « construction arbitraire de l’esprit », puisqu’elle est avant tout une création de la philosophie des Lumières et de la Révolution française — le royaume de France, qui l’a précédée dans l’histoire, ayant été lui-même bâti de manière foncièrement volontariste et « constructiviste » par la dynastie capétienne. D’autre part, il est notoire que le libéralisme, hayékien ou non, ne saurait assigner à la nation une place privilégiée, car l’espace dans lequel se déploie sa conception du social n’est pas un territoire délimité par des frontières politiques, mais un marché. Alors que pour les mercantilistes, le territoire (« national ») et l’espace (économique) étaient encore confondus, Adam Smith, dans sa Richesse des nations opère une dissociation décisive entre ces deux concepts. Pour Smith, les frontières du marché se construisent et se modifient sans cesse, sans plus coïncider avec les frontières statiques de la nation ou du royaume : c’est l’étendue du marché, non plus celle du territoire, qui est la clef véritable de la richesse. Smith apparaît même par là comme « le premier internationaliste conséquent » (Pierre Rosanvallon). Le même postulat sera repris après lui par toute la tradition libérale : la nation peut bien avoir une valeur relative quant à l’auto-identification des citoyens, elle ne saurait se poser comme critérium de l’activité économique ni servir de prétexte à un contrôle ou à une limitation des échanges. Le vieil idéal visant à faire coïncider les espaces juridique, politique et économique sur un territoire donné et sous une autorité donnée, se trouve ainsi brisé. Du point de vue de l’activité économique, les frontières doivent être considérées comme si elles n’existaient pas : laissez faire, laissez passer. Et corrélativement, le marchand n’est plus tenu par une appartenance autre qu’économique. « Un marchand n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier, écrit Adam Smith. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il tienne son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays dans un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité »[36]. Toute l’équivoque du « national-libéralisme » est là.
4
Mais il faut revenir sur la conception hayékienne du marché. En instrumentalisant les traditions, Hayek cherche à asseoir la légitimité du marché, afin de résoudre la question du fondement de l’obligation dans le pacte social. Cette préoccupation est constante dans la pensée libérale. Il s’agit toujours de trouver un fondement naturel à l’ordre social : la « sympathie » chez Smith, la « coutume » chez Hume, etc. Cette démarche pose le problème de l’« état de nature », hypothèse à laquelle est encore asservie la pensée de Locke, qui doit alors avoir recours à la fiction d’une scène primitive : le contrat social. Comme on l’a vu plus haut, dans le courant doctrinal issu de Smith, cette fiction devient inutile : la « main invisible », dont l’intervention produit les ajustements nécessaires sur le marché, permet du même coup d’expliquer la permanence de l’ordre social. Cependant, contrairement à d’autres auteurs libéraux, Hayek ne conclut pas sans plus à la « naturalité » du marché. Il admet au contraire que celui-ci surgit à un moment donné de l’histoire humaine, et c’est seulement ce surgissement qu’il pose comme naturel : sans être originellement un phénomène naturel, le marché est censé apparaître « naturellement » sous l’effet d’une sélection progressive s’opérant d’elle-même. Le naturalisme hayékien se rattache donc à l’idée d’un progrès inéluctable, reposant sur des lois objectives dégagées par l’évolution culturelle.
Toute l’habileté de Hayek tient dans cette représentation qui, faisant fusionner la théorie évolutionniste et la doctrine de la « main invisible », permet de conclure à la « naturalité » du marché sans que celle-ci soit donnée comme originelle, c’est-à-dire en faisant l’économie de l’idée d’ordre naturel ou de « vérité évidente en soi » (self-evident truth). En même temps, Hayek reprend à son compte le postulat libéral selon lequel il existe des lois objectives telles que la libre interaction des stratégies individuelles aboutit, non seulement à un ordre, mais au meilleur qui puisse être. Ce faisant, il n’échappe pas à l’aporie classique sur laquelle vient buter la pensée libérale lorsqu’elle cherche à expliquer comment un ordre social viable peut se constituer sur la seule base de la souveraineté individuelle. La difficulté est d’avoir « à présupposer la présence du tout dans chaque partie. En effet, si le social n’était pas déjà, d’une quelconque manière, contenu dans les parties, on voit mal comment celles-ci pourraient s’accorder »[37]. Le postulat qui s’impose est alors celui d’une continuité des parties vers tout. Or, ce postulat n’est pas tenable, ne serait-ce que pour les raisons énoncées par Bertrand Russell dans sa théorie des types logiques (« la classe ne peut être membre d’elle-même, pas plus qu’un de ses membres ne peut être la classe »). Autrement dit, il y a nécessairement discontinuité entre le tout et ses parties, et cette discontinuité fait échec à la prétention libérale.
La vision hayékienne de l’homme « primitif » vivant dans l’« ordre tribal », quoique bien différente de celles d’un Hobbes ou d’un Locke, voire d’un Rousseau, est par ailleurs sans grande pertinence anthropologique. Représenter les sociétés traditionnelles comme des sociétés privilégiant les comportements volontaristes (« constructivistes ») est en particulier bien aventuré, puisque ces sociétés sont précisément régies par des traditions orientées vers le retour du même. On pourrait au contraire aisément montrer que c’est bien plutôt la « grande société » qui fait la part belle aux projets novateurs et aux desseins délibérés. En d’autres termes, ce sont plutôt les sociétés traditionnelles et « tribales » qui relèvent de l’ordre spontané, et les sociétés modernes de l’ordre institué Alain Caillé observe d’ailleurs très justement que faire dépendre la justice de la conformité à l’ordre traditionnel de la pratique « aboutit paradoxalement à montrer que la seule société juste qui soit concevable est la société close, et non pas la Grande Société libérale »[38]. La société dont, par définition, la thémis s’éloigne le moins du nomos est en effet bien la société traditionnelle, fermée sur elle-même (mais ouverte sur le cosmos) : d’un strict point de vue hayékien, elle est d’autant plus « juste » (ou plutôt, d’autant moins « injuste ») qu’elle tend à se perpétuer à l’identique en se fondant sur l’usage.
L’idée selon laquelle les institutions qui se sont imposées durablement jusqu’à nos jours résulteraient toujours « de l’action des hommes, mais non de leurs desseins », n’est pas moins contestable. Le droit anglais, cité fréquemment comme exemple typique d’une institution dérivée de la coutume, est en réalité né de manière relativement autoritaire et brutale, « à la suite d’interventions royales et parlementaires, et il est le résultat de l’œuvre créatrice des juristes appartenant à l’administration centralisée de la justice »[39]. De façon plus générale, tout l’ordre libéral anglais résulte du conflit intervenu au XVIIème siècle entre le Parlement et la Couronne, et nullement d’une évolution spontanée.
