Différences entre les versions de « Vu de droite - Alain de Benoist »

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La première édition de ''Vu de droite'' a paru en 1977, soit il y a vingt-cinq ans. Au cours des deux années qui ont suivi, ce livre a connu cinq réimpressions successives, pour un tirage global d’environ 25 000 exemplaires. Il a été traduit en italien et en portugais en 1981, en allemand en 1983-84, en roumain en 1998. En juin 1978, il a également reçu le Grand Prix de l’Essai de l’Académie française, dans des circonstances que j’ai eu l’occasion de raconter ailleurs<ref>Entretien sur l’aventure du ''Figaro-Magazine'', à paraître aux éditions de L’Age d ’homme, dans le « dossier H » consacré à Louis Pauwels.</ref>. L’ouvrage se composait d’une grosse centaine d’articles, presque tous parus à l’origine dans l’hebdomadaire ''Valeurs actuelles'' et le mensuel ''Le Spectacle du monde'', mais dont la substance avait été largement remaniée et augmentée. Ces articles étaient regroupés sous quelques grandes rubriques, destinées à en faciliter la lecture. Le sous-titre, « Anthologie critique des idées contemporaines », exprimait bien l’intention qui avait présidé à sa rédaction : dresser un tableau du paysage intellectuel et culturel du moment, établir un bilan, signaler des tendances, ouvrir des pistes et donner des repères pour aider (et inciter) au travail de la pensée dans un monde qui était déjà en train de changer considérablement.
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La première édition de ''Vu de droite'' a paru en 1977, soit il y a vingt-cinq ans. Au cours des deux années qui ont suivi, ce livre a connu cinq réimpressions successives, pour un tirage global d’environ 25 000 exemplaires. Il a été traduit en italien et en portugais en 1981, en allemand en 1983-84, en roumain en 1998. En juin 1978, il a également reçu le Grand Prix de l’Essai de l’Académie française, dans des circonstances que j’ai eu l’occasion de raconter ailleurs<ref>Entretien sur l’aventure du ''Figaro-Magazine'', à paraître aux éditions de L’Age d’homme, dans le « dossier H » consacré à Louis Pauwels.</ref>. L’ouvrage se composait d’une grosse centaine d’articles, presque tous parus à l’origine dans l’hebdomadaire ''Valeurs actuelles'' et le mensuel ''Le Spectacle du monde'', mais dont la substance avait été largement remaniée et augmentée. Ces articles étaient regroupés sous quelques grandes rubriques, destinées à en faciliter la lecture. Le sous-titre, « Anthologie critique des idées contemporaines », exprimait bien l’intention qui avait présidé à sa rédaction : dresser un tableau du paysage intellectuel et culturel du moment, établir un bilan, signaler des tendances, ouvrir des pistes et donner des repères pour aider (et inciter) au travail de la pensée dans un monde qui était déjà en train de changer considérablement.
  
 
L’auteur est évidemment mal placé pour juger des causes du succès, relatif mais certain, qu’a connu ce livre. Mais ce qui frappe surtout aujourd’hui, c’est l’ampleur de l’écho obtenu à l’époque par cette production d’une maison d’édition, en l’occurrence les éditions Copernic, qui n’occupait pourtant elle-même qu’une position marginale. Le fait de publier un livre annonçant apparemment une couleur « de droite » ne faisait pas obstacle à la publication de nombreux comptes rendus dans la grande presse. Les témoignages et les extraits de critiques littéraires publiés en annexe de cette réédition en sont le témoignage. Un quart de siècle plus tard, la tendance s’est brutalement inversée. La montée de la « pensée unique », instrumentalisée par ceux dont elle pouvait le mieux servir les intérêts, a fait son œuvre. Je n’en ai été qu’une victime parmi beaucoup d’autres. Les attaques déloyales et les procès d’intention ont peu à peu créé une zone d’ostracisme et de proscription qui est allée en s’étendant toujours plus loin, s’élargissant régulièrement en cercles concentriques. Nombre d’auteurs publiés dans les années soixante-dix par les plus grands éditeurs sont aujourd’hui voués à l’édition de marge. Nombre d’écrivains et d’intellectuels, dont tel grand quotidien du soir accueillait volontiers les tribunes libres, sont désormais priés d’aller s’exprimer ailleurs. Les catalogues des grandes maisons d’édition ont été épurés pour satisfaire aux exigences du « politiquement correct ». Le conformisme, la paresse intellectuelle, l’absence de curiosité ont fait le reste.
 
