Georges Sorel
Citationes
« De tous les gouvernements, le plus mauvais est celui où la richesse et les capacités se partagent le pouvoir. Les préjugés de la plupart de nos historiens contre la noblesse leur ont fait fermer les yeux sur les vices des constitutions ploutocratiques. Dans ce régime, l’orgueil de la race n’existe plus : il faut arriver et, une fois la timbale décrochée, peu de gens s’occupent des moyens employés. Le succès justifie tout ; pas une idée morale ; c’est l’idéal des Anglais. Le vice de ce gouvernement repose sur l’application du principe de l’échange : les hommes ne comptent pas ; il n’y a que des valeurs en présence. La prédominance des idées économiques a donc non seulement pour effet d’obscurcir la loi morale, mais aussi de corrompre les principes politiques. »
« Aux yeux de la bourgeoisie contemporaine, tout est admirable qui écarte l’idée de violences. Nos bourgeois désirent mourir en paix ; — après eux le déluge. »
« [...] le rôle de la violence nous apparaît comme singulièrement grand dans l’histoire ; car elle peut opérer, d’une manière indirecte, sur les bourgeois, pour les rappeler au sentiment de leur classe. [Les violences] ne peuvent avoir de valeur historique que si elles sont l’expression brutale et claire de la lutte de classe : il ne faut pas que la bourgeoisie puisse s’imaginer qu’avec de l’habileté, de la science sociale ou de grands sentiments, elle pourrait trouver meilleur accueil auprès du prolétariat. »
« [...] toutes les perturbations révolutionnaires du XIXe siècle se sont terminées par un renforcement de l’État. »
« Peu à peu la nouvelle économie a créé une nouvelle indulgence extraordinaire pour tous les délits de ruse dans les pays de haut capitalisme.
Dans les pays où subsiste encore aujourd’hui l’ancienne économie familiale, parcimonieuse et ennemie de la spéculation, l’appréciation relative des actes de brutalité et des actes de ruse n’a pas suivi la même évolution qu’en Amérique, qu’en Angleterre, qu’en France ; c’est ainsi que l’Allemagne a conservé beaucoup d’usages de l’ancien temps et qu’elle ne ressent point la même horreur que nous pour les punitions brutales ; celles-ci ne lui semblent point, comme à nous, propres aux classes les plus dangereuses. »
« Le christianisme théorique n’a jamais été une religion appropriée aux gens du monde ; les docteurs de la vie spirituelle ont toujours raisonné sur des personnes qui peuvent se soustraire aux conditions de la vie commune. »
« Les socialistes ont longtemps eu de grands préjugés contre la morale, en raison de ces institutions catholiques que de grands industriels établissaient chez eux ; il leur semblait que la morale n’était, dans notre société capitaliste, qu’un moyen d’assurer la docilité des travailleurs maintenus dans l’effroi que crée la superstition. La littérature dont raffole la bourgeoisie depuis longtemps décrit des mœurs si déraisonnables, ou même si scandaleuses, qu’il est difficile de croire que les classes riches puissent être sincères quand elles parlent de moraliser le peuple. »
« Le sublime est mort dans la bourgeoisie et celle-ci est donc condamnée à ne plus avoir de morale. »
« C’est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il apporte le salut au monde moderne. »
« C’est précisément lorsqu’ils n’eurent plus de patrie que les Juifs arrivèrent à donner à leur religion une existence définitive ; pendant le temps de l’indépendance nationale, ils avaient été trop portés à un syncrétisme odieux aux prophètes ; ils devinrent fanatiquement adorateurs de Iahvé quand ils furent soumis aux païens. »
« [...] les héroïques efforts des prolétaires russes méritent que l’histoire les récompense, en amenant le triomphe des institutions pour la défense desquelles tant de sacrifices sont consentis par les masses ouvrières et paysannes de Russie. L’histoire, suivant Renan, a récompensé les vertus quiritaires en donnant à Rome l’Empire méditerranéen ; en dépit des innombrables abus de la conquête, les légions accomplissaient ce qu’il nomme “l’œuvre de Dieu” ; si nous sommes reconnaissants aux soldats romains d’avoir remplacé des civilisations avortées, déviées ou impuissantes par une civilisation dont nous sommes encore les élèves pour le droit, la littérature et les monuments, combien l’avenir ne devra-t-il pas être reconnaissant aux soldats russes du socialisme ! De quel faible poids seront pour les historiens les critiques des rhéteurs que la démocratie charge de dénoncer les excès des bolcheviks ! De nouvelles Carthages ne doivent pas l’emporter sur ce qui est maintenant la Rome du prolétariat. »
« Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie. [...] La violence prolétarienne, exercée comme une manifestation pure et simple du sentiment de lutte de classe, apparaît ainsi comme une chose très belle et très héroïque ; elle est au service des intérêts primordiaux de la civilisation ; elle n’est peut-être pas la méthode la plus appropriée pour obtenir des avantages matériels immédiats, mais elle peut sauver le monde de la barbarie. »
« Pour nos démocrates, comme pour les beaux esprits cartésiens, le progrès ne consiste point dans l’accumulation de moyens techniques, ni même de connaissances scientifiques, mais dans l’ornement de l’esprit qui, débarrassé des préjugés, sûr de lui-même et confiant dans l’avenir, s’est fait une philosophie assurant le bonheur à tous les gens qui possèdent les moyens de vivre largement. »
« La démocratie ayant pour objet la disparition des sentiments de classe et le mélange de tous les citoyens dans une société qui renfermerait des forces capables de pousser chaque individu intelligent à un rang supérieur à celui qu’il occupait par sa naissance, elle aurait partie gagnée si les travailleurs les plus énergiques avaient pour idéal de ressembler aux bourgeois, étaient heureux de recevoir leurs leçons et demandaient aux gens en réputation de leur fournir des idées. »
« Lors donc que beaucoup de nos plus fins et de nos plus aristocrates écrivains montrent tant de zèle pour vanter les bienfaits de l’enseignement populaire, il ne faut pas admirer leur amour pour les humbles, mais la grande perspicacité avec laquelle ils comprennent l’art de se créer une clientèle. »
« Cette transformation est surtout instructive quand on la rapproche des transformations produites par le capitalisme moderne. L’expérience paraît montrer que les abus de pouvoir commis au profit d’une aristocratie héréditaire sont, en général, moins dangereux pour le sentiment juridique d’un peuple que ne sont les abus provoqués par un régime ploutocratique ; il est absolument certain que rien n’est aussi propre à ruiner le respect du droit que le spectacle de méfaits commis, avec la complicité des tribunaux, par des aventuriers devenus assez riches pour pouvoir acheter les hommes d’État. L’effronterie des financiers américains constitue un idéal pour tous nos spéculateurs de Bourse ; l’orientation actuelle des classes riches est un sujet d’effroi pour les personnes qui croient à l’importance des sentiments juridiques. »
« On considérera désormais toute union comme devant normalement se dissoudre le jour où les feux érotiques sont éteints ; on soupçonnera les unions durables de se maintenir seulement pour des raisons d’intérêt, en dépit de désaccords secrets ; on ne sera plus persuadé que la destinée de l’homme est d’ennoblir l’union sexuelle par le sacrifice des instincts à un devoir. »
« [...] l’Église a plus profité des efforts qui tendaient à la séparer du monde que des alliances conclues entre les papes et les princes. »