Jean-Claude Michéa
Citationes
« Une société qui aurait aboli toutes les “discriminations” (et dont la vie quotidienne serait ainsi entièrement gouvernée par les mécanismes “axiologiquement neutres” du droit libéral) serait forcément une société uniformisée dans laquelle toute notion de responsabilité morale et de mérite individuel — concepts jugés culpabilisateurs et “stigmatisants” — aurait définitivement disparu [...]. C’est la même neutralité axiologique, en somme, qui doit gouverner à la fois l’homo juridicus et l’homo economicus. »
« Une famille, par exemple, dans laquelle les parents ne songeraient à nourrir leurs enfants (ou à leur donner une éducation) que parce qu’ils y sont “juridiquement obligés” (ou dans laquelle ces parents n’envisageraient le “devoir conjugal” que comme une prestation imposée par le contrat de mariage) cesserait à coup sûr d’être une famille au sens humain du terme. »
« [...] le touriste est l’antithèse absolue du voyageur [...]. »
« [...] pour beaucoup de militants des “nouvelles radicalités” parisiennes, être de gauche, aujourd’hui, ne signifie plus rien d’autre qu’avoir à se mobiliser en toute circonstance — et si possible devant les caméras du système — pour défendre ce droit libéral de chaque monade isolée “à un principe de vie particulier et une fin particulière” [[[Friedrich Engels]]]. »
« [...] aucun libéral authentique — c’est-à-dire aucun libéral psychologiquement capable d’assumer toutes les implications logiques de sa croyance — ne pourra jamais se reconnaître d’autre “patrie” (si l’on entend sous ce nom désormais diabolisé toute structure d’appartenance première qui — à l’image de la famille, du pays d’origine ou de la langue maternelle — ne saurait procéder, par définition, du libre choix des sujets) que celle désormais constituée par le marché mondial sans frontière [...]. »
La condition de « [...] “l’esclave salarié” de Londres ou de Manchester, était pire que celle des anciens serfs du Moyen Âge [...]. »
« Soulignons enfin, que si la grande majorité des métropolitains ignorent à peu près tout des conditions de vie réelles de la France populaire d’outre-banlieue (la palme revenant ici, sans contestation possible, à ces différentes sectes “vegan” et “animalistes” qui voudraient plier la totalité du mode de vie paysan et rural aux seule règles et normes de studio Walt Disney) [...]. »
« [...] une grande métropole a d’autant plus de chance de se donner un maire “de gauche” — ou “écologiste” — que le prix du mètre carré y est élevé ?) suffit amplement à le confirmer [...]. »
« Et le fait que de nos jours, ce “2+2 = 5” prenne essentiellement la forme caricaturale de l’idéologie du “genre”, du fanatisme des “animalistes” urbains, de la pensée Queer, de l’“écologisme” bourgeois, du transhumanisme de la Silicon Valley, du racialisme postcolonial ou, last but not the least, de ce marqueur social privilégié de l’appartenance aux nouvelles “CSP +” métropolitaines (au même titre que la trottinette électrique ou la fréquentation du dernier bar “branché”) qu’est la bouffonne écriture “inclusive”, prouve seulement que ce qu’on appelle le “politiquement correct” (terme à l’origine pourtant fièrement revendiqué — tout est fait pour qu’on l’oublie — par l’extrême gauche américaine) ne désigne rien d’autre, en réalité, qu’une mise à jour libérale de ce mode de pensée “schizophrénique” [...]. »
« [...] la nouvelle intelligentsia de gauche se retrouve cette fois-ci contrainte d’exacerber à l’infini et comme jamais auparavant — sur le modèle de cette extrême gauche libérale américaine qui est devenue, entre-temps, son unique source d’inspiration psychologique et “théorique” — toutes les figures de la démence idéologique moderne. »
« [...] l’appel du Ministère libéral de la Vérité à “déboulonner” toutes les traces non “américanisables” du passé de chaque nation (cette fameuse cancel culture — complément indispensable du rouleau compresseur de l’économie libérale de marché — que l’“extrême gauche” européenne est en train d’importer des États-Unis, sans la moindre analyse critique, au même titre, en somme, que l’ensemble des autres éléments du bouquet Netflix).