L’auteur est évidemment mal placé pour juger des causes du succès, relatif mais certain, qu’a connu ce livre. Mais ce qui frappe surtout aujourd’hui, c’est l’ampleur de l’écho obtenu à l’époque par cette production d’une maison d’édition, en l’occurrence les éditions Copernic, qui n’occupait pourtant elle-même qu’une position marginale. Le fait de publier un livre annonçant apparemment une couleur « de droite » ne faisait pas obstacle à la publication de nombreux comptes rendus dans la grande presse. Les témoignages et les extraits de critiques littéraires publiés en annexe de cette réédition en sont le témoignage. Un quart de siècle plus tard, la tendance s’est brutalement inversée. La montée de la « pensée unique », instrumentalisée par ceux dont elle pouvait le mieux servir les intérêts, a fait son œuvre. Je n’en ai été qu’une victime parmi beaucoup d’autres. Les attaques déloyales et les procès d’intention ont peu à peu créé une zone d’ostracisme et de proscription qui est allée en s’étendant toujours plus loin, s’élargissant régulièrement en cercles concentriques. Nombre d’auteurs publiés dans les années soixante-dix par les plus grands éditeurs sont aujourd’hui voués à l’édition de marge. Nombre d’écrivains et d’intellectuels, dont tel grand quotidien du soir accueillait volontiers les tribunes libres, sont désormais priés d’aller s’exprimer ailleurs. Les catalogues des grandes maisons d’édition ont été épurés pour satisfaire aux exigences du « politiquement correct ». Le conformisme, la paresse intellectuelle, l’absence de curiosité ont fait le reste.
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Quant à l’égalité démocratique, si mal comprise, pour des raisons différentes, à droite comme à gauche, il faut la comprendre d’abord comme une notion intrinsèquement politique. La démocratie implique l’égalité politique des citoyens, et non pas du tout leur égalité « naturelle ». Comme le remarque Carl Schmitt, « l’égalité de tout “ce qui a figure humaine” ne peut donner ni un État, ni une forme de gouvernement, ni une forme gouvernementale. On ne peut en tirer des distinctions ni des délimitations [...] Du fait que tous les hommes sont des hommes, on ne peut déduire rien de spécifique ni en morale, ni en religion, ni en politique, ni en économie [...] L’idée de l’égalité humaine ne fournit aucun critère juridique, politique ou économique [...] Une égalité qui n’a pas d’autre contenu que l’égalité commune en soi à tous les hommes serait une égalité apolitique, parce qu’il lui manque le corollaire d’une inégalité possible. Toute égalité tire son importance et son sens de la corrélation avec une inégalité possible. Elle est d’autant plus intense qu’est plus importante l’inégalité par rapport à ceux qui ne font pas partie des égaux. Une égalité sans la possibilité d’une inégalité, une égalité que l’on a de soi et que l’on ne peut perdre en aucun cas est sans valeur et indifférente »<ref>Carl Schmitt, ''Théorie de la Constitution'', PUF, Paris 1993, pp. 364-365.</ref>.
 