Quant au marché, s’il n’est certes pas la forme naturelle de l’échange, sa naissance ne saurait non plus être rapportée à une lente évolution des mœurs et des institutions d’où tout « constructivisme » aurait été absent. C’est même l’inverse qui est vrai, le marché constituant un exemple typique d’ordre institué. Comme on l’a vu, la logique du marché, phénomène à la fois singulier et récent, ne se développe en effet qu’à la fin du Moyen Age, lorsque les États naissants, soucieux de monétariser leur économie pour accroître leurs ressources fiscales, commencèrent à unifier le commerce local et le commerce à longue distance au sein de marchés « nationaux » qu’ils pouvaient plus facilement contrôler. En Europe occidentale, et singulièrement en France, le marché, loin d’apparaître en réaction contre l’État, naît donc au contraire à son initiative, et ce n’est que dans un second temps qu’il s’émancipera des frontières et des contraintes « nationales », au fur et à mesure que s’accentuera l’autonomie de l’économique. Création strictement volontaire, le marché, à ses débuts, est l’un des moyens qu’utilise l’État-nation pour liquider l’ordre féodal. Il vise à faciliter un prélèvement fiscal au sens moderne du terme (les échanges intracommunautaires, non marchands, étant insaisissables), ce qui entraîne la suppression progressive des communautés organiques autonomes et, par conséquent, la centralisation. Ainsi, l’État-nation et le marché appellent l’un comme l’autre une société atomisée, où les individus sont progressivement extraits de toute socialisation intermédiaire.
La dichotomie faite par Hayek entre ordre spontané et ordre institué apparaît finalement comme irrecevable. Elle n’a tout simplement jamais existé. Dire que la société évolue spontanément est aussi réducteur que d’affirmer qu’elle se transforme sous le seul effet de l’action volontaire des hommes. Et l’affirmation selon laquelle la logique de l’ordre spontané ne saurait interférer avec celle de l’ordre institué sans que des conséquences catastrophiques en résultent, est elle aussi tout à fait arbitraire : toute l’histoire de l’humanité est faite d’une telle combinaison. La représentation du procès de formation de l’ordre social comme résultant de la pure pratique « inconsciente », indépendamment de toute finalité ou visée collective, n’est donc qu’une vue de l’esprit. Aucune société n’a jamais été cela. L’auto-organisation des sociétés est à la fois plus complexe et moins spontanée que ne le prétend Hayek. Si les règles et les traditions influencent effectivement la vie des hommes, on ne saurait oublier, sauf à tomber dans une vision purement linéaire et mécanique, que les hommes, en retour, agissent aussi sur les règles et les traditions. Hayek, en fin de compte, ne voit pas que les sociétés ne s’instituent jamais dans la seule réalité de la pratique spontanée et sur la seule base des intérêts individuels, mais d’abord dans l’ordre symbolique, sur la base de valeurs dont la représentation implique toujours un écart par rapport à cette pratique.
La question se pose également de savoir comment l’on est passé du stade de l’ordre « tribal » et traditionnel à celui de la « grande société ». Hayek n’insiste guère sur ce point, qui est pourtant essentiel pour sa démonstration. Comment une société d’un type donné, disons de type communautaire et holiste, a-t-elle pu donner « naturellement » naissance à une société essentiellement individualiste, c’est-à-dire à une société du type opposé ? On pourrait évidemment répondre à cette question en suivant Louis Dumont, c’est-à-dire en décrivant l’émergence de la modernité comme résultant d’un lent processus de sécularisation de l’idéologie chrétienne. Mais Hayek n’attache pas la moindre importance aux facteurs idéologiques et, de surcroît, il serait gênant pour sa thèse que la « grande société » procédât d’une rupture de type « constructiviste ». (Quoi de plus constructiviste, en effet, que la volonté de créer une religion nouvelle ?). D’où son recours au schéma évolutionniste, c’est-à-dire à un darwinisme social porté par l’idée de progrès.
Hayek ne tombe certes pas dans un biologisme grossier. Son darwinisme social, longuement exposé dans The Constitution of Liberty, consiste plutôt à poser l’histoire humaine comme le reflet d’une évolution culturelle fonctionnant sur le modèle de l’évolution biologique telle qu’elle est conçue dans le modèle darwinien ou néodarwinien. Non seulement, comme dans tout libéralisme, la concurrence économique est censée favoriser le progrès tout comme, dans le règne animal, la « lutte pour la vie » est censée permettre à la sélection de s’exercer, mais les traditions, les institutions et les faits sociaux se voient eux-mêmes expliqués de la même façon. Parallèlement, le passage subreptice du fait à la norme est constant : la société libérale et l’économie de marché s’imposent d’autant plus comme valeurs qu’elles ont été « naturellement sélectionnées » au cours de l’évolution. La valeur est ainsi fonction du succès. Cette conception s’exprime tout particulièrement dans le dernier livre de Hayek, où le capitalisme est intrinsèquement valorisé, non plus tant en fonction de son efficacité économique que comme représentant le nec plus ultra de l’évolution humaine[40]. Cette identification de la valeur à la réussite est évidemment caractéristique de toute vision évolutionniste de l’histoire. Si l’évolution « sélectionne » ce qu’il y a de mieux adapté aux conditions du moment, il est clair qu’on ne peut regarder que de façon approbatrice, et du même coup optimiste, toute l’histoire advenue. La sélection consacre les meilleurs, la preuve qu’ils sont les meilleurs étant qu’ils ont été sélectionnés. Le remplacement de l’« ordre tribal » par la « grande société », l’avènement de la modernité, le succès de l’individualisme sur le holisme, sont donc dans l’ordre des choses. L’état de l’évolution, en d’autres termes, reflète exactement ce qui doit être. L’histoire humaine peut dès lors se lire à bon droit comme un progrès, réinterprété par Hayek comme marche en avant de la « liberté »[41]. « Dans un univers sans progrès, écrit Henri Lepage, la liberté aura perdu sa raison d’être... »
Ce parallèle entre l’évolution culturelle et l’évolution biologique soulève évidemment bien des problèmes méthodologiques, à commencer par la question de savoir à quoi l’ordre libéral est le mieux « adapté ». De ce point de vue, l’application quasi mécanique faite par Hayek de la théorie de la sélection naturelle aux valeurs sociales et aux institutions n’échappe pas à la critique stigmatisant le caractère tautologique de la théorie. Comme le remarque Roger Frydman, « la perspective évolutionniste-utilitariste qui inscrit les développements de la culture dans une séquence finalisée est soit banale, soit invérifiable. Banale parce que les institutions humaines sont forcément adéquates aux fins ou à la survie de chaque société qui les produit. Invérifiable, parce que, s’il est licite de poser que les institutions sont adaptées, et encore pas nécessairement en totalité et toujours relativement à des objectifs singuliers, rien ne permet de sortir de cette circularité vicieuse pour dire que ce sont les meilleures ou les plus adaptées qui ont été au bout du compte sélectionnées »[42]. Si Hayek, ajoute Jean-Pierre Dupuy, « avait accompagné jusqu ’au bout les théories logiques et systémiques de l’auto-organisation dont il fut dès le début un compagnon d’armes, il aurait compris que celles-ci ne pouvaient s’accommoder des circularités vicieuses du néodarwinisme au sujet de la sélection des plus adaptés »[43].
