Différences entre les versions de « Le triomphe de Mickey - Jean Cau »
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Version du 11 mai 2021 à 12:54
Jean Cau, Allocution au XXVe colloque national du GRECE, « États-Unis : danger, Actes du XXVe colloque national du GRECE », 1992.
Modèle:Le triomphe de Mickey - Jean Cau
Mesdames et Messieurs,
Je vous en préviens, ma brève intervention sera truffée d’un anti-américanisme primaire et concret. J’en prends le risque comme vous allez voir. Car il est à mon avis un critère imparable pour juger de la bonne santé intellectuelle et morale d’un individu : c’est le jugement qu’il porte sur l’Amérique, à la fois telle qu’elle existe, là-bas, de l’autre côté de l’océan, et telle qu’elle se manifeste dans nos murs et, également, aux quatre coins de la planète.
Si ce jugement est de rejet, si l’individu secrète immédiatement des anticorps, s’il manifeste de vives réactions de défense et des réflexes de protection, nous le considérerons comme en bonne santé. En bonne santé personnelle mais aussi nationale, populaire et historique. Nul besoin dès lors de lui rédiger une ordonnance lui prescrivant de ne point regarder la télévision, de n’écouter la radio qu’avec d’infinies précautions en plaquant des filtres dépolluantes sur ses oreilles, de ne point aller au cinéma, de surveiller le langage de ses enfants et les musiques — ou plutôt les cris, hurlements, braiments et hululements — que des appareils appelés walkmans déversent à l’intérieur de leur crâne. Enfin, de se munir d’un décodeur pour comprendre les sens enfouis sous la surface des débats politiques et culturels.
En revanche, si l’individu nous déclare qu’il attend avec impatience l’ouverture d’Eurodisneyland — je ne cite là qu’un symptôme parmi des centaines —, vous remarquerez, en observant le dessous de la plante de ses pieds, que celle-ci est en train de perdre ses racines. Vous m’avez compris : je considère l’Amérique comme le plus grand déracineur, comme le plus effrayant destructeur des identités nationales. En quelque sorte, comme une gigantesque machine à laver la mémoire des peuples jusqu’à la décoloration complète. À partir de là, quand cette mémoire est complètement blanche, il ne reste plus qu’à imprimer dessus : « Dallas », « Dynasty », « Coca Cola », « Mac Donald », « Dollar », « Wall Street », « CNN », « Irak quatrième armée du monde », « Démocratie », « Droits de l’homme », « Nations Unies », « FMI », « Trilatérale », etc. Et, sur les T-shirts et blousons qu’arbore notre jeunesse en jeans Lévi-Strauss, baskets Nike, casquettes de base-ball et joint aux lèvres, la floraison de noms d’équipes de base-ball, de clubs californiens et de groupes de rock, rap, reggae et que sais-je encore de mystérieux et de barbare. Le tout, d’ailleurs, étant souvent fabriqué à Taïwan ou à Hong-Kong quand ce n’est pas, hélas !, à Saint-Flour ou dans les ateliers clandestins nichés au cœur même de Paris. Pas encore dans les sous-sols de Notre-Dame ou du Louvre, mais ça viendra. Faisons confiance à nos évêques et à nos conservateurs de musées.
C’est qu’il faut vendre, n’est-ce pas, et non point pour que l’autre possède mais pour qu’il consomme, affalé devant la table du banquet sans cesse chargée d’objets et de nouveaux produits, produits de toutes sortes, y compris ceux que l’on qualifie outrageusement de « culturels ». On songe à ces convives de monstrueux banquets romains, allongés sur leur litière et qui, de temps en temps, se levaient pour vomir et s’allongeaient de nouveau pour ingurgiter. Ainsi des citoyens des colonies américaines où nous vivons. Nous consommons voracement ce que les cuisiniers américains nous préparent sur leurs fourneaux politiques, hollywoodiens, onusiens, universitaires, psychanalytiques, bibliques et, bien entendu, l’un n’allant pas sans l’autre, à la fois pornos et puritains, à la fois laxistes (comme on dit en jargon de nos jours) et dégorgeant la violence, le sexe, le surf et toutes les inversions possibles et imaginables. Le vice de masse, télévisé, imprimé, braillé, exhibé pour ahurir les malheureux qui n’en possèdent pas moins la Bible dans le tiroir de leur table de nuit et qui, déstabilisés, plongent tête la première dans le puits sans fond de l’hypocrisie. Hypocrisie dont je donnerai ici une définition : l’acte est défendu et sourcilleusement condamné lorsqu’il est révélé, mais ce qui détruit, chez l’individu, l’opposition à cet acte ne l’est pas.
