Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988), éd. Gallimard, coll. Folio Essais, 2018 (ISBN 9782072779459).


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À la mémoire de Gérard Lebovici, assassiné à Paris, le 5 mars 1984, dans un guet-apens resté mystérieux.

«Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien; c’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouter aucun; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut compter sur toutes; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même». Sun Tse (L’Art de la guerre) I

Ces Commentaires sont assurés d’être promptement connus de cinquante ou soixante personnes; autant dire beaucoup dans les jours que nous vivons, et quand on traite de questions si graves. Mais aussi c’est parce que j’ai, dans certains milieux, la réputation d’être un connaisseur. Il faut également considérer que, de cette élite qui va s’y intéresser, la moitié, ou un nombre qui s’en approche de très près, est composée de gens qui s’emploient à maintenir le système de domination spectaculaire, et l’autre moitié de gens qui s’obstineront à faire tout le contraire. Ayant ainsi à tenir compte de lecteurs très attentifs et diversement influents, je ne peux évidemment parler en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui.

Le malheur des temps m’obligera donc à écrire, encore une fois, d’une façon nouvelle. Certains éléments seront volontairement omis; et le plan devra rester assez peu clair. On pourra y rencontrer, comme la signature même de l’époque, quelques leurres. À condition d’intercaler çà et là plusieurs autres pages, le sens total peut apparaître: ainsi, bien souvent, des articles secrets ont été ajoutés à ce que des traités stipulaient ouvertement, et de même il arrive que des agents chimiques ne révèlent une part inconnue de leurs propriétés que lorsqu’ils se trouvent associés à d’autres. Il n’y aura, d’ailleurs, dans ce bref ouvrage, que trop de choses qui seront, hélas, faciles à comprendre. II

En 1967, j’ai montré dans un livre, La Société du Spectacle, ce que le spectacle moderne était déjà essentiellement: le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne. Les troubles de 1968, qui se sont prolongés dans divers pays au cours des années suivantes, n’ayant en aucun lieu abattu l’organisation existante de la société, dont il sourd comme spontanément, le spectacle a donc continué partout de se renforcer, c’est-à-dire à la fois de s’étendre aux extrêmes par tous les côtés, et d’augmenter sa densité au centre. Il a même appris de nouveaux procédés défensifs, comme il arrive ordinairement aux pouvoirs attaqués. Quand j’ai commencé la critique de la société spectaculaire, on a surtout remarqué, vu le moment, le contenu révolutionnaire que l’on pouvait découvrir dans cette critique, et on l’a ressenti, naturellement, comme son élément le plus fâcheux. Quant à la chose même, on m’a parfois accusé de l’avoir inventée de toutes pièces, et toujours de m’être complu dans l’outrance en évaluant la profondeur et l’unité de ce spectacle et de son action réelle. Je dois convenir que les autres, après, faisant paraître de nouveaux livres autour du même sujet, ont parfaitement démontré que l’on pouvait éviter d’en dire tant. Ils n’ont eu qu’à remplacer l’ensemble et son mouvement par un seul détail statique de la surface du phénomène, l’originalité de chaque auteur se plaisant à le choisir différent, et par là d’autant moins inquiétant. Aucun n’a voulu altérer la modestie scientifique de son interprétation personnelle en y mêlant de téméraires jugements historiques.