Ce modèle évolutionniste se heurte en outre à la singularité occidentale (qui, comme dans toute vision ethnocentrique, est ici posée comme l’incarnation même de la normalité, alors qu’elle représente au contraire l’exception). Hayek n’explique à aucun moment pourquoi l’ordre libéral et le marché n’ont pas été « sélectionnés » comme les formes les plus adéquates de la vie en société ailleurs que dans l’aire de civilisation occidentale. Il n’explique pas non plus pourquoi, dans d’autres parties du monde, l’ordre social a « spontanément » évolué dans d’autres directions... ou n’a pas évolué du tout[44]. De façon plus générale, Hayek semble ne pas voir que toutes les formes d’ordre « spontané », y compris en Occident, ne sont pas forcément compatibles avec les principes libéraux. Un système social peut évoluer « spontanément » aussi bien vers un ordre traditionaliste ou « réactionnaire » que vers un ordre libéral. C’est d’ailleurs en arguant, elle aussi, de la « naturalité » des traditions que l’école contre-révolutionnaire illustrée notamment par Bonald et Joseph de Maistre développe sa critique du libéralisme et plaide pour la théocratie et la monarchie absolue ! Hayek, lui, raisonne comme si l’opinion était spontanément libérale, ce que dément l’expérience historique, et comme si elle se formait de façon autonome, quand l’une des caractéristiques de la société moderne est justement son hétéronomie. Il est vrai qu’il ne peut guère faire autrement : si l’avènement de l’ordre libéral ne s’explique pas par la seule « sélection naturelle », tout son système s’effondre immédiatement.
Le fait est pourtant que l’ordre de marché n’a pas été partout « sélectionné ». Comment dès lors affirmer que la sélection dont cet ordre est censé résulter est « naturelle » ? Et surtout, comment démontrer que cet ordre est le meilleur qui soit ? Ici, la difficulté pour Hayek est de passer de l’énoncé d’un fait supposé à l’énoncé d’une norme. De ce que les institutions ne seraient pas le produit des desseins volontaires des hommes (fait supposé), il conclut que ceux-ci ne doivent surtout pas chercher à les transformer volontairement (norme). De ce que ces institutions seraient le résultat d’une évolution culturelle fonctionnant selon le modèle de l’évolution biologique (fait supposé), il conclut qu’un tel résultat constitue nécessairement un progrès (norme). Mais il s’enferme alors dans une aporie classique : l’être n’est pas le devoir-être. En réalité, Hayek sait très bien que sa préférence pour un système de valeurs donné, en l’occurrence l’ordre libéral, ne peut être fondée logiquement. C’est pourquoi il dissimule son choix derrière des considérations de type évolutionniste qui confèrent à son raisonnement une apparence d’objectivité. De plus, il existe une certaine contradiction entre le fait d’affirmer que toutes les règles morales se valent en tant qu’elles résultent d’une « sélection » garantissant leur bonne adaptation à la vie sociale, et la nécessité dans laquelle se trouve Hayek de démontrer que la société libérale est objectivement la meilleure. La question qui se pose consiste en effet à savoir si l’ordre libéral est le meilleur en vertu de ses qualités intrinsèques ou s’il est le meilleur parce qu’il a été « consacré » par l’évolution. Or, ce sont là des choses totalement différentes. Si l’on répond que l’ordre libéral est le meilleur parce qu’il a été « sélectionné naturellement » au cours de l’histoire, alors il faut expliquer pourquoi il n’a pas été sélectionné partout et pourquoi, ailleurs, ce sont parfois des ordres opposés qui l’ont été. Si en revanche on répond qu’il est le meilleur du fait de ses vertus propres (position de l’école libérale classique), alors le marché n’est plus une norme, mais un pur modèle, c’est-à-dire un système parmi d’autres, et il n’est plus possible d’en démontrer l’excellence en s’appuyant sur un fait extérieur à ces vertus, en l’occurrence sur l’évolution.
Hayek ne peut en fait sortir de ce dilemme qu’en retombant dans l’utilitarisme dont il prétendait pourtant s’affranchir, c’est-à-dire en affirmant que le marché constitue, non plus un moyen de coordonner sans planification toutes les activités humaines, mais simplement le modèle générique d’organisation le plus favorable au développement humain. Il ne se prive d’ailleurs pas d’avoir recours à cette démarche, par exemple quand il explique que la « grande société » s’est imposée « parce que les institutions les plus efficaces ont prévalu dans un processus concurrentiel ». Mais l’inconvénient d’un tel raisonnement est double. D’une part, cela revient à fonder la démonstration sur un jugement totalement arbitraire, à savoir que toutes les aspirations humaines doivent être ordonnées à un principe d’efficacité permettant de mieux s’enrichir matériellement, ce qui n’est qu’une autre manière de dire qu’il n’y a pas de valeur plus haute que cet enrichissement (alors que Hayek affirme par ailleurs que l’économie n’a pas pour but principal de créer des richesses). Mais alors, d’autre part, on ne voit plus très bien quel est l’avantage du marché défini comme outil épistémologique permettant d’aboutir à un ordre global. Si la supériorité du marché réside en effet seulement dans sa capacité à produire des richesses, et si la première des priorités est de chercher à s’enrichir, il n’y a plus aucune raison pour que les déshérités se satisfassent de leur sort et trouvent « normale » l’inégale répartition des avoirs. C’est donc à juste titre qu’Alain Caillé pose la question : « Faire de l’efficacité du marché, indissociablement, le critère et le but de la justice, ne revient-il pas à introduire dans la définition de celle-ci les considérations dont on prétendait se passer ? »[45]. En retombant dans une appréciation utilitaire du marché, Hayek rend lui-même caduc tout ce qu’il affirme par ailleurs sur la « non-injustice » de la « grande société ».
