Karl Marx, Sur la Question juive (1843), trad. Jean-Michel Palmier, éd. Kontre Kulture, 2013 (ISBN 9782367250021), p. 59-69.


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La capacité des juifs et des chrétiens actuels de devenir libres selon Bruno Bauer

C’est sous cette forme que Bauer étudie les rapports des religions juive et chré­tienne, ainsi que leurs rapports avec la critique. Ce dernier rapport est leur rapport avec « la capacité de devenir libres ». Il aboutit à ceci : « Le chrétien n’a qu’à s’élever d’un degré, à dépasser sa religion, pour supprimer la religion en général » et devenir, par conséquent, libre ; « le Juif, au contraire, est obligé de rompre non seulement avec son essence juive, mais encore avec le développement de la perfection de sa religion, développement qui lui est demeuré étranger (La Question juive). »

Bauer transforme donc ici la question de l’émancipation juive en une question purement religieuse. Le scrupule théologique, par lequel on se demande qui a le plus de chance d’arriver à la béatitude éternelle, le Juif ou le chrétien, se répète ici sous cette forme plus philosophique : lequel des deux est le plus capable d’émancipation ? On ne se demande plus : qui est-ce qui rend libre, le judaïsme ou le christianisme ?

On se demande, au contraire : qu’est-ce qui rend plus libre, la négation du judaïsme ou la négation du christianisme ?

« S’ils veulent devenir libres, les Juifs ne doivent pas se convertir au christianisme tout court, mais au christianisme dissous, à la religion dissoute, c’est-à-dire à la philo­sophie, à la critique et à son résultat, l’Humanité libre (La Question juive). »

Il s’agit bien toujours, pour les Juifs, de faire profession de quelque chose, non plus du christianisme tout court, mais du christianisme dissous.

Bauer demande aux Juifs de rompre avec l’essence de la religion chrétienne ; mais cette exigence ne découle pas, il le dit lui-même, du développement de l’essence juive.

Du moment qu’à la fin de la question juive Bauer n’a vu dans le judaïsme que la grossière critique religieuse du christianisme, et ne lui a donc attribué qu’une simple importance religieuse, il faut bien s’attendre à ce qu’il transforme l’émancipation des Juifs en un acte philosophico-théologique.

Bauer considère l’essence idéale et abstraite du Juif, sa religion, comme étant son essence totale. Il conclut donc à juste titre : « Le Juif ne donne rien à l’humanité, quand il fait fi de sa propre loi bornée, quand il renonce à tout son judaïsme (La Question juive). »

Le rapport entre Juifs et Chrétiens devient donc le suivant : l’unique intérêt que l’émancipation du Juif présente pour le chrétien, c’est un intérêt théorique, d’un carac­tère humain général. Le judaïsme est un fait qui offusque l’œil religieux du chrétien. Dès que l’œil du chrétien cesse d’être religieux, ce fait cesse de l’offusquer. L’émanci­pation du Juif n’est donc pas en soi une tâche qui convienne au chrétien.

Le Juif par contre, s’il veut s’affranchir, doit faire, en outre de son travail person­nel, le travail du chrétien, la critique des synoptiques, de la vie de Jésus, etc.

« C’est à eux à se débrouiller ; ce sont eux qui détermineront leur destinée ; mais l’histoire ne permet pas qu’on se moque d’elle (La Question juive). »

Nous essayons de rompre la formule théologique. La question relative à la capacité d’émancipation du Juif se change pour nous en cette autre question : quel est l’élément social particulier qu’il faut pour supprimer le judaïsme ? Car la capacité d’émancipation du Juif d’aujourd’hui est le rapport du judaïsme à l’émancipation du monde d’aujourd’hui. Ce rapport résulte nécessairement de la situation spéciale du judaïsme dans le monde actuel asservi (Geknechteten Welt).

Considérons le Juif réel, non pas le Juif du sabbat, comme Bauer le fait, mais le Juif de tous les jours.

Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le Juif réel.

Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même.

Une organisation de la société qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le Juif impossible. La conscience religieuse du Juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société. D’autre part, du moment qu’il reconnaît la vanité de son essence prati­que et s’efforce de supprimer cette essence, le Juif tend à sortir de ce qui fut jusque-là son développement, travaille à l’émancipation humaine générale et se tourne vers la plus haute expression pratique de la renonciation ou aliénation humaine.

Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial général et actuel qui, par le développement historique auquel les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, activement participé, a été poussé à son point culminant du temps présent, à une hauteur où il ne peut que se désagréger nécessairement.

Dans sa dernière signification, l’émancipation juive consiste à émanciper l’huma­nité du judaïsme.

