Extrait de Psychologie du socialisme de Gustave Le Bon, paru en 1898.


« Le problème que nous allons aborder dans ce chapitre [...] nous montrera une fois de plus combien sont superficielles et irréalisables les solutions de bonheur universel proposées par les socialistes.

Ce problème, [...] est celui de la lutte économique qui se dessine plus nettement chaque jour entre l’Orient et l’Occident. Le rapprochement des distances par la vapeur, et l’évolution de l’industrie, ont eu pour conséquence de mettre l’Orient à nos portes et de transformer ses habitants en concurrents de l’Occident. Ces concurrents, auxquels nous exportions jadis nos produits, se sont mis à les fabriquer dès qu’ils ont possédé nos machines. Et, au lieu de nous acheter, ils nous vendent maintenant. Ils y réussissent d’autant plus facilement qu’étant, par leurs habitudes séculaires, à peu près sans besoins, les prix de revient des objets fabriqués par eux sont très inférieurs à ceux des mêmes objets fabriqués en Europe. La plupart des ouvriers orientaux vivent avec moins de dix sous par jour, alors que l’ouvrier européen ne vit guère avec moins de quatre à cinq francs. Le prix du travail réglant toujours celui des marchandises, et la valeur de ces dernières sur un marché quelconque étant toujours déterminée par leur valeur sur le marché où elles peuvent être livrées au plus bas prix, il s’ensuit que nos fabricants européens voient toutes leurs industries menacées par des rivaux produisant les mêmes objets à des prix 10 fois moindres. L’Inde, le Japon, et bientôt la Chine, sont entrés dans la phase que nous prédisions jadis, et ils y progressent rapidement. Les produits étrangers affluent de plus en plus en Europe, et les produits fabriqués en sortent de moins en moins.


Pendant longtemps la concurrence est restée localisée sur le terrain des produits agricoles, et, par ses conséquences, nous pouvons pressentir ce qui arrivera lorsqu’elle se sera étendue aux objets fabriqués.

Les premiers résultats de la concurrence ont été, comme l’a fait remarquer monsieur Méline, à la Chambre des députés, de faire baisser de moitié en 20 ans la valeur des produits agricoles (…). Beaucoup d’économistes, et je suis du nombre, considèrent ces baisses comme avantageuses, puisque c’est en définitive le public, c’est-à-dire le plus grand nombre qui en profite. Mais il est facile de se placer à des points de vue où l’on puisse contester que de telles baisses soient avantageuses. Leur plus grave inconvénient est de mettre l’agriculture dans une situation précaire et d’obliger quelques pays à y renoncer, ce qui à certains moments pourraient avoir des conséquences graves.

Cette hypothèse de contrées obligées de renoncer à l’agriculture n’a rien de chimérique puisqu’elle se réalise de plus en plus aujourd’hui pour l’Angleterre. Ayant à lutter à la fois contre les blés de l’Inde et contre ceux de l’Amérique, elle a renoncé progressivement à en cultiver, malgré la perfection des méthodes anglaises [...].

Bornée d’abord aux matières premières et aux produits agricoles, la lutte entre l’Orient et l’Occident s’est étendue progressivement aux produits industriels. Dans les pays d’Extrême-Orient, l’Inde et le Japon par exemple, le salaire des ouvriers d’usine ne dépasse guère 10 sous (0 fr. 50) par jour, et leurs chefs n’en reçoivent pas beaucoup plus. Monsieur de Mandat-Grancey cite une usine, près de Calcutta, occupant plus de 1.500 ouvriers, et dont le sous-directeur indigène reçoit un traitement de moins de 20 frs. par mois. Avec des prix de revient aussi faibles, les exportations de l’Inde ont passé en dix ans de 712 millions à plus de 4 milliards. (…) Les Orientaux se sont mis à fabriquer successivement tous les produits européens, et toujours dans des conditions de bon marché rendant toute lutte impossible. Horlogerie, faïence, papier, parfumerie, et jusqu’à l’article dit de Paris, se fabriquent maintenant au Japon. [...] En 1890, les Japonais vendaient pour 700frs. d’ombrelles et de parapluies, ils en vendaient pour 1.300.000 francs 5 ans après, et de même pour tous les produits qu’ils se mettent à fabriquer. [...] la Chine n’est pas encore entrée dans le mouvement industriel, mais nous voyons venir le moment où elle va s’y lancer. On peut alors prévoir qu’avec son immense population sans besoins, ses colossales réserves en charbon, elle sera en peu d’années le premier centre commercial du monde, le régulateur des marchés, et que ce sera la Bourse de Pékin qui déterminera le prix des marchandises dans le reste de l’univers. On peut déjà apprécier la puissance de cette concurrence en se souvenant que les Américains, se reconnaissant incapables de lutter contre elle, n’ont trouvé d’autre procédé que d’interdire aux Chinois l’accès de leur territoire. [...]

Il est de toute évidence que l’Europe est destinée à perdre [...] la clientèle de l’Extrême-Orient [...]. Non seulement elle la perdra, mais elle sera de plus, condamnée [...] à acheter à ses anciens clients sans pouvoir rien leur vendre. [...]

Les luttes entre l’Orient et l’Occident, dont nous venons de tracer la genèse, ne font que commencer, et nous ne pouvons qu’en soupçonner l’issue.

Les rêveurs de paix perpétuelle et de désarmement universel, s’imaginent que les luttes guerrières sont les plus désastreuses. Elles font périr en bloc, en effet, un grand nombre d’individus mais il semble bien probable que les luttes industrielles et commerciales qui s’apprêtent seront plus meurtrières et accumuleront plus de désastres et de ruines que n’en firent jamais les guerres les plus sanglantes. Elles détruiront entièrement peut-être de grandes nations ce que n’ont jamais pu réaliser les armées les plus nombreuses. [...]

Le socialisme ne se préoccupe guère de tels problèmes. [...] Ce sera pour les nations où il [le socialisme] aura pris le plus de développement, que la lutte commerciale avec l’Orient sera le plus difficile et l’écrasement du vaincu le plus rapide. [...] Ce n’est pas le collectivisme, avec son idéal de basse égalité dans le travail et les salaires, qui pourra fournir aux ouvriers les moyens de lutter contre l’invasion des produits de l’Orient. Où prendra-t-il les fonds nécessaires pour payer les travailleurs quand les produits n’auront plus d’acheteurs, que les usines se seront progressivement fermées, et que tous les capitaux auront émigré vers des pays où ils trouveront une rétribution facile et un accueil bienveillant au lieu de persécutions incessantes ? »