Avez-vous, récemment, suivi les déboires du pauvre juge Thomas qui, bien que Noir, avait été désigné par le président Bush pour siéger à la Cour suprême des États-Unis ? Conservateur — et donc républicain — à la sauce américaine, mais de race noire (et donc censé être par essence antiraciste, toujours à la sauce américaine), Bush avait cru faire le bon choix. Un républicain noir, qui dit mieux ? Sur ce, évidemment téléguidée politiquement et marionnette agitée par des mains dissimulées dans les gants de divers lobbies, surgit une ancienne collaboratrice de Thomas, qui l’accusa de harcèlement sexuel. Comme par hasard, elle était de race noire, elle aussi, afin que (téléguideurs et lobbies avaient prévu le piège) elle ne pût être accusée, si elle avait été blanche, de se livrer au racisme anti-noir.
Alors, pendant des jours, le show étant télévisé, l’Amérique se rinça l’œil et les oreilles en assistant au combat titanesque entre la vertu harcelée et la lubricité dénoncée. Qui était dupe ? Personne. Certainement pas les lobbies et les sénateurs devant lesquels comparaissait l’infortuné juge Thomas et parmi lesquels siégeait ce modèle de vertu qu’est le sénateur Kennedy ; certainement pas les féministes (encore qu’avec elles, en Amérique, on ne sait jamais).
Mais tout fonctionnait sur un double code : celui du puritanisme côté verso et du décollage racoleur avec détails plus que croustillants côté recto. Les deux codes étant gravés sur la même feuille. Jusqu’à présent, en France, nous n’en sommes pas arrivés là mais, patience, patience, ne désespérons pas. Grâce aux droits de l’homme auxquels on greffera, en appoint, un seul devoir, celui de ne point harceler le deuxième sexe sexuellement, et grâce aux droits de la femme qui, en Amérique, sont sans limites, ne désespérons pas de voir les mêmes mœurs importées chez nous dans les wagons de Mac Donald et de Mickey.
À l’une des stars, une star considérable de notre télévision, qui me sollicitait de participer à l’une de ses émissions (pour que j’y tienne, à l’évidence, selon la recette mise au point par M. Michel Polac, le rôle de la chèvre attachée à un piquet et entourée de loups ayant toute l’indulgence de l’animateur), j’affirmais à cette star, que le navrant spectacle donné par le pauvre Thomas devant ses juges inquisiteurs avait discrédité le Sénat américain, les médias, le féminisme, etc., et avait été un facteur, un de plus, de désagrégation de l’Amérique. Eh bien, savez-vous ce qu’on me répondit ? Que j’étais pétri dans l’erreur et que, puisque vingt ou trente millions d’Américains avaient suivi, à la télévision, cette sinistre pantalonnade, c’était au contraire un phénomène de cohésion sociale qu’on avait réalisé. Autrement dit, c’est l’audimat qui réalise la cohésion sociale. Ce n’est ni la culture, ni telle pédagogie, ni tel programme qui nourrirait l’esprit et élèverait l’âme, c’est l’audimat ! Toujours conversant avec la star considérable, je m’étonnai que, concernant les problèmes de Marseille et de sa région, M. Tapie eût été invité sept fois par Mme Anne Sinclair et M. Gaudin, député, président de sa région, une fois, une seule. Du sept contre un. La star me répondit : « Évidemment, car Tapie fait du 19 % à l’audimat et Gaudin du 3 %. » II ajouta qu’on entendait rien à la télé si on ne comprenait pas cela et que l’énorme machine américaine — suprême référence ! — ne fonctionnait qu’à ce rythme. « Mais, Jean Cau, vous ne vous rendez pas compte que, par rapport à l’Amérique, nous avons encore quarante ans de retard ! Que nous sommes (sic) un Congo télévisuel ! » Je lui fis observer doucement que le Congo d’il y a quarante ans était dans un état meilleur qu’il ne l’est aujourd’hui et que je priais le ciel pour que la France restât télévisuellement un Congo et ne rattrapât point son retard sur l’Amérique. Nous en restâmes là. Bien