Quant à l’égalité démocratique, si mal comprise, pour des raisons différentes, à droite comme à gauche, il faut la comprendre d’abord comme une notion intrinsèquement politique. La démocratie implique l’égalité politique des citoyens, et non pas du tout leur égalité « naturelle ». Comme le remarque Carl Schmitt, « l’égalité de tout “ce qui a figure humaine” ne peut donner ni un État, ni une forme de gouvernement, ni une forme gouvernementale. On ne peut en tirer des distinctions ni des délimitations [...] Du fait que tous les hommes sont des hommes, on ne peut déduire rien de spécifique ni en morale, ni en religion, ni en politique, ni en économie [...] L’idée de l’égalité humaine ne fournit aucun critère juridique, politique ou économique [...] Une égalité qui n’a pas d’autre contenu que l’égalité commune en soi à tous les hommes serait une égalité apolitique, parce qu’il lui manque le corollaire d’une inégalité possible. Toute égalité tire son importance et son sens de la corrélation avec une inégalité possible. Elle est d’autant plus intense qu’est plus importante l’inégalité par rapport à ceux qui ne font pas partie des égaux. Une égalité sans la possibilité d’une inégalité, une égalité que l’on a de soi et que l’on ne peut perdre en aucun cas est sans valeur et indifférente »<ref>Carl Schmitt, ''Théorie de la Constitution'', PUF, Paris 1993, pp. 364-365.</ref>.
  
Comme toute notion politique, l’égalité démocratique se réfère à la possibilité d’une distinction. Elle sanctionne une commune appartenance à une entité politique précise. Les citoyens d’un pays démocratique jouissent de droits politiques égaux, non parce que leurs compétences sont les mêmes, mais parce qu’ils sont également citoyens de leur pays. De même, le suffrage universel n’est pas la sanction d’une égalité intrinsèque des électeurs (un homme, un vote). Il n’a pas donc plus pour but de statuer sur la vérité. Il est la conséquence logique de ce que les électeurs sont également citoyens, et a pour fonction d’exprimer leurs préférences et de permettre de constater leur consentement ou leur désaccord. L’égalité politique, condition de toutes les autres (en démocratie, le peuple représente le pouvoir constituant), n’a donc rien d’abstrait, elle est au plus haut point substantielle. Déjà chez les Grecs, l’ ''isonomia'' ne signifie pas que les citoyens sont égaux en nature ou en compétences, ni même que la loi doit être égale pour tous, mais que tous possèdent les mêmes titres à participer à la vie publique. L’égalité démocratique implique donc une appartenance commune, et contribue par là à définir une identité. Ce terme d’« identité » renvoie à la fois à ce qui distingue, la singularité, et à ce qui permet à ceux qui partagent cette singularité de s’identifier. « Le mot “identité”, dit Carl Schmitt, caractérise le côté existentiel de l’unité politique, à la différence de toute égalité normative, schématique ou fictive »<ref>Ibid., p. 372-373.</ref>.
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Comme toute notion politique, l’égalité démocratique se réfère à la possibilité d’une distinction. Elle sanctionne une commune appartenance à une entité politique précise. Les citoyens d’un pays démocratique jouissent de droits politiques égaux, non parce que leurs compétences sont les mêmes, mais parce qu’ils sont également citoyens de leur pays. De même, le suffrage universel n’est pas la sanction d’une égalité intrinsèque des électeurs (un homme, un vote). Il n’a pas donc plus pour but de statuer sur la vérité. Il est la conséquence logique de ce que les électeurs sont également citoyens, et a pour fonction d’exprimer leurs préférences et de permettre de constater leur consentement ou leur désaccord. L’égalité politique, condition de toutes les autres (en démocratie, le peuple représente le pouvoir constituant), n’a donc rien d’abstrait, elle est au plus haut point substantielle. Déjà chez les Grecs, l’''isonomia'' ne signifie pas que les citoyens sont égaux en nature ou en compétences, ni même que la loi doit être égale pour tous, mais que tous possèdent les mêmes titres à participer à la vie publique. L’égalité démocratique implique donc une appartenance commune, et contribue par là à définir une identité. Ce terme d’« identité » renvoie à la fois à ce qui distingue, la singularité, et à ce qui permet à ceux qui partagent cette singularité de s’identifier. « Le mot “identité”, dit Carl Schmitt, caractérise le côté existentiel de l’unité politique, à la différence de toute égalité normative, schématique ou fictive »<ref>Ibid., p. 372-373.</ref>.
  
