L’État culturel : une religion moderne - Marc Fumaroli
Extraits de L’État culturel, Essai sur une religion moderne de Marc Fumaroli.
En France, la « sphère culturelle » étant dans son ensemble de la responsabilité d’État, qui jouit d’un monopole de fait sur l’Éducation, sur la Télévision, et qui pratique en outre une « politique culturelle » ambitieuse, on a affaire à un État culturel.
La Culture est un autre nom de la propagande.
Nous avons beaucoup plus de musées qu’autrefois, ils sont mieux tenus, plus fréquentés, généreux en fort belles expositions, mais où sont les peintres qui devaient rendre à Paris son « rang » de capitale de la peinture ?
Ce que j’appelle l’État culturel, cette tyrannie larvée qui rétrécit la France, et l’oblige à se contracter contre elle-même, l’empêche d’être en Europe et dans le monde le principe contagieux qu’elle doit être.
Cette Culture de l’éparpillement et de la conjoncture travaille à remplacer la civilisation française, à la fois dans sa singularité historique qui relie la nation dans sa profondeur à sa substance permanente, et dans son universalité spirituelle qui par le haut la relie à toutes les manifestations de l’esprit humain.
Culture maintenant, c’est l’accoutumance imposée aux esprits, à l’aide des arts utilisés comme moyens de séduction et d’imprégnation, de formules répétitives, de slogans, de poncifs idéologiques. Encore quelque temps, et la « Culture » deviendra l’alibi de la publicité commerciale. La synthèse de la « culture » et de la propagande, de la « culture » et de la publicité, consomme les œuvres de l’esprit, innocentes et amicales, dans l’intérêt du pouvoir et de la cupidité.
La « volonté de culture », chère aux intellectuels des années 30, était une erreur de plus, qui nous a longtemps hébétés. Nuisible politiquement, elle l’est peut-être aussi économiquement : elle l’est surtout spirituellement et moralement.
L’État culturel, tout en se voulant national, se veut aussi tout à tous, pluriel, gigogne et même caméléon, selon le flux et le reflux des modes et des générations.
Mot-écran, mot opaque, le mot « culture » convient admirablement à un art de gouverner qui amalgame dirigisme et clientélisme, transcendance nationale et immanence sociologique.
Abstraite et stérile, le Culture de la politique culturelle est le masque insinuant du pouvoir, et le miroir où il veut jouir de soi.
En excluant de la Culture l’élévation de l’esprit, en adoptant pour drapeau une manipulation purement sociologique, l’État est devenu le ventriloque de mouvements intestins. La littérature avait ses chefs-d’œuvre, ses grands écrivains, la philosophie ses penseurs, la religion ses docteurs et ses saints, la science ses découvreurs : l’État culturel ne saurait avoir que des ministres, des événements, une comptabilité de créateurs et de consommateurs, une addition de pratiques et de leurs « animateurs ».
Mais lorsqu’il s’agit de culture, c’est-à-dire, au sens plénier du mot, d’une œuvre d’amour et de connaissance qui, justement, devrait faire contrepoids aux effets pervers du progrès et de l’efficacité à tout prix, n’y a-t-il pas antinomie entre cette administration envahissante et activiste et la fin idéale dont malgré tout elle se réclame ?"
Sous couleur d’efficacité démocratique dans la gestion du patrimoine, le brouhaha des grandes surfaces commerciales et des galeries marchandes devient l’idéal muséologique.
On veut « dynamiser l’art vivant » et on le congèle en faisant de lui le prétexte à une bureaucratie nouvelle; quand il est refroidi, on se tourne vers les châteaux et les monuments célèbres, que l’on dédaignait, mais c’est pour les inciter à devenir des clubs de loisirs.
À confondre l’art avec l’économie et la sociologie de l’art, à le noyer dans l’actualité, on s’expose à rendre impossible l’apparition d’un artiste, d’un chef-d’œuvre.
La Culture tend à n’être plus que l’enseigne officielle du tourisme, des loisirs, du shopping.