Extraits de L’État culturel, Essai sur une religion moderne de Marc Fumaroli.


Conservateurs, archivistes, archéologues, sont donc invités à se recycler pour ajuster leur science aux techniques de communication et de marché, à la publicité, à la pédagogie de masse. La sérénité patrimoniale a fait son temps, aussi bien dans les coulisses que sur la scène des théâtres de la Culture, désormais multipliés et standardisés. La sérénité savante passe pour archaïsme et passivité coupable, celle de l’amateur, pour trouble-fête égoïste et élitiste : tout doit être sacrifié aux cohortes d’affairés sourds et aveugles, écoutant le catéchisme dans leur casque et regardant sur l’écran-vidéo le reflet de ce qu’ils ne voient pas et ne verront pas.

Sous couleur d’efficacité démocratique dans la gestion du patrimoine, le brouhaha des grandes surfaces commerciales et des galeries marchandes devient l’idéal muséologique. L’une des rares régions de calme et de réflexion que l’Etat avait su préserver au centre même de la civilisation de l’efficacité, est recouverte par la marée des affaires.

Ces affaires sont moins mercantiles qu’électorales. En donnant aux foules l’illusion que visiter un musée ou un monument ou une exposition est du même ordre que faire ses achats au Bon Marché, et même plus reposant, c’est autant d’électeurs et de contribuables que l’on compte bien persuader de l’infinie prévenance de l’Etat-Providence socialiste.

Le Patrimoine est enfin tombé au rang d’argument de propagande.

Les chefs-d’oeuvre eux aussi sont appelés à se faire aguichants.

Toutes les démocraties libérales, donc prospères, ont vu se développer, dans leurs populations urbaines, ce qu'il est convenu d'appeler grossièrement des « besoins culturels ». Loisirs à occuper, temps libre à combler, distractions qui sont autant de détente après le travail. Les sports, la télévision ont répondu à cette demande massive. Un peu partout aussi, on a admis que le service public, ou le civisme privé, devaient soustraire à cette marée de loisirs de masse d'abord l'école, puis ce qui de près ou de loin touche à l'école, la complète, la favorise, les arts et lettres, pour ne rien dire des sciences, qui se défendent mieux. Le malheur a voulu (les mots ne sont pas innocents) que l'on range aussi dans la même sphère culturelle cet ordre des études et des œuvres de l'esprit qu'il faut soustraire au marché des loisirs de masse. [...] En France, la « sphère culturelle » étant dans son ensemble de la responsabilité d’État, qui jouit d’un monopole de fait sur l’Éducation, sur la Télévision, et qui pratique en outre une « politique culturelle » ambitieuse, on a affaire à un État culturel.

La Culture est un autre nom de la propagande.

Nous avons beaucoup plus de musées qu’autrefois, ils sont mieux tenus, plus fréquentés, généreux en fort belles expositions, mais où sont les peintres qui devaient rendre à Paris son « rang » de capitale de la peinture ?

Ce que j’appelle l’État culturel, cette tyrannie larvée qui rétrécit la France, et l’oblige à se contracter contre elle-même, l’empêche d’être en Europe et dans le monde le principe contagieux qu’elle doit être.

Cette Culture de l’éparpillement et de la conjoncture travaille à remplacer la civilisation française, à la fois dans sa singularité historique qui relie la nation dans sa profondeur à sa substance permanente, et dans son universalité spirituelle qui par le haut la relie à toutes les manifestations de l’esprit humain.

Culture maintenant, c’est l’accoutumance imposée aux esprits, à l’aide des arts utilisés comme moyens de séduction et d’imprégnation, de formules répétitives, de slogans, de poncifs idéologiques. Encore quelque temps, et la « Culture » deviendra l’alibi de la publicité commerciale. La synthèse de la « culture » et de la propagande, de la « culture » et de la publicité, consomme les œuvres de l’esprit, innocentes et amicales, dans l’intérêt du pouvoir et de la cupidité.

La « volonté de culture », chère aux intellectuels des années 30, était une erreur de plus, qui nous a longtemps hébétés. Nuisible politiquement, elle l’est peut-être aussi économiquement : elle l’est surtout spirituellement et moralement.

L’État culturel, tout en se voulant national, se veut aussi tout à tous, pluriel, gigogne et même caméléon, selon le flux et le reflux des modes et des générations.

Mot-écran, mot opaque, le mot « culture » convient admirablement à un art de gouverner qui amalgame dirigisme et clientélisme, transcendance nationale et immanence sociologique.

Abstraite et stérile, le Culture de la politique culturelle est le masque insinuant du pouvoir, et le miroir où il veut jouir de soi.

En excluant de la Culture l’élévation de l’esprit, en adoptant pour drapeau une manipulation purement sociologique, l’État est devenu le ventriloque de mouvements intestins. La littérature avait ses chefs-d’œuvre, ses grands écrivains, la philosophie ses penseurs, la religion ses docteurs et ses saints, la science ses découvreurs : l’État culturel ne saurait avoir que des ministres, des événements, une comptabilité de créateurs et de consommateurs, une addition de pratiques et de leurs « animateurs ».

Mais lorsqu’il s’agit de culture, c’est-à-dire, au sens plénier du mot, d’une œuvre d’amour et de connaissance qui, justement, devrait faire contrepoids aux effets pervers du progrès et de l’efficacité à tout prix, n’y a-t-il pas antinomie entre cette administration envahissante et activiste et la fin idéale dont malgré tout elle se réclame ?"

Sous couleur d’efficacité démocratique dans la gestion du patrimoine, le brouhaha des grandes surfaces commerciales et des galeries marchandes devient l’idéal muséologique.

On veut « dynamiser l’art vivant » et on le congèle en faisant de lui le prétexte à une bureaucratie nouvelle; quand il est refroidi, on se tourne vers les châteaux et les monuments célèbres, que l’on dédaignait, mais c’est pour les inciter à devenir des clubs de loisirs.

À confondre l’art avec l’économie et la sociologie de l’art, à le noyer dans l’actualité, on s’expose à rendre impossible l’apparition d’un artiste, d’un chef-d’œuvre.

La Culture tend à n’être plus que l’enseigne officielle du tourisme, des loisirs, du shopping.

Nos monuments ont été blanchis et restaurés ; nos musées se sont accrus et enrichis ; nos théâtres se sont multipliés ; nos couloirs de métro résonnent de concerts et nos murs annoncent fêtes sur fêtes, commémorations sur commémorations, Paris est envahi par de massives Maisons de la Culture. Mais nos établissements d'enseignement sont « en détresse », notre crédit international est en baisse. Sauf dans l'imagination de ses promoteurs, cette superbe Culture ne tient pas lieu d'esprit français. Le « rang de la France » est en passe de devenir celui de la première puissance touristique du monde, et Paris, en dépit de son capital d'intelligence et de goût, un Centre de loisirs. Sous des apparences imposantes, il est difficile d'imaginer jivarisation plus méticuleuse d'un Caput mundi.