Le désenchantement de la femme - Friedrich Nietzsche
Friedrich Nietzsche, « Par-delà bien et mal » (1886), dans Œuvres philosophiques complètes, trad. Cornélius Heim, éd. Gallimard, coll. « Œuvres philosophiques complètes », 2019 (ISBN 9782070279456), p. 155-157.
Jamais les hommes n’ont traité le sexe faible avec autant de respect que de nos jours : c’est là un effet du goût démocratique au même titre que le manque d’égards pur les gens âgés. Comment s’étonner que ce respect ait aussitôt donné lieu à des abus ? On demande davantage, on apprend à exiger, on estime presque humiliant ce tribut de respect, on préférerait rivaliser avec les hommes ou mieux encore entrer en lutte avec eux pour leur arracher des droits : bref, la femme perd de sa pudeur. Ajoutons tout de suite qu’elle perd aussi de son bon goût. Elle désapprend la crainte de l’homme : mais la femme qui « désapprend de craindre » sacrifie du même coup ses instincts les plus féminins. Que la femme devienne arrogante lorsque l’homme cesse de cultiver en lui ce qui le fait redouter d’elle, lorsque pour parler plus clairement, il abdique sa virilité, c’est là une évolution bien légitime et parfaitement compréhensible ; ce qui se comprend moins bien, c’est que la femme, du même coup, dégénère. Aujourd’hui nous en sommes à ce point, ne nous y trompons pas. Maintenant que l’esprit industriel, et lui seul, a triomphé de l’esprit aristocratique et militaire, la femme aspire à l’indépendance économique et juridique du commis : « la femme-commis » se tient à la porte de la société moderne en formation. En s’emparant de droits nouveaux, en s’évertuant à devenir son propre « maître », en revendiquant le « progrès » de la femme par ses oriflammes et ses oripeaux, c’est le contraire qui s’accomplit avec une effrayante évidence : la femme régresse. Depuis la révolution française l’influence de la femme a diminué en Europe à mesure qu’elle obtenait plus de droits et formulait plus de prétentions ; et « l’émancipation de la femme », pour autant qu’elle est le vœu et l’œuvre des femmes elles-mêmes (et non pas seulement des imbéciles de l’autre sexe), se révèle comme un des symptômes les plus remarquables du graduel affaiblissement, du dépérissement des instincts les plus essentiellement féminins. Il entre de la bêtise dans ce mouvement, une bêtise quasi masculine, devant laquelle une femme bien constituée, donc intelligente, devrait éprouver une honte profonde. Une femme qui perd l’intuition du terrain où elle vaincra le plus sûrement ; qui dédaigne utiliser ses armes spécifiques ; qui se laisse aller en présence de l’homme, peut-être jusqu’au point d’écrire un livre (c’est moi qui souligne), au lieu d’observer comme naguère une réserve décente et une soumission rusée ; qui s’acharne à force de vertueuse impudence à détromper l’homme toujours prêt à voir dans la femme un idéal caché et radicalement autre, à croire en quelque éternel féminin et en sa nécessité ; qui, à force de bavarde insistance, dissuade les hommes de considérer la femme comme un animal domestique particulièrement délicat, bizarre, sauvage et souvent agréable ; qui collectionne avec une ardeur aussi naïve qu’indignée tous les faits qui témoignent de l’esclavage de la femme dans toutes les sociétés, la nôtre comprise (comme si l’esclavage s’opposait à la civilisation et n’était pas la condition de toute civilisation supérieure, de tout progrès de la civilisation), une telle femme ne veut-elle pas la ruine de tous les instincts féminins, ne renonce-t-elle pas à être une femme ? Assurément, parmi les ânes savants du sexe masculin, il ne manque pas de stupides partisans du féminisme et de corrupteurs des femmes, qui leur conseillent de renoncer à leur féminité et de copier toutes les sottises qui débilitent « l’homme européen », « la virilité » européenne, il ne manque pas de gens qui voudraient rabaisser la femme jusqu’au niveau de la « culture générale », la pousser même à lire les journaux et à faire de la politique. Ici et là on prétend même muer les femmes en libres penseurs et en hommes de lettres : comme si, pour un homme profond et impie, une femme sans religion n’était pas un être foncièrement antipathique et ridicule. Presque partout on leur gâte les nerfs avec de la musique la plus morbide et la plus délétère qui soit (notre moderne musique allemande), on les rend chaque jour plus hystériques et plus inaptes à suivre leur première et dernière vocation, qui est de mettre des enfants au monde. D’une manière générale, on veut les « cultiver » encore plus et, comme on dit, fortifier par la culture la faiblesse de leur sexe : comme si l’histoire n’enseignait pas avec toute la netteté désirable que la « culture » de l’être humain et son affaiblissement, je veux dire sa dispersion, l’alanguissement de la volonté, n’avaient pas toujours marché de pair, et que les femmes les plus puissantes, celles qui ont exercé la plus forte influence (en dernier lieu, la mère de Napoléon) ont dû leur puissance et leur ascendant sur les hommes à l’énergie de leur volonté, et non pas aux maîtres d’école ! Ce qui dans la femme inspire le respect et bien souvent la crainte, c’est sa nature, plus « naturelle » que celle de l’homme, sa souplesse féline et rusée, sa griffe de tigresse sous le gant de velours, la naïveté de son égoïsme, son inéducabilité et sa sauvagerie foncière, le caractère insaisissable, démesuré et flottant de ses désirs et de ses vertus... Si, en dépit de sa crainte, l’homme éprouve de la compassion pour ce redoutable et beau félin, la femme, c’est qu’elle lui apparaît plus souffrante, plus vulnérable, plus assoiffée de tendresse, plus exposée à la désillusion que n’importe quel animal. Crainte et pitié, voilà les sentiments que jusqu’à nos jours l’homme a toujours ressentis en présence de la femme, un pied déjà dans la tragédie qui déchire en même temps qu’elle ravit. — Et il ne devrait plus en être ainsi ? Le désenchantement de la femme est-il en marche ? Assistons-nous à la naissance de la femme ennuyeuse ? Oh, Europe, Europe ! on connaît la bête à cornes qui a toujours exercé le plus grand attrait sur toi et qui ne cesse de te tenter ! Ta vieille fable pourrait bien se muer une fois encore en « histoire », une fois encore une énorme bêtise pourrait avoir raison de toi et t’emporter ! Et pas de Dieu caché derrière cette bêtise, mais rien qu’une « idée », une « idée moderne » !
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