Mais enfin la société du spectacle n’en a pas moins continué sa marche. Elle va vite car, en 1967, elle n’avait guère plus d’une quarantaine d’années derrière elle; mais pleinement employées. Et de son propre mouvement, que personne ne prenait plus la peine d’étudier, elle a montré depuis, par d’étonnants exploits, que sa nature effective était bien ce que j’avais dit. Ce point établi n’a pas seulement une valeur académique; parce qu’il est sans doute indispensable d’avoir reconnu l’unité et l’articulation de la force agissante qu’est le spectacle, pour être à partir de là capable de rechercher dans quelles directions cette force a pu se déplacer, étant ce qu’elle était. Ces questions sont d’un grand intérêt: c’est nécessairement dans de telles conditions que se jouera la suite du conflit dans la société. Puisque le spectacle, à ce jour, est assurément plus puissant qu’il l’était auparavant, que fait-il de cette puissance supplémentaire ? Jusqu’où s’est-il avancé, où il n’était pas précédemment ? Quelles sont, en somme, ses lignes d’opérations en ce moment ? Le sentiment vague qu’il s’agit d’une sorte d’invasion rapide, qui oblige les gens à mener une vie très différente, est désormais largement répandu; mais on ressent cela plutôt comme une modification inexpliquée du climat ou d’un autre équilibre naturel, modification devant laquelle l’ignorance sait seulement qu’elle n’a rien à dire. De plus, beaucoup admettent que c’est une invasion civilisatrice, au demeurant inévitable, et ont même envie d’y collaborer. Ceux-là aiment mieux ne pas savoir à quoi sert précisément cette conquête, et comment elle chemine.

Je vais évoquer quelques conséquences pratiques, encore peu connues, qui résultent de ce déploiement rapide du spectacle durant les vingt dernières années. Je ne me propose, sur aucun aspect de la question, d’en venir à des polémiques, désormais trop faciles et trop inutiles; pas davantage de convaincre. Les présents commentaires ne se soucient pas de moraliser. Ils n’envisagent pas ce qui est souhaitable, ou seulement préférable. Ils s’en tiendront à noter ce qui est. III

Maintenant que personne ne peut raisonnablement douter de l’existence et de la puissance du spectacle, on peut par contre douter qu’il soit raisonnable d’ajouter quelque chose sur une question que l’expérience a tranchée d’une manière aussi draconienne. Le Monde du 19 septembre 1987 illustrait avec bonheur la formule «Ce qui existe, on n’a donc plus besoin d’en parler», véritable loi fondamentale de ces temps spectaculaires qui, à cet égard au moins, n’ont laissé en retard aucun pays: «Que la société contemporaine soit une société de spectacle, c’est une affaire entendue. Il faudra bientôt remarquer ceux qui ne se font pas remarquer. On ne compte plus les ouvrages décrivant un phénomène qui en vient à caractériser les nations industrielles sans épargner les pays en retard sur leur temps. Mais en notant cette cocasserie que les livres qui analysent, en général pour le déplorer, ce phénomène doivent, eux aussi, sacrifier au spectacle pour se faire connaître». Il est vrai que cette critique spectaculaire du spectacle, venue tard et qui pour comble voudrait «se faire connaître» sur le même terrain, s’en tiendra forcément à des généralités vaines ou à d’hypocrites regrets; comme aussi paraît vaine cette sagesse désabusée qui bouffonne dans un journal.

La discussion creuse sur le spectacle, c’est-à-dire sur ce que font les propriétaires du monde, est ainsi organisée par lui-même : on insiste sur les grands moyens du spectacle, afin de ne rien dire de leur grand emploi. On préfère souvent l’appeler, plutôt que spectacle, le médiatique. Et par là, on veut désigner un simple instrument, une sorte de service public qui gérerait avec un impartial «professionnalisme» la nouvelle richesse de la communication de tous par mass media, communication enfin parvenue à la pureté unilatérale, où se fait paisiblement admirer la décision déjà prise. Ce qui est communiqué, ce sont des ordres ; et, fort harmonieusement, ceux qui les ont donnés sont également ceux qui diront ce qu’ils en pensent.

Le pouvoir du spectacle, qui est si essentiellement unitaire, centralisateur par la force même des choses, et parfaitement despotique dans son esprit, s’indigne assez souvent de voir se constituer, sous son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une médecine-spectacle, ou tant d’aussi surprenants «excès médiatiques». Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques; plus souvent ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De même que la logique de la marchandise prime sur les diverses ambitions concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement, de même la logique sévère du spectacle commande partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques.

Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé: c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette génération, dans l’ensemble, a effectivement vécu, constituent un résumé exact et suffisant de tout ce que désormais le spectacle empêche; et aussi de tout ce qu’il permet. IV

Sur le plan simplement théorique, il ne me faudra ajouter à ce que j’avais formulé antérieurement qu’un détail, mais qui va loin. En 1967, je distinguais deux formes, successives et rivales, du pouvoir spectaculaire, la concentrée et la diffuse. L’une et l’autre planaient au-dessus de la société réelle, comme son but et son mensonge. La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire, la nazie aussi bien que la stalinienne. L’autre, incitant les salariés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient, avait représenté cette américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel. Une troisième forme s’est constituée depuis, par la combinaison raisonnée des deux précédentes, et sur la base générale d’une victoire de celle qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse. Il s’agit du spectaculaire intégré, qui désormais tend à s’imposer mondialement.

La place prédominante qu’ont tenue la Russie et l’Allemagne dans la formation du spectaculaire concentré, et les États-Unis dans celle du spectaculaire diffus, semble avoir appartenu à la France et à l’Italie au moment de la mise en place du spectaculaire intégré, par le jeu d’une série de facteurs historiques communs: rôle important des parti et syndicat staliniens dans la vie politique et intellectuelle, faible tradition démocratique, longue monopolisation du pouvoir par un seul parti de gouvernement, nécessité d’en finir avec une contestation révolutionnaire apparue par surprise.

Le spectaculaire intégré se manifeste à la fois comme concentré et comme diffus, et depuis cette unification fructueuse il a su employer plus grandement l’une et l’autre qualités. Leur mode d’application antérieur a beaucoup changé. À considérer le côté concentré, le centre directeur en est maintenant devenu occulte: on n’y place jamais plus un chef connu, ni une idéologie claire. Et à considérer le côté diffus, l’influence spectaculaire n’avait jamais marqué à ce point la presque totalité des conduites et des objets qui sont produits socialement. Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger. Quand le spectaculaire était concentré la plus grande part de la société périphérique lui échappait; et quand il était diffus, une faible part; aujourd’hui rien. Le spectacle s’est mélangé à toute réalité, en l’irradiant. Comme on pouvait facilement le prévoir en théorie, l’expérience pratique de l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande aura montré vite et sans exceptions que le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir-falsification du monde. Hormis un héritage encore important, mais destiné à se réduire toujours, de livres et de bâtiments anciens, qui du reste sont de plus en plus souvent sélectionnés et mis en perspective selon les convenances du spectacle, il n’existe plus rien, dans la culture et dans la nature, qui n’ait été transformé, et pollué, selon les moyens et les intérêts de l’industrie moderne. La génétique même est devenue pleinement accessible aux forces dominantes de la société.

Le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir. Il règne seul partout; il exécute ses jugements sommaires.

C’est dans de telles conditions que l’on peut voir se déchaîner soudainement, avec une allégresse carnavalesque, une fin parodique de la division du travail; d’autant mieux venue qu’elle coïncide avec le mouvement général de disparition de toute vraie compétence. Un financier va chanter, un avocat va se faire indicateur de police, un boulanger va exposer ses préférences littéraires, un acteur va gouverner, un cuisinier va philosopher sur les moments de cuisson comme jalons dans l’histoire universelle. Chacun peut surgir dans le spectacle afin de s’adonner publiquement, ou parfois pour s’être livré secrètement, à une activité complètement autre que la spécialité par laquelle il s’était d’abord fait connaître. Là où la possession d’un « statut médiatique» a pris une importance infiniment plus grande que la valeur de ce que l’on a été capable de faire réellement, il est normal que ce statut soit aisément transférable, et confère le droit de briller, de la même façon, n’importe où ailleurs. Le plus souvent, ces particules médiatiques accélérées poursuivent leur simple carrière dans l’admirable statutairement garanti. Mais il arrive que la transition médiatique fasse la couverture entre beaucoup d’entreprises, officiellement indépendantes, mais en fait secrètement reliées par différents réseaux ad hoc. De sorte que, parfois, la division sociale du travail, ainsi que la solidarité couramment prévisible de son emploi, reparaissent sous des formes tout à fait nouvelles: par exemple, on peut désormais publier un roman pour préparer un assassinat. Ces pittoresques exemples veulent dire aussi que l’on ne peut plus se fier à personne sur son métier.

Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets. V

La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont: le renouvellement technologique incessant; la fusion économico-étatique; le secret généralisé; le faux sans réplique; un présent perpétuel.

Le mouvement d’innovation technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société capitaliste, dite parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il a pris sa plus récente accélération (au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale), il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs. La fusion économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle; et elle y est pour le moins devenue le moteur du développement économique le plus récent. L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie et l’État, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les domaines: on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre; il est absurde de les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. Cette union s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les trois derniers traits sont les effets directs de cette domination, à son stade intégré.

Le secret généralisé se tient derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.

Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée. Le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre; puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans la politique, les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique.

La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son auto-destruction programmée. VI

La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. Une si flagrante évidence n’a pas besoin d’être expliquée. Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968. D’utiles leçons ont pourtant été tirées de quelques études démystifiées sur ces journées et leurs origines; mais c’est le secret de l’État.

En France, il y a déjà une dizaine d’années, un président de la République, oublié depuis mais flottant alors à la surface du spectacle, exprimait naïvement la joie qu’il ressentait, «sachant que nous vivrons désormais dans un monde sans mémoire, où, comme sur la surface de l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image». C’est en effet commode pour qui est aux affaires; et sait y rester. La fin de l’histoire est un plaisant repos pour tout pouvoir présent. Elle lui garantit absolument le succès de l’ensemble de ses entreprises, ou du moins le bruit du succès.

Un pouvoir absolu supprime d’autant plus radicalement l’histoire qu’il a pour ce faire des intérêts ou des obligations plus impérieux, et surtout selon qu’il a trouvé de plus ou moins grandes facilités pratiques d’exécution. Ts’in Che-houang-ti a fait brûler les livres, mais il n’a pas réussi à les faire disparaître tous. Staline avait poussé plus loin la réalisation d’un tel projet dans notre siècle mais, malgré les complicités de toutes sortes qu’il a pu trouver hors des frontières de son empire, il restait une vaste zone du monde inaccessible à sa police, où l’on riait de ses impostures. Le spectaculaire intégré a fait mieux, avec de très nouveaux procédés, et en opérant cette fois mondialement. L’ineptie qui se fait respecter partout, il n’est plus permis d’en rire; en tout cas il est devenu impossible de faire savoir qu’on en rit.

Le domaine de l’histoire était le mémorable, la totalité des événements dont les conséquences se manifesteraient longtemps. C’était inséparablement la connaissance qui devrait durer, et aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau: «une acquisition pour toujours», dit Thucydide. Par là l’histoire était la mesure d’une nouveauté véritable; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut.

Le précieux avantage que le spectacle a retiré de cette mise hors la loi de l’histoire, d’avoir déjà condamné toute l’histoire récente à passer à la clandestinité, et d’avoir réussi à faire oublier très généralement l’esprit historique dans la société, c’est d’abord de couvrir sa propre histoire: le mouvement même de sa récente conquête du monde. Son pouvoir apparaît déjà familier, comme s’il avait depuis toujours été là. Tous les usurpateurs ont voulu faire oublier qu’ils viennent d’arriver. VII

Avec la destruction de l’histoire, c’est l’événement contemporain lui-même qui s’éloigne aussitôt dans une distance fabuleuse, parmi ses récits invérifiables, ses statistiques incontrôlables, ses explications invraisemblables et ses raisonnements intenables. À toutes les sottises qui sont avancées spectaculairement, il n’y a jamais que des médiatiques qui pourraient répondre, par quelques respectueuses rectifications ou remontrances, et encore en sont-ils avares car, outre leur extrême ignorance, leur solidarité, de métier et de cœur, avec l’autorité générale du spectacle, et avec la société qu’il exprime, leur fait un devoir, et aussi un plaisir, de ne jamais s’écarter de cette autorité, dont la majesté ne doit pas être lésée. Il ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois plusieurs; et que tout médiatique se sait remplaçable.

