James C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme (2012), trad. Patrick Cadorette et Miriam Heap-Lalonde, éd. Lux Éditeur, 2019 (ISBN 9782895963004), p. 102-106.


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Les pratiques vernaculaires ont été, au cours des deux derniers siècles, éliminées à une vitesse telle que l’on peut raisonnablement voir dans ce phénomène un processus d’extinction de masse apparenté à la disparition accélérée de certaines espèces. La cause de l’extinction est également analogue : la perte d’habitat. De nombreuses pratiques vernaculaires ont disparu pour de bon, et d’autres sont aujourd’hui menacées.

Le principal facteur d’extinction n’est nul autre que l’ennemi juré de l’anarchiste, l’État, et en particulier l’État-­nation moderne. L’essor du module politique moderne et aujourd’hui hégémonique de l’État-­nation a déplacé et ensuite écrasé toute une série de formes politiques vernaculaires : des bandes sans État, des tribus, des cités libres, des confédérations de villes aux contours souples, des communautés d’esclaves marrons et des empires. À leur place, désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-­nation de ­l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIe siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel : un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc. Les empires coloniaux et l’émulation « moderniste » ont joué un rôle de propagande pour ce modèle, mais son emprise n’est viable que dans la mesure où ces institutions sont des mécanismes universels qui intègrent une unité politique aux systèmes internationaux établis. Il y avait, jusqu’à 1989, deux pôles d’émulation. Dans le bloc socialiste, on pouvait passer de la Tchécoslovaquie au Mozambique, en passant par Cuba, le Vietnam, le Laos et la Mongolie, et observer plus ou moins le même appareil central de planification, les mêmes fermes collectives et les mêmes plans quinquennaux. Depuis, à quel­ques exceptions près, un seul et unique standard s’est imposé.

Une fois en place, l’État (nation) moderne a entrepris d’homogénéiser sa population et les pratiques vernaculaires du peuple, jugées déviantes. Presque partout, l’État a procédé à la fabrication d’une nation : la France s’est mise à créer des Français, ­l’Italie des Italiens, etc.

Cette tâche supposait un important projet d’homo­généisation. Une grande diversité de langues et de dialectes, souvent mutuellement inintelligibles, a été, principalement par la scolarisation, subordonnée à une langue nationale, qui était la plupart du temps le dialecte de la région dominante. Cela a mené à la disparition de langues, de littératures locales, orales et écrites, de musiques, de récits épiques et de légendes, d’un grand nombre d’univers porteurs de sens. Une énorme diversité de lois locales et de pratiques a été remplacée par un système national de droit qui était, du moins au début, le même partout. Une grande diversité de pratiques d’utilisation de la terre a été remplacée par un système national de titres, d’enregistrement et de transfert de propriété, afin d’en faciliter l’imposition. Un très grand nombre de pédagogies locales (apprentissage, tutorat auprès de « maîtres » nomades, guérison, éducation religieuse, cours informels, etc.) a généralement été remplacé par un seul et unique système scolaire national, dont un ministre français de ­l’Éducation s’est un jour vanté en affirmant que, puisqu’il était précisément 10 h 20, il connaissait le passage précis de Cicéron que tous les étudiants de tel niveau étaient actuellement en train d’étudier partout en France. La vision « La vision utopique d’uniformité fut rarement réalisée, mais ces projets ont néanmoins réussi à abolir une multitude de pratiques vernaculaires.

Aujourd’hui, au-delà de l’État-­nation comme tel, les forces de la standardisation sont représentées par des organisations internationales. L’objectif principal d’institutions comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), ­l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ­l’Unesco et même l’Unicef et la Cour internationale est de propager partout dans le monde des standards normatifs (des « pratiques exemplaires ») originaires, encore une fois, des nations de ­l’Atlantique Nord. Le poids financier de ces agences est tel que le fait de ne pas se conformer à leurs recommandations entraîne des pénalités considérables qui prennent la forme d’annulations de prêts et de l’aide internationale. Le charmant euphémisme « harmonisation » désigne maintenant ce processus d’alignement institutionnel. Les sociétés multinationales jouent également un rôle déterminant dans ce projet de standardisation. Elles aussi prospèrent dans des contextes cosmopolites familiers et homogénéisés où l’ordre légal, la réglementation commerciale, le système monétaire, etc. sont uniformes. De plus, elles travaillent constamment, par la vente de leurs produits et services et par la publicité, à fabriquer des consommateurs, dont les goûts et les besoins sont leur matière première.

Il est inutile cependant de pleurer la disparition de certaines pratiques vernaculaires. Si le modèle standardisé du citoyen français légué par la Révolution a remplacé les formes vernaculaires de servitude patriarcale en France provinciale, il s’agit manifestement d’un gain émancipateur. Si les améliorations techniques telles que les allumettes et les machines à laver ont remplacé le silex, les brindilles et les planches à laver, le travail s’en trouve certainement moins pénible. Il ne s’agit pas de se précipiter à la défense de tout ce qui est vernaculaire contre l’universel. Les puissantes agences d’homogénéisation, toutefois, exercent peu de discrimination. Elles ont tendance à remplacer toutes les pratiques vernaculaires avec ce qu’elles considèrent comme universel : n’oublions pas, encore là, que ce sont dans la plupart des cas des pratiques vernaculaires de ­l’Atlantique Nord qui sont déguisées en pratiques universelles.

Le résultat est une sévère réduction de la diversité culturelle, politique et économique, c’est-à-dire une homogénéisation massive des langues, des cultures, des systèmes de propriété, des for­mes politiques et, surtout, des sensibilités et des mondes vécus qui leur permettent de perdurer. Il est maintenant possible de se projeter avec angoisse au jour, dans un avenir rapproché, où l’homme d’affaires de ­l’Atlantique Nord, en sortant de l’avion, trouvera partout dans le monde un ordre institutionnel (des lois, des codes de commerce, des ministères, des systèmes de circulation, des formes de propriétés, des régimes fonciers, etc.) tout à fait familier. Et pourquoi pas ? Ces formes sont essentiellement les siennes. Seuls la cuisine, la musique, les danses et les costumes traditionnels demeureront exotiques et folkloriques… bien que complètement commercialisés.