La critique hayékienne de l’utilitarisme apparaît donc pour le moins ambiguë. Liée chez lui, comme celle du rationalisme et du positivisme, à la dénonciation du « constructivisme », elle ne vise au mieux que l’« utilitarisme étroit » d’un Jeremy Bentham, qui définit le bonheur général comme l’addition du plus grand nombre possible de bonheurs individuels. D’après Hayek, cette définition fait encore trop de place à l’idée de bien commun. Elle légitime en effet la logique du sacrifice, qu’elle inscrit dans un strict rapport de quantité numérique. Pareto posait en principe que si certains peuvent gagner à une transformation sociale sans que les autres en souffrent, alors cette transformation doit être recommandée. L’utilitarisme de Bentham déroge à ce principe en allant plus loin. Si l’essentiel est la satisfaction de la majorité, on peut en effet admettre qu’une transformation qui augmente les gains du plus grand nombre tout en aggravant les pertes d’un petit nombre, est encore justifiée. Cette idée que le sacrifice de quelques uns est légitime lorsqu’il conditionne l’avantage de tous les autres, qui est aussi l’un des ressorts du mécanisme victimaire dans la théorie du bouc émissaire[46], est refusée par Hayek, tout simplement parce qu’il n’admet pas la notion d’« utilité collective », fût-elle définie comme simple agrégat d’utilités individuelles. Sa position, sur ce point, ne se distingue pas de celle de Robert Nozick, ni même de John Rawls, qui écrit : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée en justice sur laquelle même le bien de la société considérée comme un tout ne peut prévaloir. Pour cette raison, il est exclu que la privation de liberté de certains puisse être justifiée par un plus grand bien que d’autres recevraient en partage. Il est incompatible avec la justice d’admettre que les sacrifices imposés à quelques uns puissent être compensés par l’accroissement des avantages qu’un grand nombre en retireraient »[47]. Cependant, on peut se demander si ce refus est sincère. Lorsque Hayek propose aux perdants dans le « jeu » de la catallaxie d’accepter leur sort comme la chose la moins « injuste » qui soit, ne leur impose-t-il pas en quelque sorte de se sacrifier pour le bon fonctionnement de l’ordre général du marché ? Il y a là une équivoque, qui renvoie à l’« individualisme non pur » dont on a déjà parlé. Retenons simplement que c’est avant tout l’individualisme que Hayek oppose à l’utilitarisme, mais aussi qu’il retombe lui-même, à son corps défendant, dans ce même utilitarisme chaque fois qu’il vante l’efficacité de la « main invisible », qu’il légitime le marché par ses vertus intrinsèques ou qu’identifie plus la valeur au succès[48].
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Alain Caillé définit dans les termes suivants les deux apories coextensives au rationalisme critique libéral : « La première tient au fait que la raison critique ne peut s’autosuffire. Pour être critique, il faut bien que la raison trouve quelque chose d’autre qu’elle-même à critiquer et que ce quelque chose ne soit pas, lui-même, un pur négatif. La seconde aporie découle de la première. La raison critique ne parvient à se croire en mesure d’épuiser le champ du réel que si elle suppose que celui-ci se résume à du rationnel négatif qui constituerait sa seule identité. La raison libérale critique s’étaye donc sur une représentation identitaire du rapport social qui est contradictoire avec l’idée de liberté »[49].
Max Weber a montré de son côté qu’il existe toujours une contradiction entre la rationalité formelle et la rationalité substantielle, et que celles-ci peuvent toujours entrer en conflit. Le problème du contenu substantiel de la liberté ne peut donc être réglé par la seule mise au point des procédures censées la garantir. L’hypothèse d’un ajustement spontané des multiples projets concurrents des acteurs économiques et sociaux en régime de totale liberté des échanges, ajustement posé comme optimal (non au sens idéal, mais au sens du possible, c’est-à-dire en référence aux conditions cognitives réelles de la vie des sociétaires), comme s’il n’y avait pas d’antagonisme irréductible des intérêts, de crises destructrices sur les marchés, etc. s’avère par là profondément utopique. L’idée qu’on pourrait faire fusionner les valeurs de liberté et l’ordre spontané issu de la pratique repose en fait sur la représentation d’une société sans espace public.
Hayek, on l’a vu, ne se borne pas à dire, comme les libéraux classiques, que le marché maximise le bien-être de tous. Il affirme encore qu’il constitue un « jeu » qui augmente les chances de tous les joueurs, considérés individuellement, d’atteindre leurs fins particulières. Cette affirmation se heurte à une objection évidente : comment dire que le marché maximise les chances des individus de réaliser leurs fins si l’on pose en principe que ces fins son inconnaissables ? Du reste, comme l’écrit Alain Caillé, « si tel était le cas (...) il serait facile de soutenir que l’économie de marché a davantage multiplié les fins des individus que leurs moyens de les réaliser ; qu’elle a donc, selon le mécanisme psychologique analysé par Tocqueville, accru l’insatisfaction. Ce qui est une manière de rappeler que les finalités des individus ne tombent pas du ciel, mais procèdent du système social et culturel au sein duquel ils sont placés. On ne voit donc pas ce qui interdirait de penser que les membres de la société sauvage, par exemple, ont infiniment plus de chances de réaliser leurs fins individuelles que ceux de la Grande Société. Hayek répondrait, sans doute, que les sauvages n’étaient pas “libres” de choisir eux-mêmes leurs objectifs. Ce qui serait à démontrer, comme serait, tout autant, à démontrer que les individus modernes se déterminent librement comme tels »[50].
La représentation de la catallaxie commun un jeu offrant des chances « impersonnelles » et dans lequel il est bien normal qu’il y ait des gagnants et des perdants, est en réalité insoutenable. L’existence de règles abstraites ne suffit pas, en effet, à garantir que tous auront les mêmes chances de gagner ou de perdre. Hayek oublie précisément que les chances de gagner ne sont pas les mêmes pour tous, et que les perdants sont bien souvent toujours les mêmes. Dès lors, les résultats du jeu ne peuvent être dits aléatoires. Ils ne le sont pas, et pour qu’ils puissent le devenir, au moins tendanciellement, il faudrait que le jeu fût « corrigé » par des interventions volontaires de la puissance publique, ce que Hayek refuse énergiquement. Que penser alors d’un jeu où, comme par hasard, les gagnants gagnent toujours plus, tandis que les perdants perdent toujours davantage ? Taxer d’« injustice » l’ordre spontané, prétend Hayek, revient à tomber dans l’anthropomorphisme ou dans l’« animisme », voire dans la logique du bouc émissaire, puisque cela revient à chercher un responsable, un coupable, là où il n’y en a pas. Mais, comme l’a remarqué Jean-Pierre Dupuy, l’argument se retourne comme un gant, car s’il y a bien un acquis décisif de l’évolution sociale, c’est qu’on en soit venu à considérer qu’il n’est pas juste de condamner un innocent. De ce point de vue, c’est bien plutôt la négation de la notion même d’injustice sociale qui « ramène en arrière ». Mettant en garde contre la logique du bouc émissaire, Hayek y tombe ainsi lui-même à pieds joints : les boucs émissaires, dans son système, sont tout simplement les victimes de l’injustice sociale, à qui l’on interdit même de se plaindre. Affirmer que la justice sociale ne veut rien dire revient en effet à transformer ceux qui subissent l’injustice en boucs émissaires d’une théorie de sa légitimation. Le sophisme consiste alors à dire que l’ordre social n’est ni juste ni injuste, tout en concluant qu’il faut l’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire... comme s’il était juste.