Tous les experts sont médiatiques-étatiques, et ne sont reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître, car chacune des anciennes possibilités d’indépendance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. Là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert. Il était auparavant normal qu’il y ait des experts de l’art des Étrusques; et ils étaient toujours compétents, car l’art étrusque n’est pas sur le marché. Mais, par exemple, une époque qui trouve rentable de falsifier chimiquement nombre de vins célèbres, ne pourra les vendre que si elle a formé des experts en vins qui entraîneront les caves à aimer leurs nouveaux parfums, plus reconnaissables. Cervantès remarque que «sous un mauvais manteau, on trouve souvent un bon buveur». Celui qui connaît le vin ignore souvent les règles de l’industrie nucléaire; mais la domination spectaculaire estime que, puisqu’un expert s’est moqué de lui à propos d’industrie nucléaire, un autre expert pourra bien s’en moquer à propos du vin. Et on sait, par exemple, combien l’expert en météorologie médiatique, qui annonce les températures ou les pluies prévues pour les quarante-huit heures à venir, est tenu à beaucoup de réserves par l’obligation de maintenir des équilibres économiques, touristiques et régionaux, quand tant de gens circulent si souvent sur tant de routes, entre des lieux également désolés; de sorte qu’il aura plutôt à réussir comme amuseur.

Un aspect de la disparition de toute connaissance historique objective se manifeste à propos de n’importe quelle réputation personnelle, qui est devenue malléable et rectifiable à volonté par ceux qui contrôlent toute l’information, celle que l’on recueille et aussi celle, bien différente, que l’on diffuse; ils ont donc toute licence pour falsifier. Car une évidence historique dont on ne veut rien savoir dans le spectacle n’est plus une évidence. Là où personne n’a plus que la renommée qui lui a été attribuée comme une faveur par la bienveillance d’une Cour spectaculaire, la disgrâce peut suivre instantanément. Une notoriété anti-spectaculaire est devenue quelque chose d’extrêmement rare. Je suis moi-même l’un des derniers vivants à en posséder une; à n’en avoir jamais eu d’autre. Mais c’est aussi devenu extraordinairement suspect. La société s’est officiellement proclamée spectaculaire. Être connu en dehors des relations spectaculaires, cela équivaut déjà à être connu comme ennemi de la société.

Il est permis de changer du tout au tout le passé de quelqu’un, de le modifier radicalement, de le recréer dans le style des procès de Moscou; et sans qu’il soit même nécessaire de recourir aux lourdeurs d’un procès. On peut tuer à moindres frais. Les faux témoins, peut-être maladroits — mais quelle capacité de sentir cette maladresse pourrait-elle rester aux spectateurs qui seront témoins des exploits de ces faux témoins ? — et les faux documents, toujours excellents, ne peuvent manquer à ceux qui gouvernent le spectaculaire intégré, ou à leurs amis. Il n’est donc plus possible de croire, sur personne, rien de ce qui n’a pas été connu par soi-même, et directement. Mais, en fait, on n’a même plus très souvent besoin d’accuser faussement quelqu’un. Dès lors que l’on détient le mécanisme commandant la seule vérification sociale qui se fait pleinement et universellement reconnaître, on dit ce qu’on veut. Le mouvement de la démonstration spectaculaire se prouve simplement en marchant en rond: en revenant, en se répétant, en continuant d’affirmer sur l’unique terrain où réside désormais ce qui peut s’affirmer publiquement, et se faire croire, puisque c’est de cela seulement que tout le monde sera témoin. L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre chose; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune autre riposte sur son propre terrain, ni sur un autre. Car il n’existe plus d’agora, de communauté générale; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. Il n’existe plus maintenant de jugement, garanti relativement indépendant, de ceux qui constituaient le monde savant; de ceux par exemple qui, autrefois, plaçaient leur fierté dans une capacité de vérification, permettant d’approcher ce qu’on appelait l’histoire impartiale des faits, de croire au moins qu’elle méritait d’être connue. Il n’y a même plus de vérité bibliographique incontestable, et les résumés informatisés des fichiers des bibliothèques nationales pourront en supprimer d’autant mieux les traces. On s’égarerait en pensant à ce que furent naguère des magistrats, des médecins, des historiens, et aux obligations impératives qu’ils se reconnaissaient, souvent, dans les limites de leurs compétences: les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père.

Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors de quelque chose d’autre, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme, existe. Les conséquences pratiques, on le voit, en sont immenses.

On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle.

Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir, un résultat pour lui négatif: un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement. VIII

La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne: ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché.

Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée. Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que le bonheur général, la force redoutable des réseaux de la tyrannie.

Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais: et tel doit bien être le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un jour d’une série de dénégations trop cyniquement maladroites; mais cette exception toute locale, qui avait quelques vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité. Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête à un homme d’État italien de premier plan, ayant siégé simultanément dans le ministère et dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere Due, un mot qui résume le plus profondément la période où, un peu après l’Italie et les États-Unis, est entré le monde entier: «Il y avait des scandales, mais il n’y en a plus. »

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx décrivait le rôle envahissant de l’État dans la France du second Empire, riche alors d’un demi-million de fonctionnaires: «Tout devint ainsi un objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’un village jusqu’aux chemins de fer, aux propriétés nationales et aux universités provinciales. » La fameuse question du financement des partis politiques se posait déjà à l’époque, puisque Marx note que «les partis qui, à tour de rôle, luttaient pour la suprématie, voyaient dans la prise de possession de cet édifice énorme la proie principale du vainqueur ». Voilà qui sonne tout de même un peu bucolique et, comme on dit, dépassé, puisque les spéculations de l’État d’aujourd’hui concernent plutôt les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation souterraine et la production d’énergie électro-nucléaire, la recherche pétrolière et les ordinateurs, l’administration des banques et les centres socio-culturels, les modifications du «paysage audiovisuel» et les exportations clandestines d’armes, la promotion immobilière et l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire et la gestion des hôpitaux, les crédits militaires et les fonds secrets du département, à toute heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection de la société. Et pourtant Marx est malheureusement resté trop longtemps actuel, qui évoque dans le même livre ce gouvernement «qui ne prend pas la nuit des décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit». IX

Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

La modernisation de la répression a fini par mettre au point, d’abord dans l’expérience-pilote de l’Italie sous le nom de «repentis», des accusateurs professionnels assermentés; ce qu’à leur première apparition au XVIIe siècle, lors des troubles de la Fronde, on avait appelé des « témoins à brevet». Ce progrès spectaculaire de la Justice a peuplé les prisons italiennes de plusieurs milliers de condamnés qui expient une guerre civile qui n’a pas eu lieu, une sorte de vaste insurrection armée qui par hasard n’a jamais vu venir son heure, un putschisme tissé de l’étoffe dont sont faits les rêves.