entendu, je vous signale que je ne mis pas les pieds dans l’émission. Passons. Le slogan souverain de l’Amérique, c’est « How much ? » En français : « Combien ? Combien ça coûte, combien ça rapporte ? » Combien rapporte le sexe, le féminisme, le pétrole, une guerre, le rock, Mac Donald, la télévision, l’invasion cinématographique, un vote de l’ONU, n’importe quoi et, bien entendu, la morale qui enveloppe le tout. Propos courant, on vous dira d’Untel qu’il pèse 100 millions de dollars et qu’il est normal et moral qu’il ne balaie que d’un regard condescendant son misérable semblable qui, lui, n’en pèse que 10 millions. À croire que les signets de la Bible ne sont rien d’autre, à chaque page, que des billets de bourse.
Encore une anecdote — mise en forme de miroir — où tout se reflète. Vous savez que les États-Unis (ils ne sont pas les seuls) sont terriblement frappés par le Sida. Ils le savent. Ils savent que près de 130 000 Américains en sont morts, que près d’un million et 200 000, selon l’OMS, sont séropositifs. Il n’empêche qu’ils rejetaient plus ou moins l’ampleur du fléau bien qu’ils aient été secoués en apprenant que telle ou telle gloire du show-biz y avait succombé. Or, voilà, qu’éclaté une nouvelle qui, depuis l’assassinat du président Kennedy, n’avait pas autant bouleversé les États-Unis. Cette nouvelle, quelle est-elle ? Elle est que l’idole sportive n° 1 des Américains, la star n° 1 du basket, sport qui est là-bas le plus populaire, annonce à la télévision, à ses compatriotes, qu’il est séropositif. Et l’Amérique est bouleversée jusqu’au tréfonds. « Magic » Johnson — c’est le nom de l’idole — lui qui symbolisait la force et la joie, la réussite, l’intégration (car il est noir), la beauté athlétique, l’optimisme genre « fraîcheur de vivre, Hollywood chewing-gum », lui qui, parmi les athlètes, était l’un des mieux payés des États-Unis, lui qui, en un mot, symbolisait la santé physique et morale de son pays, révèle qu’il a le sida. Alors, l’Amérique, foudroyée, derrière le masque de cette santé qui était plaqué sur le visage de « Magic » Johnson, derrière ce masque soudain arraché, découvre le visage de la mort, découvre qu’elle est fragile et qu’elle est malade. Derrière les décors bâtis par son optimisme, elle découvre le mal.
Puis, à la télévision, Johnson, en formulant son aveu, a été digne et très émouvant. Il a dit que, désormais, il allait consacrer sa vie menacée à la lutte contre le sida, qu’il allait se croiser pour combattre le fléau, pour mettre en garde la jeunesse américaine. Vraiment, spontanément, il a été formidable. Aussitôt, comme une omelette, l’Amérique se retourne. Elle était stupéfaite et, KO debout, elle se relève pour saluer le nouvel avatar de son héros. Johnson reçoit des millions de lettres, on l’acclame : frappé par le mal, il va combattre le mal, il incarne le bien. Sauf que nous apprenons, en compulsant les informations, que le nouveau croisé, lorsqu’il a appris qu’il était séropositif, a attendu plusieurs semaines avant de le révéler publiquement et que, durant ce temps, il a consulté ses avocats, ses hommes d’affaires, ses publicitaires. Sauf que nous apprenons que le discours qu’il a tenu à la télévision a été écrit par un écrivain spécialiste de la pub, appris par cœur, mis en scène et répété soigneusement par « Magic » Johnson. Sauf que nous apprenons, enfin, qu’une grande marque de baskets a signé avec lui un contrat mirobolant pour lancer des chaussures de sport à son nom. Bref, nous apprenons que l’idole, entourée d’une nuée d’hommes d’affaires qui ne perdent jamais le Nord, a négocié sa maladie, vendue à prix d’or sa maladie et s’en fera payer les retombées — comme on dit — commerciales. On le voit, le veau, même atteint du sida, reste d’or et pèse son poids de dollars. L’Amérique, haleine fraîche ou empoisonnée, ne l’oublie jamais.