Le Juif s’est émancipé déjà, mais d’une manière juive. « Le Juif par exemple, qui est simplement toléré à Vienne, détermine, par sa puissance financière, le destin de tout l’empire. Le Juif, qui dans les moindres petits états allemands, peut être sans droits, décide du destin de l’Europe. »

« Tandis que les corporations et les jurandes restent fermées aux Juifs ou ne leur sont guère favorables, l’audace de l’industrie se moque de l’entêtement des institutions moyenâgeuses. » (B. Bauer, La Question juive)

Ceci n’est pas un fait isolé. Le Juif s’est émancipé d’une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l’argent est devenu une puissance mondiale, et l’esprit pratique juif, l’esprit prati­que des peuples chrétiens. Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chrétiens sont devenus Juifs.

« Les habitants religieux et politiquement libres de la Nouvelle-Angleterre, rap­por­te par exemple le colonel Hamilton, sont une espèce de Laocoon, qui ne fait pas le moindre effort pour se délivrer des serpents qui l’enserrent. Mammon est leur idole qu’ils adorent non seulement des lèvres mais de toutes les forces de leur corps et de leur esprit. La terre n’est à leurs yeux qu’une Bourse, et ils sont persuadés qu’ils n’ont ici-bas d’autre destinée que de devenir plus riches que leurs voisins. Le trafic s’est emparé de toutes leurs pensées, et ils n’ont d’autre délassement que de changer d’ob­jets. Quand ils voyagent, ils emportent, pour ainsi dire, leur pacotille ou leur comptoir sur leur dos et ne parlent que d’intérêt et de profit ; et s’ils perdent un instant leurs affaires de vue, ce n’est que pour fourrer leur nez dans les affaires de leurs con­currents. »

Bien plus ! La suprématie effective du judaïsme sur le monde chrétien a pris, dans l’Amérique du Nord, cette expression normale et absolument nette : l’annonce de l’Évan­­gile, la prédication religieuse est devenue un article de commerce, et le négociant failli de l’Évangile s’occupe d’affaires tout comme le prédicateur enrichi. Tel que vous voyez à la tête d’une congrégation respectable a commencé par être marchand ; son commerce étant tombé, il s’est fait ministre. Cet autre a débuté par le sacerdoce -, mais, dès qu’il a eu quelque somme d’argent à sa disposition, il a laissé la chaire pour le négoce. Aux yeux d’un grand nombre, le ministère religieux est une véritable carrière industrielle. » (Beaumont, p. 185-186.)

Si nous en croyons Bauer, nous nous trouvons en face d’une situation mensongère : en théorie, le Juif est privé des droits politiques alors qu’en pratique il dispose d’une puissance énorme et exerce en gros son influence politique diminuée en détail. (La Question juive)

La contradiction qui existe entre la puissance politique réelle du Juif et ses droits politiques, c’est la contradiction entre la politique et la puissance de l’argent. La poli­tique est théoriquement au-dessus de la puissance de l’argent, mais pratiquement elle en est devenue la prisonnière absolue.

Le judaïsme s’est maintenu à côté du christianisme non seulement parce qu’il constituait la critique religieuse du christianisme et personnifiait le doute par rapport à l’origine religieuse du christianisme, mais encore et tout autant, parce que l’esprit pratique juif, parce que le judaïsme s’est perpétué dans la société chrétienne et y a même reçu son dévelop­pement le plus élevé. Le Juif, qui se trouve placé comme un membre particulier dans la société bourgeoise, ne fait que figurer de façon spéciale le judaïsme de la société bourgeoise. Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. C’est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif.

Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme. Le monothéisme du Juif est donc, en réalité, le polythéisme des besoins multi­ples, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine. Le besoin pratique, l’égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l’état politique. Le dieu du besoin pratique et de l’égoïsme, c’est l’argent.

L’argent est le dieu jaloux, d’Israël, devant qui nul autre dieu ne doit subsister. L’argent abaisse tous les dieux de l’homme et les change en marchandise. L’argent est la valeur générale et constituée en soi de toutes choses. C’est pour cette raison qu’elle a dépouillé de leur valeur propre le monde entier, le monde des hommes ainsi que la nature. L’argent, c’est l’essence séparée de l’homme, de son travail, de son existence ; et cette essence étrangère le domine et il l’adore. Le dieu des Juifs s’est sécularisé et est devenu le dieu mondial. Le change, voilà le vrai dieu du Juif. Son dieu n’est qu’une traite illusoire.

L’idée que, sous l’empire de la propriété privée et de l’argent, on se fait de la nature, est le mépris réel, l’abaissement effectif de la religion, qui existe bien dans la religion juive, mais n’y existe que dans l’imagination.

C’est dans ce sens que Thomas Münzer déclare insupportable e que toute créature soit transformée en propriété, les poissons dans l’eau, les oiseaux dans l’air, les plan­tes sur le sol : la créature doit elle aussi devenir libre ».

Ce qui est contenu sous une forme abstraite dans la religion juive, le mépris de la théorie, de l’art, de l’histoire, de l’homme considéré comme son propre but, c’est le point de vue réel et conscient, la vertu de l’homme d’argent. Et même les rapports entre l’homme et la femme deviennent un objet de commerce ! La femme devient l’ob­jet d’un trafic.