On peut remarquer que l’interprétation des mystères du terrorisme paraît avoir introduit une symétrie entre des opinions contradictoires; comme s’il s’agissait de deux écoles philosophiques professant des constructions métaphysiques absolument antagonistes. Certains ne verraient dans le terrorisme rien de plus que quelques évidentes manipulations par des services secrets; d’autres estimeraient qu’au contraire il ne faut reprocher aux terroristes que leur manque total de sens historique. L’emploi d’un peu de logique historique permettrait de conclure assez vite qu’il n’y a rien de contradictoire à considérer que des gens qui manquent de tout sens historique peuvent également être manipulés; et même encore plus facilement que d’autres. Il est aussi plus facile d’amener à «se repentir» quelqu’un à qui l’on peut montrer que l’on savait tout, d’avance, de ce qu’il a cru faire librement. C’est un effet inévitable des formes organisationnelles clandestines de type militaire, qu’il suffit d’infiltrer peu de gens en certains points du réseau pour en faire marcher, et tomber, beaucoup. La critique, dans ces questions d’évaluation des luttes armées, doit analyser quelquefois une de ces opérations en particulier, sans se laisser égarer par la ressemblance générale que toutes auraient éventuellement revêtue. On devrait d’ailleurs s’attendre, comme logiquement probable, à ce que les services de protection de l’État pensent à utiliser tous les avantages qu’ils rencontrent sur le terrain du spectacle, lequel justement a été de longue date organisé pour cela; c’est au contraire la difficulté de s’en aviser qui est étonnante, et ne sonne pas juste.

L’intérêt actuel de la justice répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est l’emballage, ou l’étiquette: les barres de codage. Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. Ainsi, il ne peut plus y avoir de droit d’asile pour les terroristes, et même si l’on ne leur reproche pas de l’avoir été, ils vont certainement le devenir, et l’extradition s’impose. En novembre 1978, sur le cas de Gabor Winter, jeune ouvrier typographe accusé principalement, par le gouvernement de la République Fédérale Allemande, d’avoir rédigé quelques tracts révolutionnaires, Mlle Nicole Pradain, représentant du ministère public devant la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, a vite démontré que «les motivations politiques», seule cause de refus d’extradition prévue par la convention franco-allemande du 29 novembre 1951, ne pouvaient être invoquées:

«Gabor Winter n’est pas un délinquant politique, mais social. Il refuse les contraintes sociales. Un vrai délinquant politique n’a pas de sentiment de rejet devant la société. Il s’attaque aux structures politiques et non, comme Gabor Winter, aux structures sociales». La notion du délit politique respectable ne s’est vue reconnaître en Europe qu’à partir du moment où la bourgeoisie avait attaqué avec succès les structures sociales antérieurement établies. La qualité de délit politique ne pouvait se disjoindre des diverses intentions de la critique sociale. C’était vrai pour Blanqui, Varlin, Durruti. On affecte donc maintenant de vouloir garder, comme un luxe peu coûteux, un délit purement politique, que personne sans doute n’aura plus jamais l’occasion de commettre, puisque personne ne s’intéresse plus au sujet; hormis les professionnels de la politique eux-mêmes, dont les délits ne sont presque jamais poursuivis, et ne s’appellent pas non plus politiques. Tous les délits et les crimes sont effectivement sociaux. Mais de tous les crimes sociaux, aucun ne devra être regardé comme pire que l’impertinente prétention de vouloir encore changer quelque chose dans cette société, qui pense qu’elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne; mais qui ne veut plus être blâmée. X

La dissolution de la logique a été poursuivie, selon les intérêts fondamentaux du nouveau système de domination, par différents moyens qui ont opéré en se prêtant toujours un soutien réciproque. Plusieurs de ces moyens tiennent à l’instrumentation technique qu’a expérimentée et popularisée le spectacle; mais quelques-uns sont plutôt liés à la psychologie de masse de la soumission.