Ici, toute l’ambiguïté vient de ce que Hayek, tantôt présente le marché comme intrinsèquement créateur de liberté (c’est le fond de sa thèse), tantôt la liberté comme le moyen de l’efficacité généralisée du marché. Mais alors, quel est le véritable but recherché : la liberté individuelle ou l’efficacité économique ? Hayek dirait sans doute que ces deux objectifs n’en font qu’un. Il reste pourtant à déterminer la façon dont ils s’articulent l’un par rapport à l’autre. En fait, la définition donnée par Hayek de la liberté montre qu’en dernière instance, c’est bien cette dernière qui a pour fonction de garantir le marché, lequel devient alors une fin en soi. Pour Hayek, la liberté n’est ni un attribut de la nature humaine ni un complément de raison, mais une conquête historique, une valeur née de la « grande société ». C’est en outre une liberté purement individuelle, négative et homogène. Hayek va jusqu’à dire que la liberté est étouffée là où l’on plaide pour les libertés[51]. Le marché ne crée donc les conditions de la liberté que parce que la liberté est mise au service du marché. L’éthique de la liberté est ainsi rabattue sur l’éthique du bien-être, ce qui équivaut à retomber une fois encore dans l’utilitarisme. Hayek ne nous propose qu’une vision instrumentale de la liberté : la liberté vaut dans l’exacte mesure où elle permet le fonctionnement de l’ordre marchand.
Identifier le marché à l’ordre social tout entier, enfin, relève de l’économisme le plus réducteur. « Le marché est inévitablement une économie, écrit à ce propos Roger Frydman. Il forme un système qui suppose la cohérence entre un agencement social et les objectifs qu’il peut satisfaire. Pour que le marché fonctionne, il faut bien qu’il soit lui-même fondé sur un rapport social susceptible de se traduire dans un langage quantifiable, et qu’il se propose des fins marchandes, ou du moins qu’il les transforme en des productions monétisables et rentables pour les entreprises. De la sorte, on n’échappe pas à l’obligation d’établir le bien-fondé de la société marchande sur ses performances économiques, et en retour de sélectionner les règles de juste conduite en fonction de ces mêmes objectifs »[52]. En fin de compte, seule devient alors « défendable la législation qui est adéquate au mode d’existence des produits de l’activité humaine comme marchandises, mises en œuvre dans un processus concurrentiel »[53]. Telle est également la conclusion d’Alain Caillé : « Le tour de passe-passe de l’idéologie libérale, dont Hayek nous fournit l’illustration la plus achevée, réside dans l’identification de l’État de droit à l’État marchand, dans sa réduction au rôle d’émanation du marché. Dès lors, le plaidoyer pour la liberté des individus de choisir leurs propres fins, se renverse en obligation réelle qui leur est faite de n’avoir d’autres fins que marchandes »[54].
La doctrine libérale est celle qui prétend que tout peut être acheté et vendu sur un marché autorégulateur. Elle correspond à cette idéologie économique, dont Pierre Rosanvallon dit qu’elle « traduit d’abord le fait que les rapports entre les hommes sont compris comme des rapports entre des valeurs marchandes ». Par là, elle s’inscrit dans la négation de la différence posée traditionnellement, au moins depuis Aristote, entre économie et politique, ou plutôt elle ne se saisit de cette différence que pour y substituer une inversion des rapports de subordination entre la première et la seconde. Elle débouche alors sur ce que Henri Lepage appelle très justement l’« économique généralisée », c’est-à-dire la réduction de tous les faits sociaux à un modèle économique (libéral), par le biais d’une démarche fondée sur l’individualisme méthodologique et qui se légitime par la conviction que, « si comme l’affirme la théorie économique, les agents économiques ont un comportement relativement rationnel et poursuivent en règle générale leur plus grande préférence lorsqu’il s’agit pour eux de produire, d’investir, de consommer, il n’y a pas de raison de penser qu’il en aille différemment dans leurs autres activités sociales : par exemple lorsqu’il s’agit d’élire un député, de choisir une formation professionnelle, puis un métier, de prendre un conjoint, de faire des enfants, de prévoir leur éducation... Le paradigme de l’Homo œconomicus est ainsi utilisé, non seulement pour expliquer des comportements de production ou de consommation, mais également pour explorer l’ensemble du champ des relations sociales fondées sur l’interaction de décisions et d’actions individuelles »[55].
L’entreprise hayékienne se distingue du libéralisme classique par une volonté de refonder la doctrine au plus haut niveau sans avoir à recourir à la fiction du contrat social et en tentant d’échapper aux critiques communément adressées au rationalisme, à l’utilitarisme, au postulat d’un équilibre général ou d’une concurrence pure et parfaite fondée sur la transparence de l’information. Pour ce faire, Hayek est conduit à déplacer en amont l’enjeu de sa problématique et à faire du marché un concept global, indépassable en raison de son caractère totalisant. Le résultat est une nouvelle utopie, reposant sur autant de paralogismes que de contradictions. Il est clair en réalité qu’« à défaut de l’achat d’une paix sociale par l’État-providence, l’ordre de marché aurait été balayé depuis longtemps » (Alain Caillé). Une société qui fonctionnerait selon les principes de Hayek exploserait en peu de temps. Son instauration relèverait en outre d’un pur « constructivisme » et exigerait même sans doute un État de type dictatorial. Comme l’écrit Albert O. Hirschman, « cette prétendûment idyllique citoyenneté privatisée qui ne prête attention qu’à ses intérêts économiques et sert indirectement l’intérêt public sans jamais y prendre une part directe, tout cela ne peut se réaliser que dans des conditions politiques qui tiennent du cauchemar »[56]. Qu’on puisse prétendre aujourd’hui rénover la « pensée nationale » en s’appuyant sur ce genre de théories en dit long sur l’effondrement de cette pensée.
© Alain de BENOIST
Notes
- ↑ La Presse française, 4 novembre 1989.
