Dans l’amitié de Léon Bloy - Georges Bernanos

Révision datée du 23 juin 2024 à 13:05 par Europa7 (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)


Georges Bernanos, « Dans l’amitié de Léon Bloy » (février 1947), dans Essais et écrits de combat, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, t. II, p. 1234-1235.


Léon Bloy 4.jpg


Le monde moderne a deux ennemis, l’enfance et la pauvreté. Dans une civilisation technique dont la seule règle est l’efficacité, qu’est-ce que l’enfance, sinon une période inefficace de la vie, et qu’il s’agit de raccourcir le plus possible, ou même de supprimer. Supprimer l’enfance, quelle énorme récupération de travail et d’énergie ! L’enfance ne sert pas à grand-chose et la pauvreté ne sert à rien. Il y a une superstition de la Pauvreté qui paraît d’abord ne tenir qu’une place bien modeste dans l’ensemble du catholicisme, et lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’elle en est comme la charnière. Le premier devoir du monde moderne est de détruire cette superstition et on ne saurait la détruire qu’en supprimant les pauvres, en faisant du pauvre un citoyen comme les autres, que rien ne distinguera des autres, qui ne donne pas ce scandale intolérable de pouvoir vivre sans confort, de paraître ainsi mépriser le confort, ce confort dont l’idée tient dans la société actuelle la place que tenait dans l’autre l’idée de salut, le confort au nom duquel l’État prétend disposer de nos biens, de nos travaux, de nos vies, de nos consciences et faire de nous, au bout du compte, des robots. Car le robot, pour le monde moderne, c’est l’homme sauvé.

Cette société ne veut pas de pauvres, et il serait vraiment trop niais de croire que ce soit par sensibilité de cœur ou même d’entrailles, car nous la regardons agir, nous faisons le compte de ses charniers, de ses prisons, de ses camps de torture, de ses laboratoires de mort, et nous savons parfaitement que si l’Histoire nous en présente peut-être d’aussi féroces qu’elle, du moins n’en a-t-on jamais connu d’aussi volontaire et d’aussi lucide dans la férocité. La Société moderne ne veut pas de pauvres pour la même raison qu’elle ne voudrait pas de nobles, s’il lui restait assez d’honneur ou seulement de prestige pour faire des nobles. Elle ne peut comprendre, elle ne saurait comprendre que la pauvreté est aussi une libération, que le sort de la liberté des hommes est mystérieusement lié dans ce monde à celui de la pauvreté. La Pauvreté fait des hommes libres, d’une certaine liberté innocente qui n’est évidemment pas celle des saints, c’est-à-dire des pauvres en esprit, des pauvres volontaires, des victimes volontaires de la pauvreté, mais qui suffit à entretenir parmi nous le feu couvant sous la cendre où, de génération en génération, s’élève tout à coup la haute flamme du pur amour. Car la liberté du saint n’est sans doute pas autre chose que la liberté du pauvre entièrement surnaturalisée, comme le fer dans la forge qui du rouge sombre passe au blanc.


Source

scandale-de-la-verite.jpg