Alors, forcément, lorsqu’on n’a qu’une vision du monde d’acheteur ou de vendeur, une vision marchande, il est normal qu’on devienne un être — et une société — à la fois hypocrite et cosmopolite. Pour cette simple raison que vendre suppose quelque but, un désir de posséder l’autre (posséder au sens argotique du mot), tout en l’induisant à croire que l’on est un parangon de beauté humaine et d’honnêteté cristalline ; en outre, peu importe l’acheteur pourvu qu’il avale la marchandise, peu importe qu’il soit blanc, noir, jaune, Français, Chinois, Allemand ou Sénégalais pourvu qu’il paie pour boire du Coca Cola ou pour s’émerveiller du génie d’Elvis Presley. On déchaîne alors les médias, les publicités, les annonceurs, les images, les slogans, car il ne s’agit pas de convaincre mais de fasciner en ôtant à la victime — au lapin pétrifié devant ce gigantesque serpent — toute résistance. Le but étant d’abolir ses défenses pour qu’elle capitule.
À Eurodisneyland, on l’a deviné, ce sera l’imaginaire de la France et de l’Europe, sa capacité à se souvenir de ses légendes, sa fidélité à son merveilleux et à ses mythes, que l’on évacuera ou que l’on saccagera. Au mieux, on nous les vendra en plastique. Et si, par miracle heureux, cette entreprise faisait faillite, on la transportera en Russie ou en Turquie. Mickey n’a pas de patrie. Mickey, comme l’internationale, sera le genre humain.
Oui, Mickey, cette souris gonflée aux hormones et aux anabolisants américains, était, hier, plus dangereux que la menace soviétique dont les Etats-Unis s’accommodaient fort bien qu’elle existât ; elle n’est aujourd’hui plus que la présence dans nos rues d’automobiles Toyota. La souris Mickey est et était l’ennemi n° 1 qui ronge nos racines et nos identités nationales et populaires. Mickey, conglomérat d’États que l’on appelle Unis, déteste les nations. Mickey, depuis Washington où son trou s’appelle Maison-Blanche, n’aime pas les peuples. Il aime l’ONU qui n’est rien d’autre qu’une sorte de foire, de manège où les chevaux de bois sont nommés États, mais qui ne tournent dans tel ou tel sens qu’actionnés par Mickey qui, lui, tourne la manivelle. On le vit récemment, de manière indécente, lorsque le monde entier fut sommé de se mobiliser contre la quatrième armée du monde (après celle des États-Unis et de l’URSS, je suppose) pour voler au secours de la démocratie incarnée par l’émir du Koweït.
Néanmoins, quand les peuples se libèrent eux-mêmes de la tyrannie qui les écrasait, Mickey applaudit. Après s’être bien gardé pendant plus d’un demi-siècle de les aider sérieusement à se libérer et d’avoir fait mieux encore : d’avoir accueilli ceux qui étaient les bourreaux de ces peuples dans la maison commune de l’ONU où, durant des décennies, se déroula la comédie bien réglée que l’on sait : Mickey disait « yes », le chef des bourreaux disait « niet », et tout allait pour le mieux dans le plus truqué des mondes.