- ↑ Répondant à Henry de Lesquen, Jacques Garello, chef de file des « nouveaux économistes », rappelait ainsi que « les libéraux sont libéraux, et ne sont pas de droite » (La Nouvelle lettre, 2 septembre 1989). Il avait écrit antérieurement : « Au nom de la nation, on ne peut protéger des privilèges, des industries, on ne peut exclure l’étranger. C’est en quoi les libéraux ne sont pas nationalistes » (La Nouvelle Lettre, 11 mai 1987). Hayek a pour sa part explicitement rejeté le qualificatif de « conservateur » (« Why I Am Not a Conservative », in The Constitution of Liberty, University of Chicago Press, Chicago 1960, postface ; texte repris in Chiaki Nishiyama et Kurt R. Leube, ed., The Essence of Hayek, Hoover institution Press, Stanford 1984, pp. 281-298), ce qui ne saurait surprendre, puisque, commle rappelle Philippe Nemo, « le libéralisme n’est pas moins l’adversaire du conservatisme que celui du socialisme » (La société de droit selon F.A. Hayek, PUF, 1988, p. 369). Pour un point de vue opposé à celui du Club de l’Horloge, mais émanant de la même famille politique, cf. Jean-Claude Bardet, « Le libéralisme est un ennemi », in Le Choc du mois, novembre 1989, pp. 18-20 (article commenté négativement par Jean-Marie Le Pen, in Le Figaro-Magazine, 17 février 1990). On notera que la distinction des « deux libéralismes » évoque à certains d’égards la querelle qui, depuis plusieurs années, oppose aux États-Unis les « conservateurs » du type Russell Kirk aux « néoconservateurs » du type Norman Podhoretz, ainsi qu’aux libertariens (Murray N. Rothbard, David Friedman, etc.).
- ↑ C’est surtout en Allemagne, en Hollande et dans les pays anglo-saxons que l’on a vu se manifester le plus fréquemment depuis un siècle des mouvements ou des partis s’affirmant explicitement « nationaux-libéraux ». Sur le cas français, cf. Edmond Marc Lipiansky, L’âme française ou le national-libéralisme. Analyse d’une représentation sociale, Anthropos, 1979.
- ↑ Né à Vienne en 1899, professeur à la London School of Economics de Londres à partir de 1931, Friedrich A. (von) Hayek s’est orienté vers le libéralisme principalement sous l’influence de Ludwig von Mises, dont il se séparera quelque peu par la suite. Dans les années trente, ses positions pâtissent considérablement du succès des idées de Keynes. En 1944, la parution de son pamphlet intitulé The Road to Serfdom (La route de la servitude, Médicis, 1946, rééd. : PUF, 1985 et 1993) contribue en revanche à sa renommée et entraîne, en avril 1947, la création de la Société du Mont-Pèlerin. Elle lui vaut aussi d’être appelé aux Etats-Unis. Professeur de philosophie morale à Chicago de 1950 à 1956, Hayek tirera de son enseignement la matière de ses ouvrages les plus célèbres, notamment les trois volumes de Law, Legislation and Liberty (Routledge & Kegan Paul, London, et Chicago University Press, Chicago 1973-79 ; trad. fr. : Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, vol. 1 : Règles et ordre, vol. 2 : Le mirage de la justice sociale, vol. 3 : L’ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1980-83, rééd. en 1985-92). Revenu en Autriche en 1956, il continue d’enseigner à l’université de Salzbourg, prend sa retraite en 1969 et se retire à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne). En 1974, il partage le Prix Nobel d’économie avec Gunnar Myrdal. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, son œuvre est redécouverte par les libertariens américains, ainsi qu’en France par le groupe des « nouveaux économistes ». Il meurt le 23 mars 1992. Son œuvre comprend également les titres suivants : Monetary Theory and Trade Cycle (1929), Prices and Production (1931, trad. fr. : Prix et production, Calmann-Lévy, 1975, rééd. : Agora, 1985), Monetary Nationalism and International Stability (1933), Collectivist Economic Planning (en collab. avec Ludwig von Mises, 1935), The Political Idea of the Rule of Law (1937), Profits, Interest and Investment (1939), The Pure Theory of Capital (1940), The Counter-Revolution of Science (1944, trad. fr. par Raymond Barre : Scientisme et sciences sociales. Essai sur le mauvais usage de la raison, Plon, rééd. : Agora, 1986), Individualism and Economic Order (1948), The Constitution of Liberty (1960), Studies in Philosophy, Politics and Economics (1967), New Studies in Philosophy, Politics, Economics and the History of Ideas (1978), Denationalization of Money (1974-76), 1980’s Unemployment and the Unions (1980), Money, Capital and Fluctuations (1985). Son dernier livre, The Fatal Conceit. The Errors of Socialism (University of Chicago Press, Chicago 1989 ; trad. fr. : La présomption fatale. Les erreurs du socialisme, PUF, 1993), édité par W.W. Bartley III, figure en tête des Collected Works of Friedrich A. Hayek en vingt-deux volumes, actuellement en cours de parution aux Presses de l’université de Chicago. La bibliographie la plus complète sur Hayek, arrêtée en juillet 1983, se trouve dans le livre de John Gray, Hayek on Liberty, Basil Blackwell, London 1984 (2ème éd. en 1986), pp. 143-209. Sur Hayek, cf. aussi Fritz Machlup (ed.), Essays on Hayek, New York University Press, New York 1976, et Routledge & Kegan Paul, London 1977 ; Eamonn Butler, Hayek. His Contribution to the Political and Economic Thought of Our Time, Temple Smith, London 1983 ; Chiaki Nishiyama et Kurt R. Leube (ed.), The Essence of Hayek, op. cit. ; Arthur Sheldon (ed.), Hakek’s « Serfdom » Revited, Intitute of Economic Affairs, London 1984 ; Kurt R. Leube et Albert H. Slabinger (ed.), The Political Economy of Freedom. Essays in Honor of F.A. Hayek, Philosophia, München-Wien 1984 ; Philippe Nemo, La société de droit selon F.A. Hayek, op. cit. ; Gilles Dostaler et Diane Ethier (éd.), Friedrich Hayek : philosophie, économie et politique, Economica, 1989 ; Guido Vetusti (éd.), Il realismo politico di Ludwig von Mises e Friedrich von Hayek, Giuffrè, Milano 1989 ; Jérôme Ferry, Friedrich A. Hayek : les éléments d’un libéralisme radical, Presses universitaires de Nancy, Nancy 1990 ; Bruno Pays, Libérer la monnaie. Les contributions monétaires de Mises, Rueff et Hayek, PUF, 1991 ; Barry J. McCormick, Hayek and the Keynesian Avalanche, Harvester Wheatsheaf, New York 1992 ; Renato Cristi, Le libéralisme conservateur. Trois essais sur Schmitt, Hayek et Hegel, Kimé, 1993.