La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent. La loi sans fondement ni raison du Juif n’est que la caricature religieuse de la moralité et du droit sans fondement ni raison, des rites purement formels, dont s’en­tou­re le monde de l’égoïsme.

Ici encore le statut suprême de l’homme est le statut légal, le rapport avec des lois qui n’ont pas de valeur pour lui parce que ce sont les lois de sa propre volonté et de sa propre essence, mais parce qu’elles sont en vigueur et que toute contravention à ces lois est punie.

Le jésuitisme juif, le même jésuitisme pratique dont Bauer prouve l’existence, dans le Talmud, c’est le rapport du monde de l’égoïsme aux lois qui dominent ce monde et que ce monde met son art principal à tourner adroitement. Bien plus, ce monde ne peut se mouvoir dans le cadre de ces lois sans les abolir de façon ininterrompue.

Le judaïsme ne pouvait se développer davantage au point de vue théorique, en tant que religion, parce que la conception que le besoin pratique se fait du monde est, de par sa nature, bornée et que quelques traits suffisent à l’épuiser.

La religion du besoin pratique ne pouvait, de par son essence, trouver sa perfec­tion dans la théorie, mais uniquement dans la pratique, précisément par sa vérité, c’est-à-dire la pratique.

Le judaïsme ne pouvait créer de monde nouveau. Tout ce qu’il pouvait, c’était d’attirer dans son rayon d’action toutes les autres créations et toutes les autres con­ceptions, parce que le besoin pratique, dont la raison est l’égoïsme, reste passif, et ne s’élargit pas ad libitum, mais se trouve élargi du fait même que les conditions sociales continuent à se développer.

Le judaïsme atteint son apogée avec la perfection de la société bourgeoise ; mais la société bourgeoise n’atteint sa perfection que dans le monde chrétien. Ce n’est que sous le règne du christianisme, qui extériorise tous les rapports nationaux, naturels, moraux et théoriques de l’homme, que la société bourgeoise pouvait se séparer complètement de la voie de l’État, déchirer tous les liens génériques de l’homme et mettre à leur place l’égoïsme, le besoin égoïste, décomposer le monde des hommes en un monde d’individus atomistiques, hostiles les uns aux autres.

Le christianisme est issu du judaïsme , et il a fini par se ramener au judaïsme. Par définition, le chrétien fut le Juif théorisant le Juif est, par conséquent, le chrétien pratique, et le chrétien pratique est redevenu juif.

Ce n’est qu’en apparence que le christianisme a vaincu le judaïsme réel. Il était trop élevé, trop spi­ritualiste, pour éliminer la brutalité du besoin prati­que autrement qu’en la sublimisant, dans une brume éthérée.

Le christianisme est la pensée sublime du judaïsme, le judaïsme est la mise en pratique vulgaire du christianisme ; mais cette mise en pratique ne pouvait devenir générale qu’après que le christianisme, en tant que religion parfaite, eut achevé, du moins en théorie, de rendre l’homme étranger à lui-même et à la nature. Ce n’est qu’alors que le judaïsme put arriver à la domination générale et extério­riser l’homme et la nature aliénés à eux-mêmes, en faire un objet tributaire du besoin égoïste et du trafic.

L’aliénation, c’est la pratique du déssaisissement. De même que l’homme, tant qu’il est sous l’emprise de la religion, ne sait concrétiser son être qu’en en faisant un être fantastique et étranger, de même il ne peut, sous l’influence du besoin égoïste, s’affirmer pratiquement et produire des objets pratiques qu’en soumettant ses produits ainsi que son activité à la domination d’une entité étrangère et en leur attribuant la signification d’une entité étrangère, l’argent.

Dans la pratique parfaite, l’égoïsme spiritualiste du chrétien devient nécessaire­ment l’égoïsme matériel du Juif, le besoin céleste se mue en besoin terrestre, le subjectivisme en égoïsme. La ténacité du Juif, nous l’expliquons non par sa religion, mais plutôt par le fondement humain de sa religion, le besoin pratique, l’égoïsme. C’est parce que l’essence véritable du Juif s’est réalisée, sécularisée d’une manière générale dans la société bourgeoise, que la société bourgeoise n’a pu convaincre le Juif de l’irréalité de son essence religieuse qui n’est précisément que la conception idéale du besoin pratique. Aussi ce n’est pas seulement dans le Pentateuque et dans le Talmud, mais dans la société actuelle que nous trouvons l’essence du Juif de nos jours, non pas une essence abstraite, mais une essence hautement empirique, non pas en tant que limitation sociale du Juif, mais en tant que limitation juive de la société.

Dès que la société parvient à supprimer l’essence empirique du judaïsme, le trafic de ses conditions, le Juif est devenu impossible, parce que sa conscience n’a plus d’objet, parce que la base subjective du judaïsme, le besoin pratique, s’est humanisée, parce que le conflit a été supprimé entre l’existence individuelle et sensible de l’homme et son essence générique.

L’émancipation sociale du Juif, c’est l’émancipation de la société du judaïsme.

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