Néanmoins, les peuples se libèrent et donc, soyons justes, Mickey applaudit. Mais, comme il ignore tout de l’histoire et que celle-ci n’existe que lorsqu’elle est filmée par Hollywood, il porte aux nues des stars : Gorby, Lech Walesa, Vaclav Havel, Eltsine, Petre Roman, etc. L’histoire, outre-Atlantique, c’est Ingrid Bergman dans le rôle de Jeanne d’Arc et Peter Ustinov dans celui de Néron. Donc, vive la libération des peuples et la fin des empires — récemment celui des Soviets — mais, attention et méfiance !, on avertit aussitôt ces peuples qu’ils courent un terrible danger si, après avoir brisé leurs chaînes, ils n’adoptent pas les rites, les mœurs et pratiques politiques américaines, qualifiées de démocratiques et dont les tables de la loi sont déposées à Washington avec copies dans ses succursales européennes. Autrement dit, on leur vend la démocratie et on pousse même la bonté jusqu’à leur prêter de l’argent — les sommes étant toujours libellées en dollars — pour qu’ils puissent en régler l’achat. Mais, dans le même temps, on leur enjoint de ne pas commettre le péché suprême, à savoir être des nations car cela risquerait de les entraîner à être ou à redevenir eux-mêmes. À être ou à redevenir des peuples revendiquant un passé, une mémoire et — alors, là, ce serait effroyable — l’appartenance à une ethnie. Le melting-peuples, ça va. Un peuple, ça ne va pas.
On sort aussitôt, de la boîte où il sommeillait, un animal bien connu, une sorte de griffon à la forme indéfinie, traité de vieux démon et nommé populisme. Walesa, par exemple, il a été très bien ce garçon, mais ne serait-il pas maintenant populiste ? Et Eltsine, très bien aussi : il s’est opposé au putsch, mais le populisme ne le guette-t-il pas lui aussi ? L’un n’est-il pas trop polonais et l’autre n’est-il pas trop russe ? En France même, au fur et à mesure que la classe politique, politicienne et politico-médiatique se voit frappée chaque jour d’un discrédit au bord d’être un méfait, est-ce qu’au douzième coup de minuit, les vieux démons du populisme ne remontent pas de la cave en agitant leurs chaînes et en ricanant sur le compte de la démocratie ? On sonne l’alarme. On décrète que l’heure est grave. Songez donc ! Le peuple menace d’être populaire ! Les proconsuls de Washington, qui gouvernent les colonies de l’empire américain en Europe, s’en émeuvent. L’universalisme et le cosmopolitisme made in America montent à l’assaut.
George Orwell disait que tous les hommes sont égaux, mais que certains sont plus égaux que les autres. De même le cosmopolitisme : les Américains invitent la terre entière à le pratiquer à condition que ce soit le leur, que ses thèmes, ses comportements, ses intérêts soient par eux sécrétés, par eux définis. Résumons-nous. Soyons cosmopolites signifie : soyons soumis à la vision du monde américaine. Vive le cosmopolitisme n’est que cet autre cri : vive l’Amérique !
En France — je vais citer un exemple significatif — vous savez que, devant l’afflux de populations immigrées du Tiers et du Quart-Monde se pose le problème dit de l’immigration et, notamment, de celle des jeunes. Il se trouve que je fus, à titre professionnel, amené à plonger, non sans précautions, dans le milieu de ces jeunes qui, à Paris et sa banlieue, et partout en France, pullulent dans le désœuvrement, l’ennui bougon, les RMI, les Assedic, les allocations d’insertion, les ABE (allocations de base exceptionnelles), les ASS (allocations de solidarité spécifique) — j’en passe car on se perd dans les initiales — sans oublier les locaux de notre éducation, qui, par ironie sans doute, est qualifiée de nationale. Ainsi je découvris les zoulous, taggers, rockers, rappeurs et autres constellations qui brûlent au ciel de ces jeunes, de ces jeunes en uniformes, d’ailleurs fournis par la fripe et la fringue style Black Dragons, New York Giants, Californian Lions. Et quelle ne fut pas ma stupeur de découvrir que tous ces jeunes, tous, ne caressaient qu’un seul rêve, le rêve ou, plutôt, leur rêve américain.