- ↑ Op. cit., p. 75.
- ↑ Ibid., p. 86.
- ↑ Essay on the History of Civil Society, London 1767 (rééd. par Louis Schneider : London 1980 ; trad. fr. : Essai sur l’histoire de la société civile, éd. par Claude Gautier, PUF, 1992).
- ↑ Op. cit., p. 85.
- ↑ Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Seuil, 1989, p. VII (1ère éd. : Le capitalisme utopique, Seuil, 1979).
- ↑ Droit, législation et liberté, vol. 2, PUF, 1982, p. 131.
- ↑ Sur Hayek et l’auto-organisation, cf. Jean-Pierre Dupuy, « L’autonomie et la complexité du social », in Science et pratique de la complexité, Documentation française, 1986, pp. 293-306. Cf. aussi Milan Zeleny (ed. ), Autopoiesis, Dissipative Structures, and Spontaneous Social Orders, Westview Press, Boulder 1980 ; et Francisco Varela, Principles of Biological Autonomy, Elsevier North Holland, New York 1979. Rappelons que la notion d’incertitude associée à celle de complexité remonte à la formulation par Heisenberg des principes d’indétermination en 1927.
- ↑ La genèse de la société civile libérale. Mandeville-Smith-Ferguson, Université de Paris I, janvier 1990.
- ↑ « L’individu libéral, cet inconnu : d’Adam Smith à Friedrich Hayek », in Individu et justice sociale. Autour de John Rawls, Seuil, 1989, p. 8.
- ↑ Hayek fait ici une distinction entre rationalisme « constructiviste » et rationalisme « évolutionniste » qui correspond d’assez près à l’opposition entre rationalisme historiciste et rationalisme critique chez Popper. Cette critique du rationalisme a généralement été jugée excessive par les auteurs libertariens, et d’une façon plus générale par les libéraux américains, tous plus ou moins habitués à se réclamer du rationalisme. Cf. à ce sujet le numéro spécial de la Critical Review consacré à Hayek pour son 90ème anniversaire, F.A. Hayek’s Liberalism, printemps 1989, notamment les articles de Laurent Dobuzinskis (« The Complexities of Spontaneous Order », pp . 241-266 ) et David Miller (« The Fatalistic Conceit », pp. 310-323).
- ↑ Dernier représentant prémonétariste des théories monétaires du cycle, Hayek pense qu’en rendant l’offre de monnaie concurrentielle, on supprimera l’inflation ! Dans son essai, Denationalization of Money. The Argument Refined, Institute of Economic Affairs, London 1978 (lère éd. en 1974-76), il avance l’idée que la monnaie pourrait être émise à volonté par des entreprises privées, les consommateurs étant appelés à essayer successivement les diverses monnaies jusqu’à ce qu’ils aient identifié la « meilleure » (en espérant qu’ils n’aient pas été ruinés entretemps). Cette proposition a été reprise en France par le Club de l’Horloge (Lettre d’information du Club, 2ème trim. 1993, p. 7). Pour une critique de ce point de vue : Christian Tutin, « Monnaie et libéralisme. Le cas Hayek », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman (éd.), Le libéralisme économique. Interprétations et analyses, L’Harmattan, 1989, pp. 153-178. Contrairement à l’École de Chicago, Hayek rejette par ailleurs la théorie quantitativiste de la monnaie, en soutenant que la monnaie ne peut jamais être suffisamment mesurée ou contrôlée.
- ↑ Alors que les libéraux classiques étaient généralement favorables à des législations anticartels, certains néolibéraux, notamment les libertariens, contestent aujourd’hui l’idée qu’il existe une étroite relation entre taux de concentration et effets de monopole. Cf. Henri Lepage, Demain le libéralisme, Livre de Poche-Pluriel, 1980, pp. 241-263.
- ↑ Dans le même esprit, un disciple extrémiste de Hayek va jusqu’à écrire très sérieusement que « tous les traits déplaisants du nazisme, y compris l’extermination des minorités, se retrouveront dans toute société politique qui prend au sérieux l’ambition de réaliser la justice sociale » (François Guillaumat, in Liberalia, printemps 1989, p. 19) ! Rappelant que Hayek annonçait dès 1935 l’effondrement « imminent » du système soviétique, Mark Blaug (« Hayek Revisited », in Critical Review, hiver 1993-94, pp. 51-60) attire pour sa part l’attention sur l’incapacité de Hayek à tirer de ses théories la moindre prédiction politique ou économique qu’on ait pu empiriquement vérifier. D’autres auteurs ont remarqué que Hayek ne donne jamais de définition précise du « totalitarisme », terme qui chez lui recouvre apparemment tout ce qui s’oppose au libéralisme.
- ↑ Cf. surtout le vol. 2 de Droit, législation et liberté, op. cit.
- ↑ Op. cit., p. 188. Robert Nozick estime de même que tout échange volontaire est juste, quelles qu’en soient les conditions. Tel est donc aussi le cas lorsqu’un travailleur accepte un salaire de misère pour ne pas mourir de faim : personne ne l’y a contraint ! Dans un livre qui a fait beaucoup de bruit aux États-Unis, Anarchy, State, and Utopia (Basic Books, New York 1971, trad. fr. : Anarchie, Etat et utopie, PUF, 1988), Nozick défend pour sa part la thèse de l’« État minimal » à partir d’une analyse qui doit beaucoup à la théorie des jeux.
- ↑ Droit, législation et liberté, vol. 2 , op. cit., p. 178.
- ↑ Yvon Quiniou, « Hayek, les limites d’un défi », in Actuel Marx, ler trim. 1989, p. 83. Philippe Nemo , op. cit., retranspose cette indifférence comme « attachement non psychologique à un autrui abstrait ». Hayek écrit: « Dans sa forme la plus pure, [l’éthique de la société ouverte] considère que le premier des devoirs est de poursuivre le plus efficacement possible une fin librement choisie, sans se préoccuper du rôle qu’elle joue dans le tissu compliqué des activités humaines » (Droit, législation et liberté, vol. 2, op. cit., p. 175).
- ↑ Nous reprenons le terme proposé par Julien Freund, Politique et impolitique, Sirey. 1987.
- ↑ Droit, législation et liberté, vol. 3, PUF, 1983 p. 155.
- ↑ Op.it., p. 361.
- ↑ Pour un examen critique de la thèse postulant l’identité des règles de conduite existant en démocratie et de celles du marché, cf. Gus diZerega, « A Spontaneous Order Model of Democracy. Applying Hayekian Insights to Democratic Theory », communication présentée devant la Society for the Study of Public Choice, San Francisco, mars 1988.