 
La première conséquence qui en résulte est que « la notion essentielle de la démocratie, c’est le peuple et non l’humanité. Si la démocratie doit rester une forme politique, il n’y a que des démocraties du peuple et pas de démocratie de l’humanité »<ref>Ibid., p. 371.</ref>. La seconde conséquence est que le corollaire de l’égalité des citoyens réside dans leur non-égalité avec ceux qui ne sont pas citoyens. « La démocratie politique, écrit encore Schmitt, ne peut pas reposer sur l’absence de distinction entre tous les hommes, mais seulement sur l’appartenance à un peuple précis, cette appartenance pouvant être déterminée par des facteurs très divers — idée d’une race commune, d’une foi commune, destin et tradition communs. L’égalité qui fait partie de l’essence même de la démocratie ne s’applique donc qu’à l’intérieur (d’un État) et non pas à l’extérieur : au sein d’un État démocratique, tous les nationaux sont égaux. Conséquence pour le point politique et celui du droit public : celui qui n’est pas citoyen n’a rien à faire avec cette égalité démocratique »<ref>Ibid., p. 365.</ref>. C’est en cela que « la démocratie comme principe de forme politique s’oppose aux idées libérales de liberté et d’égalité de l’individu avec tout autre individu. Si un Etat démocratique reconnaissait jusque dans ses dernières conséquences l’égalité humaine universelle dans le domaine de la vie publique et du droit public, il se dépouillerait de sa propre substance »<ref>Ibid., p. 371.</ref>.
 
La première conséquence qui en résulte est que « la notion essentielle de la démocratie, c’est le peuple et non l’humanité. Si la démocratie doit rester une forme politique, il n’y a que des démocraties du peuple et pas de démocratie de l’humanité »<ref>Ibid., p. 371.</ref>. La seconde conséquence est que le corollaire de l’égalité des citoyens réside dans leur non-égalité avec ceux qui ne sont pas citoyens. « La démocratie politique, écrit encore Schmitt, ne peut pas reposer sur l’absence de distinction entre tous les hommes, mais seulement sur l’appartenance à un peuple précis, cette appartenance pouvant être déterminée par des facteurs très divers — idée d’une race commune, d’une foi commune, destin et tradition communs. L’égalité qui fait partie de l’essence même de la démocratie ne s’applique donc qu’à l’intérieur (d’un État) et non pas à l’extérieur : au sein d’un État démocratique, tous les nationaux sont égaux. Conséquence pour le point politique et celui du droit public : celui qui n’est pas citoyen n’a rien à faire avec cette égalité démocratique »<ref>Ibid., p. 365.</ref>. C’est en cela que « la démocratie comme principe de forme politique s’oppose aux idées libérales de liberté et d’égalité de l’individu avec tout autre individu. Si un Etat démocratique reconnaissait jusque dans ses dernières conséquences l’égalité humaine universelle dans le domaine de la vie publique et du droit public, il se dépouillerait de sa propre substance »<ref>Ibid., p. 371.</ref>.

Version du 21 mai 2018 à 15:07

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  1. Entretien sur l’aventure du Figaro-Magazine, à paraître aux éditions de L’Age d’homme, dans le « dossier H » consacré à Louis Pauwels.
  2. Cf. préface à Alain de Benoist, L’écume et les galets, 1991-1999. Dix ans d’actualité vue d’ailleurs, Labyrinthe, Paris 2000.
  3. André Harris et Alain de Sédouy, Qui n’est pas de droite ?, Seuil, Paris 1978.