Sur le plan des techniques, quand l’image construite et choisie par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde qu’auparavant il regardait par lui-même, de chaque endroit où il pouvait aller, on n’ignore évidemment pas que l’image va supporter tout; parce qu’à l’intérieur d’une même image on peut juxtaposer sans contradiction n’importe quoi. Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion, et tout à fait indépendamment de ce que le spectateur peut en comprendre ou en penser. Dans cette expérience concrète de la soumission permanente, se trouve la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là; qui en vient à lui reconnaître ipso facto une valeur suffisante. Le discours spectaculaire tait évidemment, outre ce qui est proprement secret, tout ce qui ne lui convient pas. Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. Il est donc totalement illogique. Puisque personne ne peut plus le contredire, le spectacle a le droit de se contredire lui-même, de rectifier son passé. La hautaine attitude de ses serviteurs quand ils ont à faire savoir une version nouvelle, et peut-être plus mensongère encore, de certains faits, est de rectifier rudement l’ignorance et les mauvaises interprétations attribuées à leur public, alors qu’ils sont ceux-là mêmes qui s’empressaient la veille de répandre cette erreur, avec leur assurance coutumière. Ainsi, l’enseignement du spectacle et l’ignorance des spectateurs passent indûment pour des facteurs antagoniques alors qu’ils naissent l’un de l’autre. Le langage binaire de l’ordinateur est également une irrésistible incitation à admettre dans chaque instant, sans réserve, ce qui a été programmé comme l’a bien voulu quelqu’un d’autre, et qui se fait passer pour la source intemporelle d’une logique supérieure, impartiale et totale. Quel gain de vitesse, et de vocabulaire, pour juger de tout ! Politique ? Social ? Il faut choisir. Ce qui est l’un ne peut être l’autre. Mon choix s’impose. On nous siffle, et l’on sait pour qui sont ces structures. Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolu de l’informatique: tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes; et qui seule aussi peu donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler.

Sur le plan des moyens de la pensée des populations contemporaines, la première cause de la décadence tient clairement au fait que tout discours montré dans le spectacle ne laisse aucune place à la réponse; et la logique ne s’était socialement formée que dans le dialogue. Mais aussi, quand s’est répandu le respect de ce qui parle dans le spectacle, qui est censé être important, riche, prestigieux, qui est l’autorité même, la tendance se répand aussi parmi les spectateurs de vouloir être aussi illogiques que le spectacle, pour afficher un reflet individuel de cette autorité. Enfin, la logique n’est pas facile, et personne n’a souhaité la leur enseigner. Aucun drogué n’étudie la logique; parce qu’il n’en a plus besoin, et parce qu’il n’en a plus la possibilité. Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique. XI

On croit généralement que ceux qui ont montré la plus grande incapacité en matière de logique sont précisément ceux qui se sont proclamés révolutionnaires. Ce reproche injustifié vient d’une époque antérieure, où presque tout le monde pensait avec un minimum de logique, à l’éclatante exception des crétins et des militants; et chez ceux-ci la mauvaise foi souvent s’y mêlait, voulue parce que crue efficace. Mais il n’est pas possible aujourd’hui de négliger le fait que l’usage intensif du spectacle a, comme il fallait s’y attendre, rendu idéologue la majorité des contemporains, quoique seulement par saccades et par fragments. Le manque de logique, c’est-à-dire la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question; ce qui est incompatible ou inversement pourrait bien être complémentaire; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit; cette maladie a été volontairement injectée à haute dose dans la population par les anesthésistes-réanimateurs du spectacle. Les contestataires n’ont été d’aucune manière plus irrationnels que les gens soumis. C’est seulement que, chez eux, cette irrationalité générale se voit plus intensément, parce qu’en affichant leur projet, ils ont essayé de mener une opération pratique; ne serait-ce que lire certains textes en montrant qu’ils en comprennent le sens. Ils se sont donné diverses obligations de dominer la logique, et jusqu’à la stratégie, qui est très exactement le champ complet du déploiement de la logique dialectique des conflits; alors que, tout comme les autres, ils sont même fort dépourvus de la simple capacité de se guider sur les vieux instruments imparfaits de la logique formelle. On n’en doute pas à propos d’eux; alors que l’on n’y pense guère à propos des autres.

L’individu que cette pensée spectaculaire appauvrie a marqué en profondeur, et plus que tout autre élément de sa formation, se place ainsi d’entrée de jeu au service de l’ordre établi, alors que son intention subjective a pu être complètement contraire à ce résultat. Il suivra pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier: celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique; mais il emploiera sa syntaxe. C’est un des points les plus importants de la réussite obtenue par la domination spectaculaire.

La disparition si rapide du vocabulaire préexistant n’est qu’un moment de cette opération. Elle la sert.

(Paris, février-avril 1988.)


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