Qu’ils pensaient, de manière mimétique, américain, qu’ils affectaient dégaines et tics américains, qu’ils n’étaient sous-cultures — par le film, la cassette, le disque — que par leur Amérique. Que la vraie patrie de nos Noirs africains, la patrie mythique, la terre promise de leurs nostalgies n’était pas Dakar, Ouagadougou ou Kinshasa et encore moins Paris, mais New York, et qu’à New-York, ce n’était pas Manhattan mais Harlem. Être un Noir américain, ou un Beur complètement américanisé, roi de l’asphalt jungle américaine, tel était leur idéal. S’intégrer, oui. À quoi ? À une Amérique qu’ils vivent, sur le mode du reflet, en France. D’où, pensais-je, problème résolu : encore un effort pour que la France soit totalement américanisée et l’intégration de ces jeunes y sera parfaite. Ils ne seront plus franco-algériens ou zaïrois, ce qu’ils vivent douloureusement disent-ils, mais américano-français. Il suffisait d’y penser : quand Paris sera new-yorkisé, ces jeunes s’y intégreront joyeusement. Quant aux Français qui subsisteront, le ridicule franchouillard les tuera et, si ça les amuse, on leur conseillera d’aller garder le Larzac. Français, garderem lou Larzac. Nous y jouerons à la pétanque. À Paris, au parc des Princes, on jouera au base ball.
Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais on lit dans les faits divers ceci, par exemple : « Avant l’arrivée de la police, les jeunes avaient eu le temps de briser les vitrines du supermarché à coups de battes de base ball. » En y lançant des boules de pétanque ? Jamais. Ce serait du populisme fomenté par les vieux démons et, qui sait ?, par la bête immonde elle-même.
Je ne doute pas que je me livre, ici, à un exercice d’anti-américanisme primaire au moins aussi condamnable que le fut naguère — et pendant soixante-dix ans, l’anticommunisme du même nom. J’avoue ma honte : je suis incapable de pratiquer un anti-américanisme supérieur que l’on enseignerait au Collège de France et, sous la houlette de M. Jack Lang, au cours de séminaires, colloques et symposiums. Les thèmes en seraient par exemple : « La guerre contre l’Irak fut-elle celle des États-Unis pour libérer le Koweït ou celle des États-Unis pour contrôler, seuls, la politique et l’économie du Moyen-Orient. » Autre thème : « Parlerons-nous français dans cinquante ans ? », ou « Serions-nous en train de devenir, certains d’entre nous, des WASP américains, et d’autres des petits blancs, noirs ou beurs, toujours américains ? », ou enfin : « La France ne doit-elle pas perdre son unité puisque cette unité ne doit relever que des Nations-Unies dans un immeuble de New York. » Ce serait-là de l’anti-américanisme supérieur de bon aloi. Le port de la cravate serait obligatoire pour assister aux débats tenus dans une salle de conférences d’Eurodisneyland.
Malheureusement, mon anti-américanisme est, je le crains, non seulement primaire mais incurable. Mes origines venant du peuple, je souhaiterais qu’elles ne soient pas effacées. Étant né Français — ce qui m’a coûté des siècles d’obstination à perdurer dans mon être — j’aimerais le rester. Aimant la culture, la langue, l’histoire et même — là, je prends des risques — la terre et les morts de mon pays, je voudrais continuer à rester Français et singulier le plus possible pour pouvoir offrir quelque chose au monde et échanger, avec les autres, le meilleur d’entre nous.
Amoureux du parfum de la France, je voudrais que ma patrie ne fût pas désodorisée et que mon sens olfactif ne fût pas atrophié, pour que je puisse respirer, aussi, les parfums des autres peuples. En un mot, je préfère Debussy et Mozart à Michael Jackson, Bécassine et Yseult à Madonna, la Seine au Potomac et Versailles ou le Parthénon à Eurodisneyland. Je suis un Français — et Français en Europe — primaire. Pardonnez-moi.