Jean Baudrillard
Citationes
« L’art contemporain joue de cette incertitude, de l’impossibilité d’un jugement de valeur esthétique fondé, et spécule sur la culpabilité de ceux qui n’y comprennent rien, ou qui n’ont pas compris qu’il n’y avait rien à comprendre. »
« La vraie question devient alors : ne peut-on plus l’"ouvrir" de quelque façon, proférer quoi que ce soit d’insolite, d’insolent, d’hétérodoxe ou de paradoxal sans être automatiquement d’extrême droite (ce qui est, il faut bien le dire, un hommage rendu à l’extrême droite) ? Pourquoi tout ce qui est moral, conforme et conformiste, et qui était traditionnellement à droite, est-il passé à gauche ? Révision déchirante : alors que la droite incarnait les valeurs morales, et la gauche au contraire une certaine exigence historique et politique contradictoire, aujourd’hui, celle-ci, dépouillée de toute énergie politique, est devenue une pure juridiction morale, incarnation des valeurs universelles, championne du règne de la Vertu et tenancière des valeurs muséales du Bien et du Vrai, juridiction qui peut demander des comptes à tout le monde sans avoir à en rendre à personne. L’illusion politique de la gauche, congelée pendant vingt ans dans l’opposition, s’est révélée, avec l’accession au pouvoir, porteuse, non pas du sens de l’histoire, mais d’une morale de l’histoire. D’une morale de la Vérité, du Droit et de la bonne conscience degré zéro du politique et sans doute même point le plus bas de la généalogie de la morale. Défaite historique de la gauche (et de la pensée) que cette moralisation des valeurs. Même la réalité, le principe de réalité, est un article de foi. Mettez donc en cause la réalité d’une guerre : vous êtes aussitôt jugé comme traître à la loi morale. La gauche tout aussi politiquement dévitalisée que la droite où est donc passé le politique ? Eh bien, du côté de l’extrême droite. Comme le disait très bien Bruno Latour dans le Monde, le seul discours politique en France, aujourd’hui, est celui de Le Pen. Tous les autres sont des discours moraux et pédagogiques, discours d’instituteurs et de donneurs de leçons, de gestionnaires et de programmateurs. »
« Tout ce qui fait événement aujourd’hui le fait contre cette universalité abstraite - y compris l’antagonisme de l’islam aux valeurs occidentales (c’est parce qu’il en est la contestation la plus véhémente qu’il est aujourd’hui l’ennemi numéro un).
Qui peut faire échec au système mondial ? Certainement pas le mouvement de l’antimondialisation, qui n’a pour objectif que de freiner la dérégulation. L’impact politique peut être considérable, l’impact symbolique est nul. Cette violence-là est encore une sorte de péripétie interne que le système peut surmonter tout en restant maître du jeu. Ce qui peut faire échec au système, ce ne sont pas des alternatives positives, ce sont des singularités. Or, celles-ci ne sont ni positives ni négatives. Elles ne sont pas une alternative, elles sont d’un autre ordre. Elles n’obéissent plus à un jugement de valeur ni à un principe de réalité politique. Elles peuvent donc être le meilleur ou le pire. On ne peut donc les fédérer dans une action historique d’ensemble. Elles font échec à toute pensée unique et dominante, mais elles ne sont pas une contre-pensée unique - elles inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu. [...]
Il ne s’agit donc pas d’un “choc de civilisations”, mais d’un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d’une altérité irréductible. Pour la puissance mondiale, tout aussi intégriste que l’orthodoxie religieuse, toutes les formes différentes et singulières sont des hérésies. A ce titre, elles sont vouées soit à rentrer de gré ou de force dans l’ordre mondial, soit à disparaître. La mission de l’Occident (ou plutôt de l’ex-Occident, puisqu’il n’a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. Une culture qui a perdu ses valeurs ne peut que se venger sur celles des autres. »
« Toute société doit se désigner un ennemi, mais elle ne doit pas vouloir l’exterminer. Ce fut l’erreur fatale du fascisme et de la Terreur, mais c’est celle aussi de la terreur douce et démocratique, qui est en train d’éliminer l’Autre encore plus sûrement que par l’holocauste. L’opération qui consistait à hypostasier une race et à la perpétuer par reproduction interne que nous stigmatisons comme abjection raciste, est en train de se réaliser au niveau des individus au nom même des droits de l’homme à contrôler son propre processus génétiquement et sous toutes ses formes. SOS-Racisme. SOS-baleines. Ambiguïté : dans un cas, c’est pour dénoncer le racisme, dans l’autre, c’est pour sauver les baleines. Et si dans le premier cas, c’était aussi un appel subliminal à sauver le racisme, et donc l’enjeu de la lutte anti-raciste comme dernier vestige des passions politiques, et donc une espèce virtuellement condamnée. »