« Les amateurs de football savent bien que c’est précisément au nom de ce droit à la “libre circulation intégrale des travailleurs” que la Cour de justice européenne allait réussir à imposer en décembre 1995 — et sous les applaudissements enthousiastes d’une grande partie de la gauche — cet arrêt Bosman qui levait définitivement pour les clubs toute limite à l’importation de vedettes étrangères. Vingt ans après, chacun peut constater les effets désastreux de cet arrêt ultralibéral sur l’équité sportive et les mœurs du football professionnel. »
« Il est donc tout à fait illusoire d’imaginer pouvoir résoudre un problème “sociétal” dans un sens anticapitaliste (donc humainement émancipateur) si l’on ne dispose, pour cela, que des seuls outils axiologiquement neutre du droit libéral et de son appel contradictoire à étendre indéfiniment le “droit d’avoir des droits” [...]. »
« [...] cet impératif de mobilisation générale des individus (ou de nomadisme — au sens où l’entendent Attali et les différents idéologues du “mouvement migratoire naturel”) qui constitue la clé fondamentale de tous les équilibres capitalistes : du côté du Marché — parce que ce mouvement brownien des monades humaines apparaît comme la condition d’une adéquation optimale de l’offre à la demande ; et du côté du Droit procédural — parce que cette liberté intégrale de circuler et de s’installer à sa guise sur tous les sites du marché mondial (du tourisme de masse à l’exil fiscal en passant par les “délocalisations”) constitue l’un des droits les plus inaliénables de l’individu atomisé. »
« La double logique du Marché autorégulé et du Droit procédural ne peut, en effet, s’accomplir de façon cohérente qu’en décomposant, une à une, toutes ces structure élémentaires de la solidarité traditionnelle (la famille, le village, le quartier, etc.) qui avaient, jusqu’ici, constitué la principale condition de possibilité anthropologique du sens commun et de la moralité populaire : autrement dit, de ce qu’Orwell appelait la common decency et que les universitaires “postmodernes” préfèrent décrire, de nos jours, comme un ensemble de valeurs et d’attitudes “conservatrices” ou “réactionnaires”, propres — selon eux — aux “petits blancs racistes” et aux rednecks (qui représentent, avec le paysan traditionnel, les éternels boucs émissaires de l’intelligentsia éclairée). »
« [...] tout pouvoir de classe tend à imposer un usage des mots qui en défigure méthodiquement la signification originelle (le libéralisme devient ainsi la “démocratie”, la démocratie devient le “populisme”, le populisme devient le “fascisme”, etc.). »
« Le libéralisme, exclut, par définition, toute idée d’une morale commune [...]. »
« [...] la politique économique mise en œuvre par la junte chilienne — politique dictée par Milton Friedman et ses Chicago boys — était précisément celle que les différents gouvernements de gauche (et la Communauté européenne) allaient bientôt devoir imposer à leurs propres peuple — de façon il est vrai plus pacifique. »
« [...] il faut vraiment vivre dans le monde clos de la gauche universitaire pour imaginer un seul instant que le “néoconservatisme” et la défense des traditions pourraient être l’idéologie pratique réelle d’une société fondée sur la croissance illimitée et la consommation obligatoire [...]. »
La figure de « [...] l’immigré clandestin (ou du “sans-papier”), devenue l’unique figure messianique autorisée dans le catéchisme des “nouvelles radicalités” parisiennes. »
« [...] les gouvernements libéraux ont désormais beaucoup plus de comptes à rendre à leurs créanciers internationaux qu’à leurs propres électeurs [...]. »
« Le fait que l’euro soit aujourd’hui la seule monnaie au monde dont les billets de banque ne comportent plus la moindre trace d’une figure humaine ou historique — mais seulement des ponts et des portes (conformément à l’idéologie libérale du No Border/No Limit) — constitue certainement l’un des symptômes les plus spectaculaires de la volonté des élites européennes d’effacer jusqu’aux derniers vestige de cette “subjectivité” humaine qui ne peut, à leurs yeux, que perturber le bon fonctionnement des mécanismes marchands. »
« [...] la diversité des relations humaines cédera d’elle-même [à des] transactions contractuelles continues, susceptibles, en droit, de porter sur tous les aspects de l’existence humaine — y compris, par conséquent, sur ceux qui regardent les jeux de l’amour et de la séduction — et renégociables à chaque instant par les individus supposés “libres et égaux en droits”. »
« [...] la différence entre un ami réel et un “ami Facebook” permet de mesurer à quel point le développement du monde ambigu des “réseaux sociaux” et de la connexion généralisée est directement proportionnel au destin des relations sociales en face-à-face [...]. »