- ↑ Op. cit., p. 121.
- ↑ On notera que le Club de l’Horloge, qui se réclame des idées de Hayek, déclare souhaiter en même temps l’extension de la démocratie directe, et notamment l’instauration du référendum d’initiative populaire. De telles revendications sont indéfendables dans une perspective hayékienne, qui nie la souveraineté populaire et la valeur substantielle du vote.
- ↑ L’autopsie du tiers-mondisme, Economica, 1988, p. 130. Louis Dumont estime de son côté que c’est dans L’idéologie allemande que l’individualisme de Marx atteint son « apothéose ». Cf. aussi John Elser, « Marxisme et individualisme méthodologique », in Pierre Birnbaum et Jean Leca (éd.), Sur l’individualisme, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986.
- ↑ Op. cit., pp. 226-228.
- ↑ Économie politique du système soviétique, L’Harmattan, 1989, pp. 19-20.
- ↑ Arnaud Berthoud, « Liberté et libéralisme économique chez Walras, Hayek et Keynes », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman, op. cit., p. 49.
- ↑ Hayek est partisan d’une séparation des pouvoirs législatifs prévoyant l’institution d’une Chambre haute qui fonctionnerait un peu à la façon du Conseil constitutionnel. Elle serait réservée à des individus de plus de quarante-cinq ans, ayant fait preuve d’« honnêteté », de « sagesse » et de « jugement », qui seraient élus pour quinze ans. Cf. notamment F.A. Hayek, « Whither Democracy ? », in Chiaki Nishiyama et Kurt R. Leube (ed.), op. cit., pp. 352-362.
- ↑ Cf. à ce sujet Gilles Leclercq, « Hier le libéralisme », in Procès, 1986, pp. 83-100, qui voit lui aussi dans le libéralisme « une doctrine d’essence subtilement totalitaire ». Dans une optique voisine, mais avant tout marquée par la doctrine sociale chrétienne : Michel Schooyans, La dérive totalitaire du libéralisme, éd. Universitaires, 1991.
- ↑ Sur Hume comme précurseur du libéralisme, cf. D. Deleule, Hume et la naissance du libéralisme, Aubier Montaigne, 1979. Pour un point de vue contraire : Daniel Diatkine, « Hume et le libéralisme économique », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman, op. cit., pp. 3-19.
- ↑ Présent, 6 octobre 1989.
- ↑ Richesse des nations, t. 1, livre 3, chap. 4.
- ↑ Roger Frydman, « Individu et totalité dans la pensée libérale. Le cas de F. A. Hayek », in Arnaud Berthoud et Roger Frydman, op. cit., p. 98. Cette aporie pèse d’un poids particulièrement lourd sur toute théorie fondée sur l’hypothèse du contrat social : pour que des individus isolés décident contractuellement d’entrer en société, il faut bien qu’ils aient antérieurement à cette décision une connaissance au moins approximative de son résultat, auquel cas l’état de nature ne peut plus être opposé rigoureusement à l’état social.
- ↑ Splendeur et misère des sciences sociales. Esquisses d’une mythologie, Droz, Genève 1986, p. 340.
- ↑ Blandine Barret-Kriegel, L’État et les esclaves, Calmann-Lévy, 1980, p. 115.
- ↑ La facon dont Hayek définit l’évolution sociale par l’émergence de sociétés de plus en plus complexes évoque fortement Herbert Spencer, qui identifiait déjà évolution et progrès. Certains libertariens ont en revanche critiqué l’idée hayékienne d’une « sélection naturelle » des institutions. Cf. Timothy Virkkala, « Reason and Evolution », in Liberty, septembre 1989, pp. 57-61 ; et David Ramsay Steele, « Hayek’s Theory of Cultural Group Selection », in Journal of Libertarian Studies, VIII, 2, pp. 171-195. « L’idée d’évolution culturelle, ou de sélection naturelle des groupes en fonction de leurs pratiques, écrit de son côté John Gray, reste extrêmement obscure. Quelle est l’unité impliquée dans l’évolution culturelle et comment celle-ci fonctionne-telle ? Comme le marxisme, la théorie hayékienne de l’évolution culturelle néglige la contingence historique (le fait, par exemple, que certaines religions disparaissent, non parce qu’elles présentent un moindre avantage darwinien par rapport à leurs rivales, mais parce que le pouvoir d’Etat les persécute) (...) C’est pourquoi sa tentative de justifier les idéaux politiques du libéralisme classique par une philosophie évolutionniste ou synthétique se solde finalement par un échec, tout comme cela avait été le cas pour Herbert Spencer avant lui » (« The Road from Serfdom », in National Review, 27 avril 1992, PP. 36-37).
- ↑ « Avec le temps, et quelques retours en arrière, l’histoire choisit les gagnants (history chooses the winners). Cette thèse nous est peut-être familière : le best-seller de Francis Fukuyama sur la fin de l’histoire doit au moins autant à Hayek qu’à Hegel » (« In praise of Hayek », in The Economist, 28 mars 1992, p. 77).
- ↑ « Individu et totalité dans la pensée libérale », art. cit.
- ↑ « L’individu libéral, cet inconnu », art. cit., p. 119.
- ↑ Sur cette question, cf. John Gray, Hayek on Liberty, op. cit.
- ↑ Op. cit., p. 315.
- ↑ Dans l’Evangile, c’est le grand-prêtre Caïphe qui déclare : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » (Jean 11, 49-50).
- ↑ Théorie de la justice, Seuil, 1987.
- ↑ Significative à cet égard est la définition donnée par Hayek de la répartition issue du marché : « A chacun selon l’utilité de son apport telle qu’elle est perçue par les autres ». Certains auteurs libéraux n’hésitent d’ailleurs pas à classer Hayek parmi les théoriciens de l’utilitarisme. Cf. par exemple Leland B. Yeager, « Utility, Rights, and Contract. Some Reflections on Hayek’s Work », in Kurt R. Leube et Albert H. Slabinger (ed.), The Political Economy of freedom, op. cit., pp. 61-80.
- ↑ Op. cit., pp. 340-341.
- ↑ Ibid., pp. 320-321.
- ↑ « Liberties appear only when liberty is lacking » (The Constitution of Liberty, op. cit., p. 12
- ↑ « Individu et totalité dans la pensée libérale », art. cit., p. 120.
- ↑ Ibid.
- ↑ Op. cit., p. 347.
- ↑ Henri Lepage, op. cit., pp. 25-26.
- ↑ Vers une économie politique élargie, Minuit, 1986, p. 27.
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