« Une des premières obsessions politiques de l’individualisme libéral, depuis le ministère de Turgot, est la lutte systématique contre les communautés d’arts et métiers et contre leur fondement idéologique : le “corporatisme”. »
« [...] le rôle insolite que joue dans la bonne conscience des classes privilégiées contemporaines, la compassion philanthropique pour l’“exclu”, qu’il soit SDF, “sans-papiers”, “jeune des cités” ou autre. C’est que l’exclu, si on lui confère le monopole de la souffrance légitime, présente un double avantage : d’abord parce qu’il appartient à une catégorie, par définition, minoritaire (ce qui restreint immédiatement le champ de l’injustice et, partant, celui de la mauvaise conscience) ensuite, et surtout, parce qu’il permet de renvoyer d’un seul coup, par sa seule existence, l’ensemble des travailleurs ordinaires, inclus dans le système d’exploitation classique, du côté des nantis et des privilégiés. »
« Les sociétés modernes sont les premières, dans l’Histoire, à expérimenter l’étrange idée que le destin de tout individu n’est pas de devenir adulte mais de rester jeune, et cela éternellement. Sous le règne croissant de l’économie déchaînée, la vie des hommes tend donc à devenir une course parfaitement absurde pour ne jamais vieillir et ne jamais mourir, c’est-à-dire, en somme, pour se nier en tant qu’humanité. [...] toute société progressiste — vivant par définition à l’ombre de l’avenir — est philosophiquement tenue de mythifier la jeunesse (qui représente officiellement cet avenir) [...]. Et le seule remède de l’utopie libérale sera conduite à proposer, pour guérir la maladie qu’elle crée, ne pourra être recherché que dans la possibilité de refabriquer intégralement l’homme au moyen des nouvelle biotechnologies : autrement dit dans la création de ce que Fukuyama nomme, avec émerveillement, une “posthumanité”, indéfiniment reprogrammable selon les progrès du système capitaliste. »
« À la base de la vie humaine, on constate, en effet, qu’une partie importante des biens ont toujours tendance à circuler, et des services à se rendre, selon ce que Mauss appelait le cycle du don, c’est-à-dire selon la triple obligation — à la fois contraignante et facultative, intéressé et désintéressée — de “donner, recevoir et rendre”. C’est avant tout cette logique du don, irréductible à tout calcul purement économique, qui explique — Serge Latouche l’a brillamment montré sur l’exemple africain — pourquoi et comment de vastes secteurs de l’humanité continuent de mener une vie réelle — quoiqu’invisible aux “experts” — sous l’écorce officielle des rapports capitalistes. Naturellement, il ne s’agit pas là d’une particularité propre aux société traditionnelles et qui ne survivrait chez nous, que sous des formes marginales ou folkloriques. »
« [...] jamais, dans l’histoire de l’humanité, un système social et politique n’avait — en un temps aussi court — changé à ce point la face entière du monde [...]. »
« Une solution beaucoup plus simple est, évidemment, d’adopter la posture schizophrénique de la droite traditionnelle qui, selon le mot du critique américain Russel Jacoby, “vénèrent le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre” (et dont le pendant idéologique exact est cette gauche contemporaine qui n’affirme combattre la logique du Marché — de moins en moins, il est vrai — que pour se prosterner avec enthousiasme devant la culture qu’il engendre). »
« Comme chacun peut le constater, là où les sociétés totalitaires s’en tenaient au principe simpliste, et coûteux en vies humaines, du parti unique, le capitalisme contemporain lui a substitué, avec infiniment plus d’élégance (et d’efficacité), celui de l’alternance unique. »
« [...] la capacité de sacrifier sa vie, quand les circonstances l’exigeaient, à sa communauté d’appartenance a toujours constitué la vertu proclamée des différentes sociétés traditionnelles, c’est-à-dire de celles qui confèrent une place privilégiée aux relations de face-à-face, et par conséquent, aux sentiments de honte et d’honneur. Du guerrier primitif au citoyen de la Rome antique [...], du martyr de la foi chrétienne au chevalier médiéval, c’était cette disposition permanente au sacrifice ultime qui, pour le meilleur et pour le pire, fondait officiellement l’estime de soi des individus et la garantie de leur possible gloire éternelle, que cette gloire soit profane ou sacrée.
[...] la modernité occidentale apparaît donc comme la première civilisation de l’Histoire qui ait entrepris de faire de la conservation de soi le premier (voire l’unique) souci de l’individu raisonnable, et l’idéal fondateur de la société qu’il doit former avec ses semblables. Comme le souligne clairement Benjamin Constant, « le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ».